Une rencontre
Serge a 54 ans, deux enfants qui ont déjà quitté la maison, une pierre tombale portant le prénom de son épouse, et une fromagerie qu'il doit faire tourner seul depuis près de sept ans maintenant.
Son quotidien est réglé à la minute près. Il se lève à 6h, commence par une routine sportive couplant exercices de mobilité et étirements dynamiques, et terminant par des séries de pompes et d’abdos. Puis un café, pris debout, et dans lequel il trempe ses tartines de pain au camembert tandis qu’il laisse son corps évacuer toute la sueur générée par son activité physique. Une fois la dernière goutte évaporée, il prend une douche tiède, se brosse les dents et descend préparer sa boutique. Il habite une maison de deux étages dont le rez-de-chaussée a été aménagé pour accueillir ses fromages. Il ouvre à 8h, pour fermer à 18h. Pas de pause le midi. Jamais. Il ne saurait pas quoi en faire. Après la fermeture il range sa boutique, prend un diner léger, fait sa toilette et s’installe au lit avec un livre. Le même depuis sept ans. Le même livre qu’il n’avait jamais pris le temps de lire auparavant, et qui désormais porte le parfum du souvenir mêlé à celui du regret. Ce livre dans lequel sa femme avait écrit quelques mots avant de lui offrir pour leur dixième anniversaire de mariage. Un cadeau vieux de vingt années. Un geste d’affection dont il n’avait pas mesuré la portée. Chaque page tournée est une caresse. Chaque mot lu résonne au son de la voix de sa femme disparue. Et chaque soir il s’endort assis, tenant fermement entre ses doigts ce précieux souvenir.
Serge redoute simplement les dimanches. Sa boutique est fermée et l’ennui frappe chaque fois avec violence. Il est pourtant entouré, mais ses amitiés de façade l’épuisent tout autant que la monotonie des journées qui y sont associées. La messe le matin, le bar-tabac, les parties de carte ou de pétanque l’après-midi suivant la météo. Le retour totalement ivre pour le dîner, les conversations à voix haute avec lui-même, puis la descente et la tristesse qui l’accompagne pour finir allongé sur le flanc, le visage humide, la main posée sur la couverture cornée du souvenir.
Isabelle a 42 ans. Elle n’a jamais eu d’enfant. Elle n’en a jamais souhaité non plus. Elle est revenue à à Liessies il y a deux ans maintenant, dans ce petit village des Hauts-de-France qui l’a vue naître, après une dépression sévère. Le rythme de la vie parisienne et le manque de sens dans un travail déshumanisé au sein d’une entreprise tout aussi peu humaine. Elle a retrouvé la maison familiale, dans laquelle ne vit plus que sa mère, son père ayant succombé à un cancer foudroyant du pancréas qui l’avait emporté en quelques mois lorsqu’Isabelle était encore adolescente. Après quelques semaines passées dans son ancien village, la question du sens de son existence est devenue essentielle et ce qui n’était qu’un arrêt de travail longue-durée s’est transformé en démission.
Depuis, elle vit avec sa mère pour qui elle fait les courses et la cuisine. Pour le reste, elle ne participe pas particulièrement à la vie de village et préfère les promenades solitaires en forêt et venir s’installer au bord de l’étang de la Forge pour se ressourcer. Elle ne saurait pas dire si sa dépression l’a totalement quittée, mais elle s’est faite à l’idée de trainer derrière elle une forme de mélancolie d’une vie jamais vécue, et cela lui plait. Elle s’est mise à la photographie et emporte avec elle à chaque sortie un petit carnet dans lequel elle griffonne ce que son imagination lui fait voir dans ce qu’elle prend désormais le temps de contempler. C’est ce dont elle manquait le plus. De temps. Le temps d’observer. Le temps de ressentir. Même le temps de le prendre.
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