2 Victoria
Son sac à la main et sa peur au ventre, Olivia suivait la conseillère principale d’éducation chargée des terminales dans le couloir. Un couloir froid, long, et dont elle aurait aimé que la traversée dure éternellement. Lorsque finalement la CPE s’arrêta devant une porte pour y frapper, la jeune fille sentit son cœur s’affoler. La porte s’ouvrit et l’aventure commença.
Le cours de philosophie fut interrompu cinq minutes seulement après son commencement. La CPE s’avança devant le tableau tandis qu’Olivia resta en retrait.
– Bonjour à tous, aujourd’hui vous accueillez une nouvelle élève dans votre classe. Elle s’appelle Olivia, elle a 18 ans, et elle est sourde et muette.
Les vingt-neuf élèves de la classe littéraire encaissèrent l’information. Certains commencèrent à murmurer entre eux, et la professeure leur demanda le silence.
– Elle est capable de lire sur les lèvres, mais elle a tout de même besoin d’une interprète pour l’aider à communiquer en langue des signes.
À ces mots, elle désigna une femme de petite taille, d’une trentaine d’années, aux cheveux bruns noués en chignon, qui se tenait à côté d’Olivia et qui la regardait gentiment.
Après avoir demandé aux élèves d’être sympathiques avec leur nouvelle camarade, la CPE s’en alla. La professeure indiqua à la jeune fille une place devant la salle à laquelle elle pouvait s’asseoir. En s’y dirigeant, Olivia croisa un regard imposant qu’elle reconnut. C’était ce jeune homme hagard, aux cheveux bruns décoiffés et aux yeux noirs qui s’était assis à côté d’elle dans le bus le matin même. Fuyant tous les autres regards, elle s’assit sur sa chaise et déballa ses affaires, prête à suivre le cours.
*
À la fin de l’heure, Olivia se dépêcha de ranger ses affaires pour pouvoir suivre sa classe dans la prochaine salle. Alors qu’elle passa la porte, son voisin de bus se posta devant elle. Voyant que son interprète ne la suivait pas, il tenta quand même une approche :
– Tu arrives à lire sur mes lèvres ?
Elle hocha timidement la tête.
– Bien. Alors je voulais m’excuser pour ce matin. Je t’ai un peu agressée dans le bus quand tu ne m’as pas répondu, mais je ne savais pas. Excuse-moi.
Elle lui sourit pour lui faire comprendre qu’elle ne lui en voulait pas.
– Je m’appelle Victor, ajouta-t-il. Viens, je vais t’emmener dans la prochaine salle.
Alors, elle le suivit. Elle suivit ce drôle de jeune homme, dont elle n’arrivait pas à cerner les intentions. Deux heures plus tôt, il l’avait impressionnée, même intimidée ; à présent, il voulait l’aider. D’ordinaire, Olivia se méfiait de ces personnes qui changent soudainement leur aura. Mais celle qu’il dégageait maintenant était sincère, elle le sentait. Et, surprise car elle ne s’attendait pas à ce que quelqu’un fasse un pas vers elle si rapidement, elle semblait ne pas avoir d’autre choix que de le suivre.
Lorsqu’ils furent devant la salle de cours et que l’interprète d’Olivia les rejoignit, elle lui signa de lui redemander son nom, qu’elle n’avait pas pu lire correctement sur ses lèvres. L’interprète s’exécuta, le jeune homme répéta son nom, et elle signa les six lettres :
Un V,
Un I,
Un C,
Un T,
Un O,
Et un R.
Victor.
Le cœur d’Olivia s’emballa et ses souvenirs refirent surface.
*
Automne 2000. Olivia a deux ans et demi. Elle est dans le salon avec sa cousine de quinze ans, Victoria. Dehors, une légère pluie mouille les vitres et les feuilles colorées dansent en tombant des arbres. Olivia adore venir chez sa cousine, car le jardin est très grand, la maison sent toujours le gâteau, mais surtout, car il y a un piano dans le salon. C’est Victoria qui en joue, et ce depuis ses quatre ans. Elle est très douée. Dès que sa cousine lui rend visite, elle sait qu’elle sera priée de jouer pendant longtemps, car la petite fille est aux anges en entendant la musique et les notes s’échapper du clavier.
Ce jour-là, Victoria joue un morceau qu’elle n’apprend que depuis quelques semaines, et Olivia est assise en tailleur, sur le tapis, et regarde et écoute sa cousine avec un grand sourire aux lèvres.
À deux ans et demi, Olivia n’était ni sourde ni muette.
Janvier 2001. Olivia est en train de fêter ses trois ans. Elle demande à sa maman pourquoi Victoria n’est pas venue fêter son anniversaire à la maison. Sa maman lui explique comme elle le peut que si Victoria n’est pas là, c’est parce qu’elle est allée voir un médecin, car elle est malade. La petite fille ne pose plus de questions, elle est simplement déçue car elle aurait voulu que sa cousine vienne jouer dans la neige avec elle.
Février. Victoria essaie d’apprendre Au clair de la lune à Olivia, mais la fillette, bien trop jeune, ne parvient pas à jouer plus loin que les trois premiers « sol ».
Mars. Olivia entre en courant dans la maison et en appelant sa cousine. Sa tante vient l’embrasser et lui dit que Victoria s’est sentie très fatiguée et qu’elle est allée se mettre au lit. Boudeuse, Olivia grimpe sur le siège devant le piano et appuie timidement sur quelques touches. Quelques minutes plus tard, l’adolescente apparaît dans le salon, en pyjama. Sa mère s’inquiète :
– Tu te sens mieux ? Tu es encore très pâle, tu devrais remonter au lit.
– Ne t’en fais pas, maman, répond Victoria. J’ai entendu Olivia arriver alors j’ai voulu descendre lui jouer un ou deux morceaux.
Elle s’assoit devant le piano, prend sa cousine sur ses genoux, et entame l’air qu’elle a commencé à apprendre l’automne dernier.
Fin avril. Victoria ne met pas toute son énergie dans la musique. Olivia, assise à côté d’elle, le remarque. Sa cousine n’a toujours pas réussi à jouer correctement son nouveau morceau. Ce jour-là, la jeune fille fait beaucoup de fausses notes. Elle tremble, elle n’arrive pas à jouer. Elle retire ses mains du clavier. Elle se lève, elle veut aller prendre un verre d’eau dans la cuisine. Elle fait trois, quatre pas ; et s’effondre sur le sol. Olivia, horrifiée, se met à crier. Sa mère et sa tante entrent en courant. Elles découvrent Victoria inconsciente et Olivia qui n’arrive pas à expliquer ce qu’il s’est passé.
3 mai 2001. Victoria entre en soins intensifs à l’hôpital. Sa maladie semble l’avoir rattrapée.
6 mai. Olivia et sa mère rendent visite à Victoria. La petite fille ne prononcera qu’une seule phrase :
– Victoria, tu reviens quand jouer du piano ?
14 mai. Victoria est seule, dans sa chambre. Elle souffre. Avec peine, elle sort son bras de la couverture pour appuyer sur le bouton rouge.
15 mai 2001. Le téléphone sonne chez Olivia. Sa maman va répondre. Quand elle raccroche, des larmes coulent sur ses joues et elle va prendre sa fille dans ses bras. Olivia ne dira rien.
Un mois plus tard. Olivia et sa maman rendent visite aux parents de Victoria. En arrivant dans la rue, ils croisent un camion. Quand ils entrent dans le salon, Olivia reste interdite : le piano n’est plus là. Une larme coule sur sa joue pour la première fois depuis les funérailles de sa cousine.
– Il ne servira plus à personne, lui explique sa tante. Le voir tous les jours nous faisait trop de peine.
Mais cela, Olivia ne l’avait pas entendu.
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