3 Face aux autres
C’est ainsi qu’a débuté l’histoire d’Olivia. Les premiers jours, ses parents n’avaient pas considéré comme alarmant son manque de réaction quand ils s’adressaient à elle. Ils préféraient ne pas brusquer leur enfant et pensaient que la disparition de sa cousine était la cause de son mutisme. Mais après quelques semaines, sa mère qui l’appelait au bout de la maison et qui ne recevait toujours pas de réponse, se plaça devant elle et réitéra sa question. La fillette, voyant que sa mère s’adressait à elle mais n’entendant rien, paniqua, surprise par ce soudain silence qui s’imposait maintenant à elle, et se mit à pleurer. Abasourdis, ses parents comprirent que quelque chose n’allait pas chez leur fille.
Suite à cet événement commença le ballet des médecins. Généralistes, ORL, psychologues et autres pédopsychiatres reçurent un à un la fillette. Aucune lésion, aucun dysfonctionnement, aucun problème physique. La surdité d’Olivia était due à un trouble psychique. La petite fille avait converti la mort de Victoria et de la musique en condamnation de son ouïe.
Et aucun médecin n’avait trouvé de solution pour la guérir. Olivia était le silence depuis près de quinze ans.
*
À la fin de la journée, les élèves qui sortaient de cours se précipitèrent dans leur bus pour devancer la pluie qui n’avait cessé de tomber. En ouvrant un parapluie, Olivia se dirigea à son tour vers le véhicule, mais Victor se mit en travers de son chemin. Surprise, car il ne l’avait plus abordée depuis le matin, elle le regarda dans les yeux. Il semblait chercher quelque chose dans son regard, mais finit par lui parler.
– Il y avait une question que je voulais te poser. Si tu es sourde, pourquoi tu avais des écouteurs ce matin dans le bus ?
Lorsqu’elle déchiffra la question sur ses lèvres, elle fut confuse. Elle regarda autour d’elle pour trouver son interprète afin qu’elle réponde à sa place, mais, voyant qu’elle était déjà partie, sortit son portable. Elle hésita un instant, puis ouvrit une nouvelle note et pianota sur l’écran. Finalement, elle tendit au jeune homme le téléphone sur lequel était inscrite la réponse :
« Pour faire comme tout le monde ».
Faire comme tout le monde… Des mots qui renvoient terriblement à une vérité que nous avons presque tous confirmée. Combien de choses a-t-on prétendu aimer, ne pas aimer, faire, ne pas faire pour être comme tout le monde ? Combien de paroles blessantes a-t-on crachées sur des personnes qui ne les méritaient pas, parce que tout le monde pensait qu’elles les méritaient ? Combien de fois est-on devenu quelqu’un d’autre, un personnage dans la peau duquel on ne souhaite que s’échapper, pour plaire à tout le monde ? Combien de douleur a-t-on contenue parce qu’aux yeux de tout le monde on n’était pas aux normes ? Combien de fois a-t-on fait comme tout le monde ?
Mais qui est tout le monde ? Ce sont eux, elles ; ces personnes dont on ne connait pas le nom et encore moins l’histoire, ces personnes qui ne nous connaissent certainement pas, mais qui, par effet de masse et de popularité, dirigent notre vie, nos faits et gestes, comme le marionnettiste dirige son pantin. Ils choisissent ce que nous aimons, ce que nous faisons, qui nous sommes. S’ils ont l’honneur de nous connaître personnellement, nous avons le malheur de voir la pression exercée sur nous plus forte encore. Le plus affreux c’est que l’on fait tout cela pour plaire à ceux qui quitteront notre vie au bout de quelques mois, quelques années ; au bout d’une période infime de cette vie qui méritait pourtant d’être vécue par et pour nous-mêmes. L’angoisse d’être différent nous ronge, nous embrase et brise ce qui fait ce que nous sommes pourtant tous : différents.
Victor a longtemps fait comme tout le monde. Au collège notamment, il a fumé, fait acheter des vêtements hors de prix à ses parents, s’est moqué des faibles en sport, des élèves en surpoids, de ceux qui étaient mal habillés, des garçons manqués, des efféminés. Il était populaire, il avait beaucoup d’amis, il plaisait aux filles. Il a participé au mal-être de certains de ses camarades et, à cette époque, ça le rendait fier. Aujourd’hui, les cibles de ses moqueries sont épanouies et sourient à la vie, il ne se rappelle plus le nom des trois quarts de ses amis de l’époque, et les filles sont compliquées. Victor a arrêté de faire comme tout le monde et tout le monde s’en fiche. C’est bien mieux ainsi.
Alors, lorsqu’Olivia lui apprend qu’elle aussi, elle fait comme tout le monde, il se sent presque désolé pour elle. Il ne peut que la comprendre mais en même temps, un sentiment de frustration naît en lui. Un voile se pose entre eux et il fait demi-tour, s’éloignant sans un mot.
*
Allongée sur son lit, Olivia se repassait le film de la journée qui venait de s’écouler. Elle avait tant redouté l’arrivée dans ce nouveau lycée, et au final aucune de ses craintes ne s’était concrétisée. Les élèves ne l’avaient pas embêtée, certains lui avaient même offert des sourires, les professeurs s’étaient montrés très chaleureux. Et puis il y avait ce jeune homme qui s’était intéressé à elle dès le début. Elle n’arrivait pas à comprendre ses intentions, ni le fond de sa pensée. Il avait été agressif, puis gentil ; puis absent, puis interrogatif. Il semblait plein de bonnes intentions mais en même temps, rempli d’incertitudes. Tout comme elle. Olivia avait tant de mal à tout faire.
En tournant la tête vers la fenêtre, elle put apercevoir, dans le ciel gris, un groupe d’oiseaux voler sans se soucier d’un retardataire, derrière eux, qui peinait à les rattraper pour suivre l’horizon.
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