Chapitre 2

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À l'école de police, nos instructeurs avaient lourdement insisté sur la nécessité d'être méthodique lorsqu'il fallait élucider une affaire. Je m'étais mis un point d'honneur à respecter scrupuleusement ces enseignements.

Au sein de mon service, j'étais devenu réputé, envié et détesté par mon acharnement et ma recherche pointilleuse du détail.

Je savais où commencer mes investigations, dans ce quartier sulfureux que l'on surnommait la Cour des Illusions. Un repaire de toxicomanes et de gens paumés qui recherchaient les sensations fortes. Ce n'était pas l'endroit le plus risqué de Rain City mais il était dangereusement proche du Hachoir.

Je roulais au pas, sur le qui vive.. si j'avais le choix je ne me serais jamais attardé ici. L'espérance de vie n'était pas très élevée, il suffisait qu'un malade me tombe dessus avec une batte, un couteau ou n'importe quoi d'autre.. et on était envoyé ad patres. Mais il fallait que je voie quelqu'un.

La Cour des Illusions était traversée par une large avenue, encombrée de cadavres ambulants privés de ressort. L'avenue des Damnés, reliée à plusieurs ruelles sinistres qui camouflaient les petits trafics en tout genre.

Je me garai devant l'une d'elles et j'aperçus deux silhouettes. Celle à droite appartenait à un camé qui tendait des mains suppliantes vers son dealer, qui le regardait avec un dédain presque cassant.

– Allez fais-moi un prix d'ami, j'en ai tellement besoin.

L'autre lui répliqua sans pitié, tandis que je m'approchai lentement.

– Et puis quoi encore, sale con ? Je te rappelle que tu me dois 300 solstices depuis deux mois. Je veux bien être cool mais je fais pas crédit ! Si t'es tellement en manque, va voir quelqu'un d'autre !

Je leur lançai de loin.

– Ça, c'est une bonne idée.

Le camé se tourna et me lorgna de ses yeux vitreux injectés de sang avant de décamper avec une rapidité incroyable. Le dealer resta sur place et me fusillait d'un regard méfiant.

– Tu veux quoi ?

Je le connaissais car il m'avait servi d'indic dans le temps. Je l'avais serré pour ses activités douteuses mais il avait visiblement la mémoire courte.

– Ça me fend le cœur que tu ne m'aies pas reconnu, Zho.

Ses vêtements n'étaient pas de première jeunesse et lui-même ne l'était pas. Mais dans Rain City, personne n'affichait de luxe tape à l’œil même si on en avait les moyens.

Il afficha un air ahuri sous son bonnet épais.

– Selstan ?

– Heureux que tu ne m'aies pas oublié.

Je l'entendis ricaner grassement.

– Tu ressembles à une épave, on dirait. Comme la plupart de ceux ou celles qui restent encore dans cette foutue ville.

La joie étincelait dans son regard cupide.

– Mais je peux t'arranger ça si tu y mets le prix qu'il faut, mon pote.

Il me tendit la main et sa paume s'ouvrit pour me dévoiler dans son creux une fiole à l'éclat familier.

– Désolé de te décevoir Zho, mais je n'en suis pas encore là. J'ai quelques questions à te poser.

Sa main disparut sous sa veste et il cracha par terre pour témoigner de son mépris à mon égard.

– Bordel, tu te prends encore pour le shérif de la ville? T'as plus d'insigne, t'as que dalle! Je ne te dois plus rien Selstan, pigé ?

– Je n'ai peut-être plus d'insigne mais je suis toujours en activité. Dis-moi qui te fournis la Vipère Jaune et on se quittera bons amis, comme au bon vieux temps.

– Je suis plus ton larbin, dégage !

Sa main fouilla l'intérieur de sa veste pour saisir un objet consistant. J'étais prêt à parier qu'il s'agissait d'un flingue même s'il n'en restait plus beaucoup des joujous de ce genre.

– Ne complique pas les choses, tentai-je avec diplomatie. Dis moi ce que je veux savoir et je te laisse tranquille.

– Va crever !

Je soupirai, me résignant à l'idée de devoir utiliser des arguments convaincants pour l'obliger à coopérer. Je plongeai mon regard dans ses pupilles dilatées, signe que dans le cadre de son activité il lui arrivait de tester sa propre marchandise voire plus. Ce qui ne devait pas manquer d'altérer ses réflexes.

Voilà qui pouvait tourner à mon avantage.

Maladroitement, il parvint à dégager son arme de poing de sous l'épaule mais je fondis sur lui avant qu'il n'eut le temps de m'aligner. De l'avant bras, je bloquai son poignet et je lançai ma paume ouverte contre sa face de rat.

Je fus satisfait d'entendre un craquement d'os fracturé avant de lui agripper le poignet et de lui tordre le bras dans un angle peu naturel. La douleur le força à lâcher son arme qui rebondit sur le sol avant que je ne le flanque à terre d'un crochet au menton sans appel.

Il se tordit dans la flaque d'eau dans laquelle je l'avais allongé, les mains plaquées contre son nez qui urinait le sang comme la vessie trop gonflée d'un constipé. Je le relevai rudement par le col, collant presque mon visage contre le sien.

– Alors t'as décidé de devenir raisonnable ou je dois continuer à me fâcher ?

Il brailla.

– Foutu fils de p… tu m'as pété le nez !

Je répliquai d'un ton affable.

– Je peux te briser encore autre chose, c'est ça qui est pratique avec un corps humain.

– Ok, ok!

Ce genre de petites frappes faisait toujours dans son froc.

– Tu veux savoir quoi ?

– Qui te fournit la Vipère Jaune ?

Je lus la peur dans ses yeux lorsque la question lui fut posée abruptement.

– Je peux pas répondre à ca, geignit-il d'un coup. T 'en a pas d'autres questions ?

– Non.

Je lui lançai ma rotule dans ses bijoux de famille, histoire de lui faire part de mon impatience. Il gémit de plus belle.

– Alors ?

– Je peux rien te dire !

Là il crevait vraiment de trouille, ca sautait aux yeux. Quelque chose ou quelqu'un le terrifiait bien plus que moi. Mes options étaient limitées. Continuer à le rosser ne l'encouragerait pas plus à se confier à moi.

L'autre glapit à nouveau.

– S'il sait que j'ai balancé, il me fera la peau !

– Et moi, que crois-tu que je te ferais ?

– Mais t'es un flic !

Il avait en partie raison. Même si je n'étais plus flic, ce n'était pas mon genre de descendre les gens de sang froid. Comme les crapules de petite envergure.

– Puisque tu en parles, je peux t'emmener voir quelques potes de la police histoire de savoir si tu seras plus bavard.

– Non, attends !

La perspective ne le rassurait pas plus que ça. La police de Rain City avait mérité sa réputation sulfureuse. Apparemment elle menait la vie dure aux petites racailles qu'elle devait racketter sans retenue.

– C'est Seth qui me ravitaille, répondit-il enfin.

– Seth le fou ?

Zho qui affichait un air penaud, laissa échapper.

– Il travaille pour le Duc.

Mon sang se glaça à ce titre d'aristocrate qui ne payait pas de mine. Quand Olson m'avait prévenu d'éviter de remuer la merde, ce salaud savait de quoi il parlait. Même un navire qui était sur le point de sombrer avait besoin d'un capitaine pour tenir la barre.

À Rain City, cet homme s'appelait le Duc. Du moins tout le monde l'appelait ainsi car personne ne connaissait son nom d'origine. Je me souviens des quelques inconscients avec qui je bossais à la criminelle qui avaient tenté de creuser la question. Ces imbéciles avaient disparu dans des accidents, selon la version officielle.

À Rain City, ceux qui n'étaient pas nés de la dernière pluie – pardonnez l'ironie – savaient très bien ce que accident signifiait. Certains secrets pouvaient vous faire disparaître plus bas que terre.

Ce bonhomme m'inspirait une crainte instinctive. Il aurait été plus intelligent de laisser tomber et de me contenter de survivre au jour le jour, comme la majorité des gens. Une majorité de perdants aux illusions bien enterrées depuis longtemps.

Puis j'imaginais madame Macelen me reprocher d'avoir trahi sa confiance, d'avouer m'avoir mal jugé.

Cynthia était un nom de plus que Rain City engloutissait dans son agonie lente et inexorable. Cela ne pouvait plus continuer.

J'étais déterminé à faire éclater la vérité sur sa mort. Ne serait-ce que pour rendre moins merdique ce monde de merde.

Je relâchai Zho et lui conseillai :

– Allez, tire-toi.

Il fila sans demander son reste, ne suscitant plus mon attention. Je ramassai le flingue qu'il avait laissé tomber par terre et l'examinai. J'enlevai le chargeur avant de l'armer, le claquement sec me rassurant sur son bon état.

Je décidai de le garder au cas où. On sait jamais, ca pouvait toujours servir surtout si on était assez dingue pour s'attaquer à un gros bonnet comme le Duc. Mais pas ce soir, pas encore.. il était temps de rentrer au bercail.

Mais avant cela, je devais rendre visite à un ami. Le type de personne qui n'existait presque plus à Rain City.

******

L'église de Killhell avait conservé un certain charme à l'épreuve du temps et de l'érosion, trônant au milieu de la place insignifiante d'un quartier autrefois animé et empli de vie. Ca sonnait étrangement creux alors que j'arpentais le pavé luisant.

J'écartai la lourde porte en bois qui craqua légèrement, entamée par les assauts incessants des intempéries qui matraquaient Rain City. Une odeur de renfermé, compost amer de bois fané et de pierre humides me prit à la gorge alors que j'étudiais la petite silhouette courbée devant l'autel, entouré de bougies à la lueur pâle qui l'éclairaient.

Le bruit de mes pas résonnait comme un écho et le petit homme chauve en sombre habit d'ecclésiastique se retourna et me lança un sourire espiègle.

– David Selstan, fit-il en se redressant. Il y a longtemps que tu n'avais plus honoré de ta présence la maison du Seigneur.

– Bah, pour ce que ca peut lui faire. Je n'ai pas franchement l'impression qu'il s'intéresse beaucoup à nous.

– Ne blasphème pas.

Sa voix demeurait douce mais avait augmenté d'une tonalité.

– Bordel, Sébastian. T'as pas changé depuis le temps, lui répliquai-je en ricanant spontanément.

À vrai dire, j'éprouvais un bonheur toujours égal à lui rendre visite. Ses traits jovials emplis de bonté me suffisaient à remonter le moral. Ça me changeait radicalement de tous ces zombies que je croisais dans la rue, la tête baissée, fixant le sol qu'ils foulaient aux pieds.

– Moi aussi je suis heureux de te voir, David.

Nous échangeâmes une accolade chaleureuse avant que Sebastian ne m'invite à m’asseoir sur le banc le plus proche face à l'autel.

– Eh bien, qu'est-ce qui t'amène ?

– Cynthia Macelen.

Ses yeux bleus cristal se perdirent au loin.

– Je connais sa mère, une femme bien.

– Sa fille est morte et elle a décidé que ça ne valait plus la peine de continuer à vivre.

– Elle envisage de se suicider ?

Mon expression sombre ne devait pas le rassurer.

– Plutôt de se laisser mourir à petit feu. Personnellement, je ne peux pas la blâmer, même si ce n'est pas très catholique pour toi.

Il accorda un sourire triste à ma dernière pique.

– Que le Seigneur la prenne en pitié, se contenta-t-il d'ajouter.

– Amen.

Je fixai les vitraux larges qui laissaient filtrer les lumières de la ville. Ils semblaient crasseux, ayant perdu de leur éclat. À se demander s'ils avaient déjà brillé avant un lointain passé. Sébastian suivait mon regard.

– Tu sembles songeur.

– J'ai entendu dire que le soleil était la beauté suprême, et même le visage de Dieu. J'aurais bien aimé le voir un jour.

– C'est une bénédiction dont nous avons été privés malgré nous. Beaucoup ne le sauront jamais, d'autres l'ont oublié. Nous ne sommes que très peu à nous en souvenir.

– Je me souviens que tu me disais que Dieu l'a dérobé à nos yeux pour nous punir de nos péchés. Et qu'il nous a emprisonnés derrière ce foutu bouclier.

– Je continue de le croire.

Cette fois, j'accrochai son regard avec rancœur.

– C'est une sacrée punition. J'en ai marre d'avoir mon compte de macchabées. Je ne sais pas combien de temps je pourrais encore le supporter.

– Ce qui a été perdu peut être retrouvé, David.

Je le surpris en train de fixer l'autel, illuminé par les bougies. Ses traits devinrent nostalgiques.

– Peu avant ta naissance, nous étions baignés par la lumière du Seigneur. Le ciel était dégagé, la journée promettait d'être magnifique comme celles d'avant. J'entends encore les cris des enfants qui jouaient, des plaisanteries et des mots doux que les couples s'échangeaient. Nous étions tous des insouciants.

Sa voix était monocorde et détachée mais je percevais encore la douleur qui le tenaillait. La détresse de quelqu'un qui ne comprenait pas les malheurs qui lui tombaient dessus et qu'il ne pouvait gérer avec sérénité.

– Et les nuages sombres sont apparus. Le ciel était devenu noir d'encre en l'espace de quelques minutes. Au début, nous ne nous sommes pas plus inquiétés que ça mais peu de temps après un couvre feu fut décrété. Suivie d'une interdiction de sortie de la ville.

– Le bouclier ?

Sébastian inclina le menton raidement.

– Du jour au lendemain, des amis et des familles se retrouvèrent séparés sans pouvoir se revoir. Toute communication avec l'extérieur fut coupée. Nous nous sommes retrouvés livrés à nous-mêmes.

– Et les autorités de Rain City ?

– Elles ne sont pas parvenues à faire face à l'hystérie collective et la ville a très vite sombré dans le chaos. Un homme que nous pensions être un bienfaiteur, ne tarda pas à faire son apparition.

Avec vivacité, je sus de qui il parlait.

– Le Duc.

– Il a offert son aide et a réussi à s'attribuer les pleins pouvoir après avoir promis de pacifier les choses.

– Le maire, le conseil municipal et le procureur lui ont laissé le champ libre sans contreparties? M'indignai-je.

– Quel autre choix avaient-ils ? Tu n'as pas connu cette période.

– Vous avez passé un pacte avec le diable.

– Le loup était dans la bergerie, David. Bien avant cette grande catastrophe. Lorsque nous avons ouvert les yeux, il était trop tard. Lorsque le maire et le procureur ont réalisé à qui ils avaient affaire, ils ont tenté de l'arrêter.

J'ignorais pourquoi je n'avais jamais demandé à Sebastian de me raconter cette partie de l'histoire. Enfin mieux vaut tard que jamais.

– Le Duc s'est emparé de tous les leviers de contrôle, en écrasant tous ceux qui osaient s'élever contre lui.

– Mais personne n'a donc une idée de qui il est ?

– Je pense qu'il s'est débarrassé de tous ceux qui connaissaient beaucoup trop de choses sur son compte. Nous ne le saurons peut-être jamais.

– Ça, c'est ce qu'on verra.

Je surpris l’inquiétude luire dans les yeux du padre.

– David, cet homme est intouchable. Tente seulement de te mettre en travers de sa route et il t'écrasera.

– Pour ce que j'ai à perdre. Et si moi, je ne le fais pas, qui d'autre le fera ?

Ma voix se répercuta jusque sous les voûtes, hurlant ma détermination et ce coté idéaliste qui sommeillait en moi.

– Tu n'es pas le seul à vouloir te battre, David. Beaucoup veulent aider leur prochain, surtout face à un homme qui se repait du cadavre frais d'une ville mourante.

– J'ai été seul quand on m'a dégradé et viré de la police. Personne n'a remué le petit doigt pour moi et j'ai pourtant regardé autour de moi.

Je me levai du banc pour m'approcher de l'autel, pour calmer l'agitation qui me tenaillait.

– Je n'ai vu que des gens qui ont cessé de se battre pour leur dignité, qui n'ont rien fait d'autre que de se résigner à la fatalité.

J'entendis Sebastian soupirer dans mon dos, un écho qui appuyait mes arguments.

– Des gens meurent chaque jour et tout le monde s'en fiche. Comme moi, jusqu'à maintenant. Une gamine est morte parce que je n'ai pas fait ce qu'il fallait pour la sauver.

– Peut-être était-ce la volonté du Seigneur, David.

– M'emmerde pas avec ça !

Sebastian se leva à son tour pour se ranger à ma hauteur. Je sentis sa main se poser sur mon épaule et aplanir ma tension.

– Elle ne méritait pas de crever comme ça. Je ne sais pas ce qui s'est passé dans l'immeuble où elle est entrée mais je sais que le Duc y est mêlé.

Il ne me contredit pas cette fois là.

– Je découvrirai la vérité et je le ferai tomber.

Sébastian soutint mon regard, la rage m'habitait. Je la sentais se déverser dans tout mon corps, jusqu'au bout de mes orteil et de mes doigts, contracter mes muscles.

– Alors que le Seigneur guide tes pas.

Je m'écartai de l'autel pour le contourner.

– Porte toi bien, padre. À la prochaine.

À peine avais-je fait quelques pas vers la sortie que Sebastian ne me rappela.

– David, tu n'es pas seul.

– Je me suis toujours débrouillé seul, insistai-je.

L'humidité et les larmes de Rain City m'accueillirent de nouveau lorsque je claquai la porte de l'église de Killhell derrière moi.

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