Chapitre 4
Les Brumes de l'Extase ne dormaient jamais. C'était la première vérité que l'on apprenait lorsqu'on mettait les pieds dans ce quartier. Je me rappelais du jeune bleu intimidé qui foulait le trottoir où se mêlaient toxicos, apprentis dealers.. et les filles de joie qui faisaient la réputation de cet endroit sulfureux.
On gagnait sa vie comme on pouvait dans une ville qui manquait à peu près de tout. Certaines s'en sortaient bien mais la plupart beaucoup moins. J'eus de la pitié pour les malheureuses à peine entrées dans l'adolescence qui se blottissaient contre les réverbères, à l'abri des larmes de Rain City qui pleurait leur triste sort.
À la merci des éléments et des ordures de pervers qui n'hésitaient pas à leur taillader la gueule s'ils n'obtenaient pas ce qu'ils voulaient. J'avais appris à m'endurcir depuis le temps mais ca rendait les choses à peine plus supportables pour moi. Je repensai aux derniers instants de Cynthia, à la façon dont elle était habillée.
La petite ne manquait pas de raffinement, elle ne pouvait être une gamine perdue et désemparée. Voilà pourquoi je freinais instinctivement devant les établissements qui affichaient encore des éclats chatoyants, les dernières lumières d'une ruche sur le point de s'éteindre. J'observais l'enseigne de l'une d'elles, le Divan de Cupidon.
À l'entrée, deux de ses locataires m'avaient remarqué et avaient adopté des positions aguicheuses pour tenter d'attirer mon attention. Je les contournai en leur souriant poliment mais l'une d'elles s'interposa, une grande brune élancée au maquillage dense au niveau des sourcils.
– Où vas-tu comme ça, mon joli ? Roucoula-t-elle.
– Seulement voir à l'intérieur si je ne peux pas trouver mon bonheur, me contentai-je de répondre.
Avec une insolence confiante, elle se planta devant moi pour me jauger. Je fis de même et la trouvai plutôt attirante avec ses grands yeux châtains, ses jambes lisses recouvertes de bas opaques et son allure dynamique.
– T'es pas trop mal fichu, le vieux, commenta-t-elle.
– Merci.
– Tout bien réfléchi, je veux bien perdre mon temps avec toi. Dans la ruelle à coté, ça te dit ?
– Le climat n'est pas trop engageant, je préférerais discuter à l'intérieur.
Elle m'accorda un sourire entendu.
– Ça peut s'arranger. Mila, se présenta-t-elle.
– David.
Sans me demander la permission, elle enroula son bras autour du mien et m'emmena à l'intérieur de la maison close. Les hôtesses à l'intérieur ne chômaient pas dans le hall, les autres clients se laissant prendre au jeu de leurs câlins, des préliminaires agréables avant de passer aux choses sérieuses dans des endroits plus intimes.
Au bas de l'escalier, je commençais à avouer la véritable raison de ma présence.
– Je suis un vieil ami de Cynthia Macelen.
Le regard de ma nouvelle connaissance se fit plus intense. Et plus distant.
– On ne l'as pas vu ce matin, mon chou.
– La police l'a retrouvée morte au Narrows.
La gravité emplit ses traits lisses alors qu'elle abandonna ses poses aguicheuses.
– Attends ici, m'intima-t-elle.
Elle s'éloigna pour appeler la patronne, une femme petite au teint basanée entre deux âges plutôt trapue vêtue d'un grand manteau de fourrure. Elle s'exclama à mon encontre:
– Bordel, en voilà une surprise ! Qu'est-ce qui t'amène dans cet endroit de perdition, David Selstan ?
– Salut Betsy, ca fait un bail.
Je lui offris du feu lorsqu'elle accrocha au bec, une clope toute fraîche. Je respirai sans broncher la fumée qu'elle me renvoya à la figure, lorsqu'elle aspira la nicotine.
– C'est pas une visite de courtoisie, hein?
– J'ai bien peur que non. Cynthia Macelen, ajoutai-je sans autre préambule.
J'observais Mila qui se dressait dans son dos, attentive à notre conversation. Tout comme certaines filles qui avaient dressé l'oreille au nom de leur camarade.
– Mila m'a raconté. Que s'est-il passé?
Je grattais une allumette et l'odeur de phosphore acide accompagna ma respiration lorsque je serrai à mon tour une cigarette entre mes lèvres. Je toussai en relâchant une bouffée.
– Une overdose de Vipère Jaune, d'après la version officielle.
– Conneries, grogna la matrone. Cyne était plus sobre qu'une nonne, elle n'aurait jamais touché à cette saloperie même si on lui avais promis tout l'or du monde.
– Tu en est certaine?
Malgré moi, ma méfiance naturelle de flic conservait le dessus. Elle soutint mon regard sans sourciller.
– Certaine, j'en mettrais ma main à couper.
Convaincu par sa bonne foi, je poursuivis.
– Tu sais si elle avait des ennemis ? Un de ses clients, par exemple ?
Des clameurs volèrent au-dessus de nos têtes. Une employée et son client se querellaient avec virulence. Parmi les noms d'oiseaux poliment échangés, je crus comprendre que le différent concernait la nature des prestations demandées par le client.
– Allez ma jolie, je double le prix !
Le gaillard n'avait pas le profil d'un bénévole d'une association humanitaire, loin de là. J'éprouvais une répulsion instinctive devant ses traits burinés et sournois alors qu'il descendait les marches jusqu'au rez de chaussée, sur les talons de la fille qui fuyait sa compagnie.
On pouvait la comprendre..
– Pas question, sale pervers !
Ils passèrent devant nous deux avant qu'elle ne revint sur ses pas voir sa patronne.
– C'est quoi le problème ? Lui demanda celle-ci.
– Sa face de charogne ne me revient pas !
La face de charogne ne supporta pas qu'elle continuât de le dédaigner, tout en brandissant la liasse de solstices à la main. Sa figure de rapace grimaça de dépit.
– Eh oh, moi je suis un bon client ! T'es une pute, t'es censée être au service des clients surtout si t'es payée !
– Eh ben, va voir quelqu'un d'autre si t'as besoin d'être cajolé, petite queue !
– T'oses m'insulter ? N'oublie pas pour qui je travaille !
Il s'approcha vindicatif et je crus voir une lueur de panique dans les prunelles de la fille et dans ceux de Betsy à ces derniers mots.
Sans hésiter, je choisis d'intervenir en m'interposant entre elles et lui.
– Je crois que la dame t'a dit de la laisser tranquille, déclarai-je calmement.
Je le dépassais d'une bonne tête et cela l'intimida un peu.
– T'es qui, toi ?
– L'inspecteur des sales gueules du coin et je dois dire que la tienne fait exploser les statistiques, répondis-je. Dommage pour toi, ça va te coûter une amende. Les solstices que tu tiens à la main feront l'affaire.
– Tu te crois drôle, connard ?
Il rangea ses solstices sous sa veste de cuir et à son air mauvais, je compris qu'il n'allait pas tarder à exhiber un ustensile plus consistant. D'un autre coté, ca m'arrangeait de pouvoir remplacer le joujou qui m'avait été confisqué hier.
J'attrapais son poignet droit et je parvins à lui arracher le flingue qui me servit de matraque improvisée pour le frapper à la mâchoire. Il tomba à la renverse sur le dos et du sang perla de sa bouche.
Il me fusilla d'un regard noir.
– T'es un flic ou quoi ?
– Un de ceux que le Duc n'a pas corrompu, lui dis-je.
Je vérifiais que le chargeur était plein avant d'armer le jouet.
– Rappelle-moi pour qui tu fais les commissions, demandai-je alors que son regard traduisait une certaine appréhension.
– Seth le fou, cracha-t-il espérant me décontenancer.
– Au temps pour moi, je croyais que tu faisais partie de l'Armée du Salut.
Son air d'abruti perplexe me ravissait au plus haut point.
– Bon, tu peux me dire où je peux trouver Seth le fou? Ou alors me tuyauter sur la Vipère Jaune. Tu connais Cynthia Macelen ?
– Je suis pas une balance !
Je haïssais les ordures arrogantes qui abusaient de leur force pour impressionner les plus faibles. C'était la raison qui m'avait poussé à m'engager dans la police. La seule raison qui me motivait à faire tout ce que je faisais.
– Tu t'appelles comment ?
– Buck.
– Tu as osé manquer de courtoisie à une dame, Buck. Et c'est le genre de choses qui me fout sacrément en rogne. Alors si tu te mets pas à table, il va falloir que je te fasse très mal. T'en dis quoi ?
– Tu bluffes !
Un claquement sec retentit lorsque j'armai de nouveau le flingue avant de tendre le bras et de viser la rotule. Une détonation et Buck hurla comme un damné sur un bûcher lorsque la balle se fracassa sur le genou.
Les glapissements avaient de quoi glacer le sang et je regrettais ce que je venais de faire. Je ne donnais pas forcément une bonne image de ma personne aux habitués du Divan de Cupidon ni à leurs hôtesses.
Le sang s'écoulait de la blessure, alors que Buck plaquait sa main sur la plaie pour ralentir l'hémorragie. Ses traits étaient désormais tirés par la souffrance.
– Alors j'écoute, lui dis-je.
– Seth te fera bouffer les burnes pour ce que tu m'as fait !
– Dis moi où je peux le trouver et ton rêve sera peut-être exaucé.
Cette fois Buck ne put retenir un rire mauvais.
– Ce serait marrant à voir. Tu sais pas à qui t'as affaire, hein ?
Pour toute réponse, je me penchai et appuyai du talon sur sa main là où il tentait de colmater la blessure. Cela lui arracha un beuglement.
À Rain City, c'était la loi du plus fort qui régissait les lambeaux de la société. Personne n'y échappait..
– Et toi non plus, tu ne sais pas à qui tu as affaire, soufflai-je. Alors où crèche-t-il ?
– Au Hachoir.
Dans Rain City, il existait des endroits plus dangereux que d'autres. Des lieux où la violence perpétuelle vous transformait soit en bêtes sauvages soit en repas pour bêtes sauvages. Le Hachoir en était l'expression la plus pure.
La plus absolue.
Le foyer de dégénérés fous furieux, comme Seth.
– Debout, intimai-je. Tu vas me conduire à lui.
Buck crispa ses lèvres, pas vraiment emballé par l'idée d'une ballade romantique à deux.
– Ben faudra peut-être que tu me portes.
– On te bricolera une béquille sur le chemin si tu es sage.
Il comprit aisément que s'il me faisait encore perdre mon temps, je ferais mon chemin sans lui et qu'il servirait de déjeuner aux rats.
Tant bien que mal, il sautilla sur sa patte valide jusqu'à la sortie. À peine étions-nous sortis du Divan de Cupidon qu'une main féminine m'attrapa par le coude. Une main qui appartenait à la belle et mystérieuse Mila.
– Bonne chance, David, me murmura-t-elle.
Elle m'embrassa sur les lèvres et rentra aussitôt à l'intérieur. J'admirai malgré moi ses contours agréables. Son parfum me manquait déjà, comme si Rain City voulait me priver de ce cadeau éphémère.
Le seul don que cette ville offrait jusqu'à maintenant était cette sensation de vide et de néant. En retour, nous laissions la ville mourir. Un échange juste et équitable.
Jusqu'à ce que je rencontre Mila. Son attention indiquait que je n'étais pas le pire salaud qu'elle avait rencontré. Elle me faisait confiance, tout comme la mère de Cynthia.
De nouveau, Buck grognait lorsqu'il tenta de s'éloigner à mon insu. Je le fusillais du regard avant de lui montrer ma caisse qui somnolait en prenant l'eau.
– Grimpe là-dedans.
Il se pencha comme un vieillard perclus de rhumatismes sur la portière qu'il ouvrit avec une lenteur exaspérante. Je mis le contact tandis qu'il appliqua un mouchoir crasseux sur sa plaie en serrant les dents.
– Guide-moi.
Ca me faisait plaisir de le voir souffrir, je prenais même mon pied. Je regrettais de devoir me concentrer sur mon enquête. De nouveau ma bagnole usée s'arracha du trottoir et traversa les Brumes de l'Extase pour une destination moins attrayante.
******
Le Hachoir.
Là où Rain City broyait ce qui vous restait d'humanité. Les réverbères mourants montraient les silhouettes dentelées de l'ancien quartier d'affaires en désolation. J'essayais d'imaginer le soleil chasser les nuages et frapper les vitres de ces hauts immeubles qui se dressaient vers le ciel pour le toucher de leur index. J'essayais d'imaginer les reflets aveuglants m'éblouir les yeux, comme des poignards invisibles qui vous réchauffaient l'âme.
J'essayais mais je n'y arrivais pas car je n'avais jamais vu le soleil. Et je m'étais fait à l'idée que je n'aurai jamais cette chance malgré ce que pouvait en dire Sebastian.
Ce qui a été perdu peut être retrouvé, qu'il m'avait dit le bougre.
Involontairement, mes pensées se tournèrent vers Mila. Sebastian dirait que c'est un signe du destin… pour ma part je préférais ne pas me bercer d'illusions, c'était un moyen plus sûr d'y passer ou de devenir fou.
– C'est encore loin ?
Tout en maintenant le volant d'une main, je continuai de l'autre à le tenir en respect avec le flingue. Juste pour la forme, étant donné que je l'avais estropié.
– Il loge ici, fit-il en indiquant un bâtiment sur la gauche à deux cents mètres de nous.
Je ralentis aussitôt pour me garer dans une ruelle glauque, pour plus de discrétion.
– Descends, martelai-je.
Il obtempéra sans rechigner, en manquant de s'affaler lamentablement sur le béton. Je me rangeai à sa hauteur.
– Écoute vieux, faudrait pas que Seth nous voie ensemble.
– Pourquoi, il est jaloux ? Ricanai-je.
Cela ne le fit pas rire, quel dommage.
– S'il nous voie arriver tous les deux, il croira que j'ai cafté.
Ses yeux semblaient m'implorer. J'hésitai alors sur la conduite à tenir, j'avais conscience que je me précipitais dans la gueule du loup. Buck pourrait me rencarder mais ses renseignements pouvaient manquer de fiabilité. Je pourrais m'en servir comme bouclier mais il me ralentirait à cause de son.. infirmité toute fraîche.
– OK, vieux, acceptai-je.
Il secoua la tête fébrilement, pour me témoigner sa gratitude. Je l'observais s'éloigner avant de surprendre une dernière fois, son regard sournois.
D'une manière ou d'une autre, il allait me poser un lapin. L'instinct du flic.
– Eh attends ! Lui lançai-je.
Il se força à pivoter avec appréhension. Et ses yeux s'agrandirent de terreur lorsque je le braquai avec mon arme.
– Merde, tu débloques ou quoi ?
– J'ai changé d'avis, lui dis-je en m'approchant de quelques pas. J'ai envie d'entrer discrètement dans le terrier de Seth et je ne te fais pas confiance.
Il comprit mon insinuation.
– Mais t'es flic !
– Correction. J'ai été flic.
J'accrochai son regard et le temps se figea. Je me rendais à peine compte de ce que je faisais, il ne s'agissait plus de faire souffrir cette fois. Il s'agissait cette fois ci, d'ôter une vie. Il s'agissait de souffler une bougie pour plonger Rain City un peu plus dans les ténèbres et le silence.
Je l'avais déjà fait, en état de légitime défense.
Mais là il s'agissait d'éteindre une étincelle de vie, alors que je n'étais pas en danger. Parce que j'étais face à une ordure, un rat à visage humain.
Un charognard qui tenait une place anonyme dans la chaîne alimentaire. Qui se nourrissait de la misère, du malheur d'autrui.
Cynthia…
J'entendais à peine la détonation, je ne réalisais pas avoir pressé la détente. Un cadavre était étendu de travers devant moi, un morceau de viande qui refroidissait sous la pluie de Rain City. Rain City avait perdu un peu plus de son âme.
Pas parce que ce type était mort mais parce que c'était moi qui avait perdu une partie de mon âme. J'aurais du ressentir la honte d'un tel acte mais bien au contraire, du soulagement. Une chaleur intérieure engourdissait ma répulsion.
J'avais le sentiment d'avoir fait ce qui était juste. Ce qui dans une ville mourante me semblait sur le coup si vain et futile. Aussi vain que d'empêcher la pluie de tomber.
Cynthia…
La seule raison qui me poussait à aller de l'avant, l'espoir d'arrêter peut-être l'hémorragie. L'orage grondait au-dessus de ma tête, comme pour me rappeler ce qui m'avait amené au Hachoir. Punir le coupable.
À ma façon.
L'éclair déchira les cieux maussades et illumina une dernière fois le cadavre de cette ordure. Je tournai les talons lentement avant de fixer le repaire de Seth.
C'était un gratte ciel à moitié écroulé qui devait s'élever à cent étages au-dessus du sol, peut-être plus ou moins. Un vestige d'une époque où Rain City brillait d'une insouciance presque infantile. Maintenant cet immeuble s'effritait sous l'érosion et les pluies incessantes. Ce n'était plus qu'une question de temps avant qu'il ne s'écroule comme d'autres en un tas de gravats informes.
Autant s'y mettre maintenant avant que cela devienne une réalité.
Il était temps de trouver Seth le fou et de discuter avec lui. Même si je me doutais qu'il ne se montrerait pas très coopératif.
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