Chapitre 7
Le réveil ne fut pas des plus agréables. La douceur n'était pas le mot adéquat pour ces foutus chacals qui m'entouraient goguenards comme s'ils allaient s'offrir une séance au cinéma. Le contenu d'un seau d'eau glacée balancé en pleine poire, m'avait tiré de mon sommeil forcé brutalement.
Hébété, je tentai de me lever de la chaise sur laquelle j'étais assis mais quelque chose me retenait par les poignets au niveau des hanches.
Des menottes rouillées mais solides me maintenaient les mains dans le dos tandis que je croisais les regards de Stan et Elvis. Le rouquin me lança en riant à gorge déployée :
– C'est quoi le problème, Selstan ? T'as déjà envie de te barrer ? Tu viens à peine d'arriver.
L'armoire à glace lâcha à son tour un rire d'enfant débile.
– Ben j'ai surtout envie d'écraser avant vos gueules de cons dans le caniveau, sans vouloir vous offenser.
Vu les tronches de demeurés qu'ils tiraient, j'en déduisis que ma réponse leur était restée en travers de la gorge. Encore un bon moyen de m'attirer plus d'emmerdes que j'en avais déjà. D'ailleurs ce cher camarade Stan s'approcha et se tordit sur le coté. Il fut si prompt que je ne vis pas le poing obscurcir mon champ de vision.
Ma mâchoire déjà bien douloureuse, m'élança plus encore.
– Je vais réduire ton portrait en miettes !
– Pas encore, lança Olson qui venait d'entrer dans la pièce pour participer peut-être aux réjouissances.
Son visage restait de marbre, comme s'il avait face à lui un parfait inconnu.
– Nous devons savoir ce qu'il sait et s'il a parlé à quelqu'un.
– C'est vraiment si important, lieutenant ? Demanda Elvis.
Olson toisa ce magnifique spécimen de débile mental.
– Il vaudrait mieux que tu laisses Spikes et moi penser à ta place, tu ne crois pas ? Martela-t-il froidement.
– Euh, d'accord lieutenant, c'est juste que je voulais…
– La ferme.
Je ne pus retenir un rire cassant, lorsque l'armoire à glace arbora l'attitude d'un toutou à qui on venait de passer une muselière…
– Toujours aussi charmant, Olson. Tu as conservé ce don de commander à des petits roquets.
– Mets-la en veilleuse, Selstan. T'es pas au bout de tes peines.
Il agrippa la chaise en métal derrière lui qu'il laissa traîner volontairement sur le marbre, torturant mes tympans avec ce grincement de tôle froissée.
Puis il se plaça devant moi, plongeant ses yeux indéchiffrables dans les miens.
– Maintenant, à toi de voir si tu veux passer une soirée agréable ou douloureuse. Dis-moi ce que t'as découvert et qui d'autre est au courant.
– Je pourrais me montrer aimable si tu répondais à une question. À quel point c'est agréable d'être le laquais du Duc ?
Il me décocha un crochet au menton. Les gouttes de sang commencèrent à perler, des petites constellations imprimées sur le col de mon manteau.
– Ça te suffit ? Gronda-t-il.
– J'ai toujours eu envie de te voir à l’œuvre, le railla-je. C'est divertissant de remarquer à quel point notre chère police est tombée si bas.
Cette fois, son poing s'enfonça dans mon pif. Un remède très efficace en cas de rhume. Un liquide poisseux coula de mes narines jusqu'au menton.
– Merci, j'allais éternuer.
– Qu'est-ce que tu as appris sur la Vipère Jaune ? À qui en as-tu parlé ?
La pièce dans laquelle je me trouvais était une salle d'interrogatoire standard d'un commissariat de quartier, un des rares encore ouverts, utilisée pour tirer les vers du nez des suspects. Mes loustics en avaient trouvé un meilleur usage. Bon inutile d'espérer de mes anciens collègues un petit coup de main.
Soit ils concouraient pour le Duc pour la plupart, soit ils détournaient le regard.
– On peut gagner du temps, Olson. Tu n'as qu'à me dire ce que je ne sais pas.
– Ça t'avancerait à quoi ?
– Je dormirais ce soir moins con que toi.
Son regard noir trahissait une envie de meurtre.
– J'ai fait tout ce que j'ai pu pour t'éviter de gros problèmes. Sans moi, tu pourrirais au fonds du Styx.
Le Styx était le fleuve qui traversait la ville. D'un simple ruisseau tranquille du temps de la prospérité lointaine de Rain City, les pluies l'avaient tellement gorgé d'eau que le Styx avait débordé de son lit pour noyer à jamais les habitations les plus basses et les plus proches.
Ceux qui n'avaient pas pu évacuer à cause du chaos qui avait coïncidé avec l'émergence du Duc, ont été engloutis à jamais.
Le Styx était devenu l'endroit idéal pour se débarrasser de choses encombrantes.
– Ouais, tu es un sacré héros. Je demanderai à Spikes s'il est d'accord pour t'agrafer une putain de médaille sur l'uniforme.
– Alors, tant pis pour toi. Allez-y, les gars.
Stan et Elvis s’avancèrent, l'air ravi de deux gosses qui s'apprêtaient à ouvrir leur paquet cadeau.
Et merde.
Stan ricana tout en étirant ses doigts pour les échauffer. Il les fit craquer avec une nonchalance goguenarde avant de glisser ses phalanges dans un poing américain. Quand à l'armoire à glace, ce brave gars se contenta d'envelopper ses mains dans des chiffons grossiers.
– Évitez de trop l'abîmer, il faut qu'il reste en état de parler ce con, leur ordonna Olson.
Stan et Elvis s'approchèrent pour commencer leur besogne. Je ne baissais pas les yeux, par fierté. J'allais en prendre plein la gueule.
Bon en fait, j'en pris plein les tripes, plus exactement. Le martellement mécanique de leurs poings battirent au rythme du tambour sur mes abdominaux et mes côtes. Je ressentis l'effet d'un marteau piqueur qui crevait le goudron et le transformait en chair à pâtée. Mon foie, mon estomac, ma rate et mes intestins furent compressés comme jamais.
De temps en temps, je colorais le sol ou mon imper de plusieurs étoiles de cerise que je vomissais à chaque coup.
J'eus de plus en plus de mal à respirer, la gorge encombrée par le sang qui collait comme une glue les parois de ma trachée.
Stan et Elvis reculèrent sur l'ordre d'Olson.
– Alors ça y est ? Tu es décidé à être plus bavard, grande gueule ?
Il se baissa à hauteur de mon visage et mes yeux tuméfiés surprirent le sourire narquois qui s'élargissait en découvrant ses dents bien alignées.
– Ouais mais d'abord, passe moi l'adresse de ta maman que je la console d'avoir mis au monde le pire des rejetons de cette maudite ville.
Histoire d'appuyer plus mes propos, je le maquillais avec délicatesse d'un vigoureux crachas rouge vif qui s'étala sur sa face de rat. Il s'épongea la figure tout en s'écartant pour laisser Stan et Elvis prendre soin de moi.
Tout à coup, la porte s'ouvrit à la volée à l'intention d'une baleine enflée. Les boutons de son uniforme menaçaient de craquer tandis que son visage bouffi comme un ballon gonflé à l'hélium se tournait vers moi puis vers Olson et ses deux roquets.
– Alors, il a parlé ? Demanda-t-il au lieutenant.
Je riais sous cape après avoir étudié cette calvitie galopante qui dégarnissait le haut de son crâne.
– Tiens ce bon vieux commissaire Spikes. Vous venez vous défouler, aussi ?
– Ce n'est pas l'envie qui manque.
– Va falloir patienter, d'autres ont déjà pris leur ticket, rétorquai-je.
Spikes s'apprêtait à lancer une remarque acide mais il s'écarta pour laisser passer une asperge qui lui inspirait clairement une terreur instinctive. Il avait reculé comme s'il avait peur d'être mordu et d'attraper la rage.
Le nouveau venu me lança un regard inhumain, celui d'un type qui considérait ses semblables comme des morceaux de viande avariés. Il était pas tout jeune, je dirais la soixantaine et ce qui attira mon attention était son accoutrement.
Je n'ai pas croisé souvent dans les rues sales de Rain City, des types tirés à quatre épingles comme lui. En fait, je ne me souviens pas en avoir croisé déjà avant. Un imperméable luisant fraîchement repassé le recouvrait, avec un pantalon d'une couture luxueuse finement travaillé. Il s'appuyait sur une canne surmontée d'un pommeau en acier chromé représentant un ours ou bœuf, je l'ignorais. Ses cheveux se plaquaient sur ses tempes, lui donnant un air austère d'esthète, renforcé par des traits secs et rigides qui trahissaient une nature pas vraiment bienveillante.
Olson et ses deux roquets évitaient soigneusement son regard inquisiteur. On croirait qu'ils venaient de rencontrer le démon.
Je ne les ai jamais vu flipper à ce point. Il n'y avait qu'une seule personne à Rain City qui pouvait provoquer chez eux un tel malaise.
Le Duc.
– Monsieur Stakes ? Bafouilla Olson, comme un gamin timide. On ne vous attendait pas.
– Ce n'est pas une visite de courtoisie, lieutenant Olson.
Son ton rude imposa un silence de cathédrale alors qu'il le toisait.
– Le Duc me fait savoir qu'il souhaite cette histoire réglée au plus vite, commissaire Spikes. Il n'est pas très satisfait de ce qui s'est passé au Hachoir, et de constater que la distribution de Vipère Jaune a été momentanément interrompue.
Merde, encore un sous fifre, pensai-je. D'un grade plus élevé certes, mais un sous fifre quand même.
– Mes hommes sont en train de s'occuper du problème, lui assura Spikes d'une voix tremblante. Vous n'avez pas à vous inquiéter.
– Si je n'avais pas de raison de m'inquiéter, je ne serais pas ici pour vous apprendre à faire votre boulot, commissaire. Si le Duc n'était pas patient à votre égard, il vous aurait remplacé par quelqu'un d'autre de plus capable.
– Selstan va avouer, ce n'est qu'une question de temps. Nous faisons tout ce que nous pouvons, insista Spikes qui n'en menait pas large.
– Cela explique pourquoi cet emmerdeur nous pose beaucoup de problèmes. Je me moque de savoir ce qu'il a appris et à quelles personnes il a pu parlé. Emmenez-le à la Fange et balancez-le dans le Styx.
Cette ordure ne m'accorda pas un seul regard alors qu'il venait de décider de mon sort. Il s'assura que personne ne broncha avant de quitter la pièce.
Je vis Spikes me fixer quelques secondes, je me retins de lui cracher à la figure tout le mépris que je ressentais pour sa personne. Il inclina raidement le cou vers Olson avant de sortir à son tour à la suite de ce Stakes.
Olson s'éclaircit la gorge avant de lâcher à Stan:
– Appelle Greg et Delas, dis leur qu'ils doivent sortir les poubelles à la Fange.
– Oui, lieutenant.
Je fus laissé avec Olson et son valet. Mon vieux pote se plaça et me décocha un rictus triomphant, narquois.
– Tu sais, Selstan. Je te plaindrais bien mais je n'en ai pas envie.
Il en profita pour s'en griller une, histoire de me rappeler de quoi le monde des vivants me priverait dans un avenir très proche. Il recracha une bouffée de nicotine en plein dans ma trogne.
– Comme je te comprends, persiflai-je. C'est pratique de ne pas avoir de conscience.
– Dans une ville pareille, ce n'est pas utile d'en avoir une. Dans un bourbier où ils y a plus de crétins qui cassent leur pipe que de marmots qui viennent au monde.
– Alors c'est pour ça que tu te repais des cadavres.
– Mieux vaut bouffer les autres que de les laisser te bouffer, tu crois pas, Selstan ?
– J'imagine que ce doit être ça, la mentalité des Protecteurs. Vous êtes tombés encore plus bas que la ville elle-même.
Olson me fusilla du regard.
– Tu sais rien de nous, Selstan.
– Alors éclaire ma lanterne.
– Tu es dans la merde jusqu'au cou. Tu veux savoir le plus drôle dans tout ça ?
Il ricana en se penchant vers moi.
– C'est ton idéalisme qui va te tuer, Selstan. Si tu avais été intelligent, tu nous aurais rejoint ou tu en aurais fini en allant écraser ta bagnole de merde contre le bouclier. Rain City ne peut pas être sauvée et c'est pas un tocard qui va y changer quelque chose.
Il tira sur sa cigarette.
– Alors Selstan, ca y est ? J'ai éclairé ta lanterne ?
– Ouais, c'était limpide, le raillai-je.
Il laissa tomber ses cendres qui s'éparpillèrent sur mes godasses vieillies. Il se répandirent en une poussière sombre et collante.
– T'es foutu Selstan. Et Rain City aussi.
– Rain City peut être sauvée, tentai-je de marteler.
Olson s'esclaffa avant de jeter sa clope au sol.
– Tu es le dernier sans doute à encore le croire. Tu devrais te préparer pour ton dernier voyage. Combien de fois as-tu remis les pieds à la Fange ?
Si j'avais à répondre à cette question piège, les seuls mots que j'aurais osé prononcer auraient été : trop de fois. Oui, j'avais arpenté trop longtemps les marécages de la Fange pour tenter de retrouver des cadavres disparus, des victimes avalées par l'agonie de Rain City. Des victimes de règlements de compte, de meurtres passionnels voire de choses plus abominables encore que je nommerais pas. Des choses qui hantaient mes cauchemars.
Des échecs qui poursuivaient ma conscience pour la déchiqueter entre leurs griffes. Ce sentiment d'impuissance et de fatalité qui me rongeait jusqu'à me rendre mécanique.
– Emmène-le dehors, fit sèchement Olson à Elvis.
L'armoire à glaces me contourna pour m'attraper et me soulever de ma chaise. Sans douceur, je fus remis debout, toujours les mains menottées. Nous quittâmes la pièce d'interrogatoire tous les trois, Olson ouvrant la marche devant moi et le cerbère qui me traînait rudement par le coude.
Nous marchions sans un mot dans le couloir avant de déboucher dans un hall d'accueil qui n'était pas désert loin de là. Il y a une bonne vingtaine de policiers qui assuraient la réception des plaintes ou qui prenaient leur pause.
Des citoyens de Rain City s'accrochaient à certains d'entre eux, espérant leur soutirer la moindre lueur de compassion. Mais c'était peine perdue.
Cette police n'était plus celle de Rain City mais une minable milice au service de d'autres intérêts comme ceux du Duc. Je tentais de croiser le regard de mes anciens collègues mais tous se détournèrent. Par indifférence ou par lâcheté.
Cela me poussa hors de mes gonds.
D'une saccade, je me dégageai de Elvis et m'avançai au milieu d'eux.
– Écoutez-moi ! Écoutez-moi tous ! M'écriai-je.
Cette fois, tous me fixèrent.
Ne détournez pas le regard de moi, continuai-je de penser.
– Vous êtes la police de Rain City. Ses citoyens ont besoin de vous, des gens ont besoin de vous ! Vous ne pouvez pas les abandonner ! Vous ne pouvez pas l'oublier !
Fébrilement, je guettais le moindre signe que mes mots les atteindraient. Une réaction, une étincelle dans un regard, une crispation de la mâchoire. Un geste d'encouragement et d'approbation, un mouvement plus global de contestation contre le destin qui nous était promis.
Mais rien de tout cela.
Seulement le mutisme et l'apathie. Elvis me rattrapa et me coupa le souffle d'un crochet dans l'estomac tandis que Olson lança dans mon dos.
– Personne ne t'écoutera, David. Mais c'était bien essayé.
Je me laissai entraîner vers la sortie. À cet instant, ce n'étaient pas les coups que j'avais encaissés qui me faisaient le plus mal mais la vérité qui m'explosa à la figure. Mes dernières illusions avaient été fracassées par la réalité.
Ce salaud de Olson avait raison. Rain ne pouvait pas être sauvée, il n'y avait plus rien à espérer. Plus rien à en tirer. Au fonds de moi, je le pressentais mais je m'étais voilé la face. Je refusais de le reconnaître et pourtant les signes étaient clairs.
Nous étions condamnés à disparaître, nous étions abandonnés. Enfermés derrière ce bouclier depuis des temps infinis, Dieu lui-même n'avait pas daigné se préoccuper de notre sort. Il n'avait pas daigné abréger nos souffrances en nous précipitant dans un puissant cataclysme.
Qu'avions-nous fait pour le mériter ?
En temps normal, je me serais débattu et révolté. Au pied du mur, j'aurais riposté. Mais le jeu n'en valait plus la chandelle car il n'y avait plus rien à gagner, plus rien à perdre.
Les larmes de Rain City m'accueillirent de leur amertume salée lorsque Elvis m'amena dehors. Devant moi, une voiture de police banalisée m'attendait, à la carapace rouillée. Le pare choc avant pendait de moitié, effleurant le sol goudronné.
– Le début de ton dernier voyage, ricana l'autre abruti.
– Ton tour viendra après moi si t'as de la chance, répliquai-je.
Olson l'arrêta d'un geste impérieux alors qu'il allait me cogner pour me faire taire. À travers les vitres dégoulinant d'humidité, j’aperçus mes deux nounous assis à l'avant qui m’emmèneraient à la Fange. Pour mon dernier voyage, comme disait l'autre.
Celui-ci ouvrit la portière arrière droite branlante et de sa main épaisse me força à baisser la tête à l'intérieur de l'épave.
– Bonne promenade, Selstan ! Me lança Elvis en me claquant la porte au nez.
Je me penchai pour surprendre l'expression de Olson par dessus l'épaule d'Elvis. Stan l'avait rejoint et je pris sur moi de ne pas me laisser distraire par son sourire débile et goguenard. Je fixai obstinément le lieutenant pour repérer sur sa figure une once de remords.
Mais ses traits demeuraient indéchiffrables. La pitié était morte en lui, depuis bien trop longtemps. Peut-être même que ce sentiment là n'avait jamais existé.
Il soutint mon regard avant de rentrer à l'intérieur du commissariat suivi de ses deux larbins. Je tournai alors mon attention vers mes deux croque morts. Greg et Delas, je ne les connaissais pas personnellement mais ce ne pouvaient que ceux que Olson avait mentionnés à Stan devant moi à la salle d'interrogatoire.
Le contact fut mis et la voiture s'ébranla loin du trottoir pour m'arracher aux pâles lumières émises par le commissariat, nous plonger dans la mélasse et la tourbière des rues désertes et disloquées de notre cité en phase terminale.
Me voilà plongé dans la nuit perpétuelle, le cœur lourd plus que jamais.
J'avais à peine conscience que la mort m'attendait au bout du chemin.
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