Chapitre 8

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La Fange.

Pour mon malheur, j'avais appris à bien connaître cet endroit. C'était le quartier de Rain City qui portait le mieux son nom. Trop de mes enquêtes en tant que policier et détective privé m'avaient guidé jusqu'ici.

Car c'était souvent dans ce marécage qui encadrait les bords du Styx qu'on retrouvait la plupart des cadavres. Quand on parvenait à les retrouver et à les identifier avant que leur état de décomposition ne soit trop avancé.

La moitié du temps, les recherches étaient vaines. Car le Styx qui bordait la Fange avalait tout, y compris ses déjections.

Le long de ce fleuve, le désert régnait. Insalubre au point que personne n'y vivait depuis des décennies. Je ne me rappelle pas qu'il existait sans doute des habitations emplies de familles entières. Peut-être que cela avait été le cas avant ma naissance, avant que le déluge ne nous frappe et ne noie Rain City sous des trombes d'eau. Sous des torrents de désespoir et de misère qui sapaient les fondations de notre monde en vase clos.

Nous traversions ce marécage en roulant sur une route défoncée qui n'était plus entretenue depuis des décennies. La caisse se cabrait lorsque les roues chutèrent dans des nids de poule, les amortisseurs agonisants ne me soulageaient qu'à peine.

Ce n'était pas le voyage le plus confortable de mon existence mais je m'en accommodais comme n'importe qui l'aurait fait.

Un de mes cerbères, celui assis sur le siège passager, se retourna pour faire la conversation. À priori, il possédait la bouille d'un gars affable et accessible mais son regard laissait poindre de la dureté aiguisée par les successions de sales besognes consistant à faire disparaître des témoins gênants.

– T'as fait quoi pour contrarier le Duc ?

Je poussais un soupir blasé.

– J'ai pas posé les bonnes questions.

– Ah quelle connerie. T'en penses quoi, Greg ?

Le conducteur, Delas je présume, m'épia à l'aide du rétroviseur intérieur. Je distinguais ses rides burinées, creusées au foret.

– Ouais, une belle connerie.

– Sans le Duc, Selstan, cette ville se serait écroulée bien plus tôt.

Je contemplais vaguement le paysage lugubre qui n'invitait pas à la promenade romantique.

– Franchement les gars, j'ai du mal à voir la différence.

– Ça pourrait être pire, insista Greg.

– Oh, bien sûr. À partir du moment où tout le monde ferme sa gueule et accepte de baisser la tête en se laissant crever à petit feu.

Delas lança par dessus son épaule, concentré sur la conduite.

– C'est peut-être ce que t'aurais dû faire, Selstan.

– Ouais, peut-être.

La conversation en resta là. Nous n'avions rien en commun et plus grand chose d'autre à se dire. J'avais droit seulement à un aller simple à la Fange. Le ticket de retour n'était pas prévu au programme, du moins Olson s'en était assuré.

C'était la mort qui m'accueillerait au bout de la route. Quelque part au fonds de moi, je souhaitais m'écrier que ce n'était pas trop tôt.

Par dessus les sceptres de la nuit qui obscurcissait les silhouettes décharnés des arbres morts et chauves, courbés de part et d'autre de la route, je crus apercevoir le visage de Mila. Je crus deviner son sourire sur ses lèvres pulpeuses.

Encore une hallucination, celle de quelqu'un qui s'apprêtait à passer de l'enfer réel au paradis des illusions..

Olson me l'avait dit, c'est l'illusion de pouvoir sauver Rain City d'elle-même qui provoquerait ma perte. Je fermais les yeux, savourant le goût amer de la solitude et de la déception. Je rouvris les paupière et Mila continuait de me fixer.

Est-ce Dieu qui m'envoyait un signe ? Le même bourreau qui nous avait condamnés à l'expiation éternelle derrière ce bouclier infernal ? J'éprouvais la furieuse envie d'aller trouver Sebastian et de lui expliquer que le Créateur qu'il vénérait avait un sacré toupet de jouer sur deux tableaux à la fois.

La voiture ralentit puis freina au milieu de nulle part.

Sur ma gauche, les lueurs des phares de mon taxi illuminaient faiblement le début d'un sentier étroit et rugueux.

Greg et Delas m'extirpèrent du siège et les pleurs de Rain City s'écoulèrent sur moi.

– Terminus pour toi, Selstan.

Ce paysage me déprima plus qu'à l'ordinaire… je foulais à mes pieds un sol gorgé d'eau comme une éponge spongieuse. Le sentier était à peine plus praticable qu'une patinoire et sa couleur ciment usagé ne m'engageait pas du tout.

Mes cerbères me forcèrent bien pourtant à l'emprunter et mes godasses s’enfoncèrent dans la mélasse en émettant des bruits de succion obscènes. Un peu le genre de bruits que les gars n'ayant pas une haute estime des femmes laissaient échapper à leur passage.

Je m'attendais à entendre au milieu du silence lugubre et des larmes de Rain City, ce claquement métallique et froid qui m'indiquerait que l'un des deux armerait son joujou pour m'envoyer ad patres. Mais cela n'arriva pas.

Je compris qu'ils souhaitaient m'emmener jusqu'au Styx.

Au bout de quelques minutes, nous parvînmes à son bord. La surface du fleuve furieux s'agita, secoué de convulsions d'une bête en train de suffoquer. Sa peau évoquait la putréfaction de tous les marécages que pouvait contenir la ville.

Tous les flots de sang versés, noyés dans la merde qui étaient vomis par les égouts. Rain City tentait de se purger elle-même pour se sauver, mais ca ne suffisait pas.

Il me semblait que le Styx avait encore grossi depuis la dernière fois que je suis venu. À ce rythme, il déborderait de son lit pour tous nous submerger. Tout comme le Déluge d'autrefois, sauf que je ne voyais pas d'arche de Noé.

Dieu avait sans doute décidé qu'aucun de nous ne serait épargné. Je ne serais peut-être plus là, le jour où cela arrivera.

Je me souviens de tous ces moments où je perdais quelques minutes à observer le Styx, la vitesse à laquelle il s'écoulait au milieu d'une cité perdue et tourmentée. Je me souviens que ces eaux sombres charriaient les souches d'arbres fendues, les rebuts de tout ce que le reste du monde déchargeait sur notre tête.

Le monde extérieur ignorait notre existence ou du moins la méprisait. Si seulement ils savaient le mal qu'ils nous infligeant en nous isolant. Si seulement ils savaient à quel point ils nous avaient réduit bien en deçà du degré le plus bas de l'humanité.

Je fixais le Styx, là où j'allais finir. Je n'aurais pas d'épitaphe… ci gît David Selstan, le tocard qui voulait sauver une ville en perdition.

Le Styx m'engloutirait, tout ce que j'avais tenté tomberait dans l'oubli. Tout ce que je représentais, tout ce que j'étais… personne ne s'en rappellerait.

– T'as un mot à dire ?

Sans le voir, je devinais le ton narquois de Greg. Lui et son tendre copain avaient l'habitude de ces virées. Combien en avaient-ils conduit ici avant moi? Combien avant moi les avaient suppliés de les épargner? Combien d'espoirs avaient-ils définitivement brisés sous leurs bottes et leur froide mécanique de nettoyeurs inhumains ?

Ils m'avaient conduit ici pour en finir avec mes espoirs mais je ne les supplierais jamais. Car j'avais prié le Créateur lui-même trop de fois en vain.

– Pourquoi j'aurais quelque chose à dire ?

– Ben d'habitude les gens veulent toujours causer, surtout quand ils sont à la même place que toi. Tu saisis l'idée ? Insista Delas.

Cette fois je fis volte face et soutins leurs rictus arrogants, qui disparurent lorsque je serrai les dents tout en les dévisageant froidement.

– Je crois que je saisis.

– Si tu veux nous distraire, te gêne pas. On a l'habitude.

– Ben moi, je n'aurais rien contre l'idée que vous me distrayez. En me léchant les pompes, par exemple.

Ils échangèrent un regard et Greg empoigna plus fermement son flingue.

– Personne ne t'a jamais dit que t'étais un connard, Selstan ?

– Tellement de fois que j'en ai perdu le compte, avouai-je avec une ironie caustique.

Greg braqua son arme droit sur mon front, comptant m'impressionner. Mais ils n'obtint pas le résultat escompté.

– Va au diable, Selstan !

– Pas de problème, je lui demanderais en passant de vous réserver une place bien au chaud.

Leur expression tordue par la rage m'emplissait de joie, j'étais au comble du bonheur. Je ne me privai de le leur montrer, en me redressant dans un dernier élan de fierté. J'avais tant frôlé la mort que je me sentais prêt à l'accueillir comme une compagne fidèle.

J'avais cependant une pointe de regret que Mila ne soit pas là pour me voir. Elle aurait été fière de moi, je pense.

Une détonation claqua et je sursautais à peine. Je fus néanmoins surpris de ne rien ressentir du tout. Pas une seule douleur fugace qui précédait un état léthargique. Je fus encore plus déconcerté lorsque Greg s'écroula à mes pieds, les yeux écarquillés par la stupeur et un trou fumant à la tempe d'où s'écoulait un mince ruisseau de sang qui allait se perdre dans les eaux troubles du Styx.

Delas réagit en enfouissant la main droite sous son imperméable pour retirer son joujou. Il le pointa sur sa gauche, plus précisément sur une silhouette fine indistincte qui le menaçait avec son colt. Il n'eut jamais le temps de retirer le cran de sûreté et alla rejoindre Lucifer en compagnie de Greg lorsque deux balles lui trouèrent la poitrine.

Je clignais des yeux pour mieux discerner mon ange gardien. La nuit recouvrait ses traits mais ne pouvait masquer ce parfum à l'arôme si familier, qui me parvint jusqu'aux muqueuses de mes narines.

– Bonsoir, David, me lança une voix soyeuse.

– Mila ? M'écriais-je.

Le halo d'une lampe torche m'éblouit subitement, m'aveuglant temporairement. Se rendant compte de ma gêne, elle baissa la lampe vers le sol. Puis elle s'approcha jusqu'à ce que nos visage soient quasiment collés l'un à l'autre.

La caresse de son haleine m'enivrait.

– Que fais-tu ici ?

– Je viens te sauver la vie, grand bêta, ricana-t-elle.

Sans que je puisse l'en empêcher, elle m'embrassa sur les lèvres. Cette communion m'électrisa jusqu'aux tréfonds de mon être, de tout ce que j'avais appris à dissimuler. Toute cette humanité que j'avais rejetée, reniée… Mila l'avait fait rejaillir à l'instant.

– Comment savais-tu ?

– Stone m'a prévenue, confia-t-elle.

– Stone travaille pour toi ?

– Stone travaille avec moi, rectifia-t-elle, et avec d'autres personnes. Nous œuvrons tous pour atteindre un objectif commun.

Mes réflexes de flic reprirent aussitôt le dessus.

– Quel objectif ?

– Ce n'est pas le bon endroit pour en parler.

Je devins déçu qu'elle entretienne le secret à mon égard. Mais sans doute que les circonstances l'exigeaient. Après tout, ce n'est pas tous les jours qu'on descendait deux mignons d'Olson. Ce dernier serait furace d'apprendre la nouvelle. Et le Duc bien plus.

Elle cala la lampe torche sous son aisselle et se pencha au-dessus des corps des ripoux. Elle commença à les tirer vers le bord.

– Besoin d'aide ? Proposai-je d'un ton narquois.

Elle me décocha un sourire malicieux en coin.

– C'est mignon de ta part mais je peux me débrouiller.

Je dissimulais une grimace de mon mieux. Le fait qu'elle ne m'ait pas retiré les menotes qui me liaient les pognes dans le dos m'incitait à penser qu'elle ne me faisait pas confiance. C'était mal parti pour une relation durable.

Les corps de Greg et Delas roulèrent finalement jusqu'au Styx qui les engloutit comme s'ils n'avaient jamais existé.

Mila se tourna vers moi et me considéra avec un air désolé.

- Nous devons y aller, nous sommes attendus.

Elle tira une cagoule de sous son imperméable brun. Dans un endroit comme la Fange, elle avait prévu de troquer ses vêtements aguicheurs pour une tenue de soldate.

Elle s'approcha, un peu mal à l'aise.

– Qu'est-ce que ca veut dire ? Demandai-je alors que je connaissais déjà la réponse.

– Désolée, David. Mais c'est pour notre protection à tous.

– Ouais, je comprends, lâchai-je dans un soupir éloquent.

Avec toute la délicatesse dont elle était capable, elle enfila la cagoule autour de ma tête, me plongeant dans le noir.

Si même les amis se méfiaient les uns des autres, la situation de Rain City était pire que ce que je craignais.

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