Chapitre 9
Nous longions le Styx pendant un temps que je ne parvenais à définir, Mila m'emmenant avec elle par le coude. Malgré la cagoule, j'entendais clairement le vacarme du fleuve enflé par les intempéries incessantes, un chant puissant qui charriait ce que le monde choisissait de déverser à l'intérieur de notre ville.
L'odeur de notre décharge urbaine intime ou plutôt devrais-je dire à ciel ouvert, m'emplissait tellement l'haleine que j'y étais habitué comme tout le monde. Au moins le parfum de Mila atténuait un peu cette odeur ambiante pestilentielle.
J'ignore combien de kilomètres nous avions arpenté jusqu'à ce qu'elle me força à m'arrêter net.
– Attends ici.
Un grincement métallique siffla jusqu'à mes tympans, pareil à un hurlement de crécelle. Je devinais sans le voir que Mila avait ouvert une trappe. Je frissonnais malgré lui lorsque ses mains effleurèrent les miennes pour me détacher les menottes. Je me frottais les poignets et m'apprêtais à ôter la cagoule lorsqu'elle m'interpella de nouveau.
– Pas maintenant, seulement quand on sera descendus.
– D'accord, lui concédai-je. Je te fais confiance, dommage que ce ne soit pas réciproque.
Elle ne répondit rien, sans doute que ma réplique l'avait gênée. Elle attrapa ensuite mes doigts pour les guider plus bas vers le sommet d'une échelle que j'attrapais fermement. Je me courbais lentement comme un vieillard avant de poser mes godasses sur les barres et d'entamer la descente. Mes gestes étaient ceux d'un gamin apprenant tout juste à marcher.
Au bout de quelques secondes, je manquais de lâcher prise en sursautant lorsqu'elle rabattit la lourde trappe au-dessus de sa tête. Les effluves de son parfum me parvenaient jusqu'à mes muqueuses, signe qu'elle me suivait de près.
Sous mes pieds, je sentis un sol dur et je reculai lentement pour lui laisser la place. D'un geste ferme, elle m'arracha la cagoule et une haleine qui provenait des tripes peu ragoutantes d'un estomac mal entretenu me prit à la gorge.
Tournant la tête à droite et à gauche, j'étudiai avec une grimace les parois d'un corridor au milieu duquel coulait un torrent furieux qui allait plonger dans le Styx. Nous nous trouvions sur un grand quai qui surplombait l'eau boueuse d'au moins trente centimètres.
– Un endroit charmant, ironisai-je. C'est quoi, ce taudis ?
Son minois devint un masque impénétrable.
– Notre base.
– La base de qui ? La base de quoi ? Insistai-je avec morgue, agacé par son attitude maintenant distante.
– Encore un peu de patience.
D'une torsion du mention, elle me demanda de la suivre. Nous quittâmes le quai pour nous engager sur une passerelle qui nous permit de traverser et d'atteindre l'entrée d'un autre couloir. Le manque d'électricité courante expliquait la présence de torches accrochées aux parois. L'une d'elle éclaira la silhouette d'un homme qui s'anima à notre attention. Un gringalet qui n'avait pas encore de poil de barbe et qui brandissait un fusil comme un jouet. Je me demandais s'il arrivait à se servir de cette pétoire usée correctement. Enfin, sans se tirer dessus par accident.
– Halte, mot de passe ! S'écria-t-il d'une voix mal assurée.
Mila soupira en levant les yeux au plafonds.
– Bordel, Eric, c'est moi ! L'apostropha-t-elle sèchement. Tu n'es censé demander le mot de passe qu'à ceux que tu ne connais pas.
– Ben j'essaie de bien faire mon boulot, lâcha-t-il d'un ton penaud. C'est tout.
– Il y a encore des progrès à faire, ne puis-je me retenir d'ajouter, narquois.
Ma réplique ne plut pas au jeunot, qui me fusilla du regard.
– Toi le vieux, la ferme !
– On ne t'a pas appris à respecter l'avis des aînés ?
Eric pointa le canon de son fusil vers moi, et je dépassai Mila pour lui faire face. Je la sentis me retenir par le bras, sûrement pour m'empêcher de perdre les pédales. D'un regard, je lui signifiai que je pourrais me contrôler.
Ce petit morveux n'était pas le pire gars que j'avais rencontré à Rain City, mais il avait bien besoin qu'on lui apprenne les bonnes manières.
– Dis-moi, fiston. Dans quelle poubelle de Rain City es-tu né ?
– Espèce de fasciste!
– Tiens ça c'est nouveau. Tu sais te servir de cette pétoire, au moins ?
– Ouais et si tu fais pas gaffe, je t'envoie de la purée plein la gueule !
Un vrai bleu…
– Tu risques d'avoir du mal si tu n'enlèves pas le cran de sûreté, fis-je remarquer.
Bon, en vérité, le cran de sûreté était déjà enlevé mais cette petite astuce marchait toujours comme du tonnerre sur les crétins de son genre. Le morveux se pencha pour examiner de peu plus la crosse de son arme.
L'erreur du débutant.
Le temps qu'il réalise que je m'étais payé sa tête, j'avais attrapé le fusil par l'affût et lui avais arraché prestement des mains. Je le fis pivoter entre mes doigts et balança la crosse en métal dans ses abdominaux.
Perclus de crampes intestinales, il recula courbé vers l'avant. La digestion passée, il leva les mains en l'air en signe d'apaisement lorsque je retournai son arme vers lui.
– C'est bon, le vieux, pas de conneries. Hein ?
– Tu vois que tu es capable de faire preuve de politesse quand tu veux, dis-je goguenard. Pas si compliqué.
– Rends-lui son arme, David. Je m'occuperai de lui tout à l'heure.
Eric baissa les yeux quand elle le fusilla du regard.
– Il n'est pas méchant, il a seulement besoin d'être encadré, ajouta-t-elle.
– Ouais, ça m'a sauté aux yeux.
Je glissai le fusils dans ses mains hésitantes.
– Merci m'sieur, désolé.
C'est qu'il apprenait vite en fin de compte, le môme.
– Pas de quoi, ptit gars.
Il se rangea sur le coté pour nous laisser passer et Mila me guida de nouveau à travers le dédale de tunnels et d'intersections. Elle connaissait les souterrains de Rain City comme sa poche, je parierais qu'elle pouvait s'y promener les yeux fermés.
Nous croisâmes d'autres gardes sur le chemin, des hommes et des femmes à l'allure débraillée et aux traits marqués. Ils me fixaient avec une défiance presque hostile, craignant que je sois une créature du Duc. J'avais conscience que je commençais à toucher du doigt ce qui se jouait vraiment dans ma ville.
Je commençais seulement à découvrir les contreforts d'une organisation clandestine dont j'ignorais encore tout.
Deux gardes surveillaient l'entrée d'une porte, au fonds du couloir, armés de fusils mitrailleurs dont l'entretien laissait à désirer. Mila ralentit devant eux.
– Ils l'attendent, leur dit-elle en faisant allusion à moi.
Le type à gauche hocha simplement la tête et poussa du coude la lourde porte rouillée qui s'écarta en gémissant.
La lumière d'une ampoule qui pendait du plafonds au bout d'un fragile fil ténu, éclaira une table à la surface crasse autour de laquelle étaient assis des gens que je voyais pour la première fois. Et qui me voyaient pour la première fois.
Leur suspicion suintait à travers les pores de la peau, des tics de leurs doigts posés sur la table, des crispations de la mâchoire.
– Voici David Selstan.
Heureusement, sous Rain City, il n'y avait pas que des inconnus. Je bondis de joie en reconnaissant l’ecclésiastique rabougri qui s'était empressé de se lever pour me serrer la pogne. Ce bon vieux Sebastian.
– Dieu soit loué, David, tu es en vie.
– S'en est fallu de peu, grognai-je. Mais qu'est-ce que tu fiches ici, Sebastian ? T'en avais marre de jouer l'ermite à Killhell ?
– Je t'avais dit que tu n'étais pas le seul à vouloir aider ton prochain.
– Ouais, je devrais écouter tes sermons plus souvent.
– Tu n'as jamais été très assidu.
Une autre voix emplie de suffisance lança à notre encontre depuis l'autre bout de la table.
– Très émouvant, on peut passer aux choses sérieuses ?
J'étudiai celui qui me raillait, un gars de taille moyenne au teint basané et aux traits taillés à coups de burin. Il portait une veste décolorée et soutenait mon regard sans ciller. Ce gars là qui s'était rasé le crâne, peut-être pour l'hygiène, était d'une autre tempe que le gamin sans manières que j'avais corrigé.
– On se connaît ? Lui rétorquai-je.
– Hamid, se présenta-t-il. Je voulais seulement te faire remarquer que le temps est un luxe que nous ne pouvons pas gaspiller.
– Du temps, faut bien en accorder à ceux qui comptent pour nous. Tu devrais essayer, ça te ferait pas de mal de temps en temps.
– Tu n'es pas chez les amateurs, ici. Nous sommes en guerre.
Je respectais ceux qui pensaient ce qu'ils disaient mais je ne les appréciais pas pour autant.
– Approche un peu, que l'on voit qui est l'amateur.
– Ça suffit, trancha Mila.
Elle promena son regard d'un bout à l'autre de la pièce, histoire d'être certaine que tout le monde l'écouterait.
– Avant d'aborder quoique ce soit, nous devrions expliquer à David qui nous sommes et ce que nous faisons. Pour éviter tout malentendu.
Hamid se contenta d'acquiescer, les dents serrées. Tout le monde me fixait avec attention, s'attendant à ce que je les questionne.
– Qu'est-ce que vous êtes, au juste ?
Ce fut Sébastian qui me répondit.
– Nous sommes les Éclairés.
Annotations
Versions