Chapitre 2

15 minutes de lecture

Rain City ne cessait de pleurer, alors que j'avais émergé d'entre les morts bien après la fin de cette réunion. Ses enfants recevaient ses larmes amères, son chagrin récurrent ruisselant sur mon visage, sur mon imper vieilli. La sensation était celle d'une huile graisseuse de moteur en phase terminale.

Je me tenais debout sur le toit d'un immeuble en ruines de dix étages. De là, j'avais une vue plongeante sur une route défoncée qui s'enfonçait dans le paysage morne et maussade, privé de couleurs, à l'horizon. Je surpris les reflets du bouclier briller au-dessus de nos têtes, barreaux invisibles et inaccessibles de notre prison.

Hamid m'expliqua que cette route constituait autrefois l'un des points de passage les plus fréquentés par les banlieusards et les transports de marchandises. Il était couché sur le ventre à deux mètres, près du rebord.

Un fusil mitrailleur était calé contre son épaule droite, l’œil aligné dans le viseur.

De part et d'autre de la sortie de la ville, planqués derrière des pans de murs, des Éclairés patientaient armés eux, aussi.

On m'avait amené au nord de la ville, sans m'avoir briefé. Mais je me doutais bien que nous n'étions pas venus pour pique-niquer.

Stone debout juste à ma gauche, fixait l'horizon lugubre avec ses jumelles. Je me demandais ce qu'elle pouvait guetter. Certainement pas le Père Noël. Je me demandais ce qui pourrait surgir au loin.

Qu'est-ce qui pourrait bien être vomi par ce manteau infini de boue grise qui s'étirait au loin, et nous recouvrait pour étouffer la moindre lueur ?

J'ignorais combien de temps nous attendions. Je sentais seulement le chagrin de notre Mère inconsolable glacer mes os et mes muscles lorsque des lucioles déchirèrent la nuit cotonneuse. Elles attirèrent mes yeux stupéfaits.

Était-ce cela la lumière au bout du tunnel que nous espérions tous, nous pauvres damnés ? Je demandai à Stone de me prêter les jumelles alors que mon cœur battait au rythme effréné d'un tambour malmené.

Des étoiles au bout du tunnel.

Les lucioles étaient accrochées par paires à des formes indistinctes sombres qui se dirigeaient vers la ville à travers la rase campagne. Ces formes se suivaient en file indienne, au nombre de cinq. Le vrombissement d'un moteur à essence rachitique naquit dans le silence de la tristesse de Rain City à mesure de leur approche pour monter en intensité.

Je pouvais maintenant les distinguer plus précisément. Il s'agissait de camions recouverts d'une couleur verte marécage.

Un convoi militaire, certainement de ravitaillement. Instinctivement, je levai les yeux vers le ciel, m'attendant à distinguer les reflets fugaces du bouclier qui nous isolait du reste du monde. Ils avaient disparu.

Le bouclier avait été désactivé.

Bon au final, nous n'avions pas vraiment sombré dans l'oubli. J'ignorais encore s'il s'agissait d'une bonne nouvelle.

À l'allure où ils roulaient, ils parviendraient aux faubourgs dans moins de dix minutes. Je repassai les jumelles à Stone qui avait saisi son talkie walkie. Elle le régla sur une fréquence et annonça:

– Les cigognes arrivent. Elle se poseront sur la cheminée dans huit minutes.

– Bien reçu, les cigognes sont en visuel, répondit la voix de Mila.

Une multitude de questions me traversa l'esprit mais j'ignorais par laquelle commencer. Cela m'étonnerait que ce soit le bon moment pour les poser.

Hamid appela Stone pour lui passer un fusil de précision et elle mit un genou à terre en l'épaulant. J'avais compris que je n'étais destiné qu'à être un simple spectateur de ce qui allait se passer. Les ruines des faubourgs de part et d'autre de la route lézardée constituaient évidemment le lieu idéal pour tendre une embuscade.

Les camions ralentirent à cause des nids de poule qui déformaient la chaussée. Je percevais les gémissements des essieux fortement sollicités, mis à rude épreuve. Cette ville mettait décidément tout à rude épreuve.

Était-ce la volonté du seigneur qui nous avait abandonnés ?

Derrière des pans de mur écroulés, j'apercevais les silhouettes de quelques Éclairés – une vingtaine – qui prenaient position de part et d'autre de la route. Je retins ma respiration, l'issue de tout ce merdier n'était pas difficile à deviner.

Je croyais m'attendre à tout, mais je sursautai malgré moi lorsqu'un claquement puissant déchira le silence et la complainte funèbre de la pluie sur la ville déchue. Stone avait pressé la détente et la balle vint se loger au milieu du pare brise du camion qui ouvrait la marche. La vitre s'étoila à l'impact et le véhicule zigzagua sur quelques mètres avant de ralentir.

Les autres camions freinèrent subitement, les pneus râpèrent sur le béton humide et usé avant que des bruits de pétards ne se succédèrent en un chapelet erratique. Les Éclairés arrosaient copieusement avec leurs armes automatiques et quelques pétoires, les carcasses maladroites presque à bout portant.

Je vis une portière du deuxième camion s'ouvrir coté passager et un corps criblé de balles s'affala à même le sol. Sans se relever.

En voilà un qui ne repartirait pas de notre enfer. Personne ne quittait Rain City sans en payer le prix. Il n'y avait qu'une seule façon de partir.

Les Éclairés investirent la route et encerclèrent les camions sans cesser de vider leurs chargeurs, Mila en tête. Ils avaient réussi à les immobiliser en tuant leurs occupants sauf ceux d'un camion qui avait reculé pour entamer un demi tour.

Les Éclairés tentèrent de l'arrêter en tirant dans les pneus. Le véhicule parvint à maintenir sa trajectoire et se dirigeait vers la sortie. Je surpris Mila faire des gestes frénétiques du bras et aussitôt un homme qui portait un lance roquette sur l'épaule, la dépassa.

Le gaillard se décala sur la droite et posa un genou à terre. Il dirigea rapidement l'affût vers l'arrière du camion qui accélérait.

Le projectile s'éjecta du tube et je suivis la traînée transparente jusqu'à l'impact. Un Bang puissant ébranla notre ouïe et le camion se souleva de terre pour verser sur le coté. À coté de moi, Stone et Hamid relevèrent alors leur fusil vers le ciel.

C'était terminé.

Hamid lança :

– Allez, on descend les rejoindre.

******

La mort et les tripes empestaient l'air lorsque je rejoignis le groupe de Mila en compagnie de Hamid et Stone. Celle-ci lui rendit son fusil tandis qu'elle disait :

– Les Protecteurs ne vont pas tarder à arriver, je vais faire mon possible pour gagner du temps.

Mila approuva en silence.

– Ne prends pas de risques inutiles, surtout.

Malgré son ton rude, elle l'appréciait beaucoup. Elles s'étreignirent en échangeant des accolades avant que mon ancienne équipière ne s'éclipsa en marchant vite.

Une autre femme s'approcha de Mila et la prévint qu'ils avaient trouvé un blessé ennemi. Mila croisa mon regard et me lança:

– Viens avec moi, David.

Je lui emboîtai le pas sans broncher et nous contournâmes les autres Éclairés et les camions dont ils déchargeaient le contenu. Sauf celui qui avait été renversé par la roquette et qui commençait à prendre feu malgré la pluie torrentielle.

Je regardais les flammes trembler alors que deux Éclairés traînaient par les mollets le survivant de l'embuscade qui avait été menée. C'était un jeunot salement amoché à la jambe gauche, noircie par l'incendie, il était vêtu comme un soldat.

Ses yeux exprimaient une terreur instinctive et je l'entendis balbutier :

– S'il vous plaît…

Mila et Hamid le regardaient sans dire un mot. Je compris qu'ils avaient déjà décidé quoi faire de lui. Ses supplications n'ébranleraient pas ces statues.

La pitié n'existait pas à Rain City. Il y avait les survivants et les condamnés. Je m'étais résigné à cette réalité, la seule vérité qui valait bien plus que tous ces foutus psaumes de la Bible que Sebastian avait tenté de m'inculper dans l'âme.

Nous, les enfants de Rain City, étions des survivants. Il y a longtemps que nous avions cessé d'être vivants.

Nous avions un pied dans la tombe de notre déchéance.

Mila s'approcha de moi et me glissa un objet lourd et pesant dans ma paume moite. Un flingue chargé. Je compris de quoi il en retournait, il était inutile de l'exprimer avec des mots. Les intentions étaient plus qu'éloquentes.

Je regardais, mes pensées alourdies par une mécanique fataliste, l'arme de la justice des Éclairés avant de croiser le regard du malchanceux dont les traits étaient déformés par la peur.

– S'il vous plaît… laissez-moi partir… je vous jure que je ne remettrais plus jamais les pieds…

– C'est ça, on va te croire sur parole, cracha Hamid avec un mépris non dissimulé.

Je lui tournais le dos mais je pouvais sentir la haine qui suintait de lui. À Rain City, personne ne pouvait se lever ni se battre sans éprouver de la haine, contre n'importe quoi ou n'importe qui.

– Il te tuerait si les rôles étaient inversés, m'expliqua alors Mila. Il nous tuerait tous s'il le pouvait, parce que nous sommes en guerre. Nous devons survivre.

– Non, s'il vous plaît! Glapit l'autre de nouveau.

Au cours de ma carrière, j'avais appris à jauger les gens. Ce qu'ils pouvaient être, ce qu'ils pourraient devenir. Surtout le pire.

Mais celui qui suppliait ne ressemblait pas à un de ces salauds ordinaire que j'ai confronté au cours de ma carrière. Il ne devait être qu'un pauvre type qui ne faisait qu'obéir aux ordres. Devais-je l'épargner ? Le laisser rebrousser son chemin ?

Devais-je faire preuve de pitié ?

Mila et Hamid ne m'auraient pas laissé faire. C'est alors que l'autre continua à balbutier.

– J'ai… une famille…

Une famille.

Un mot qui n'existait plus vraiment depuis le début de notre malédiction. J'avais été confié à Sébastian qui m'avait adopté. Mais j'ai senti que cela ne pouvait me contenter, comme beaucoup de gens.

La famille constituait une étape essentielle d'un cycle, le besoin de perpétuer un héritage, des valeurs, des souvenirs, des symboles. Le besoin de perpétuer la vie.

Ce cycle avait été brisé depuis longtemps à Rain City par Dieu lui-même. Ou plutôt par d'autres qui avaient choisi sciemment de nous ignorer en espérant que nous disparaîtrions sans que personne ne s'en soucie.

À cette pensée, une colère longtemps tapie s'éveilla en moi. À travers ce bonhomme, je contemplais ce dont nous avions été tous privés.

Je contemplais l'injustice infâme de notre sort.

Ce salaud pleurnichard avait eu droit à une meilleure vie que la nôtre, il avait joui de tout ce qui nous avait manqué jusqu'à alors. L'abondance des fruits de la terre et du ciel, le bonheur de connaître un but et des objectifs à atteindre et à accomplir, les joies d'être entouré de personnes bienveillantes et fiables.

La chaleur du soleil au lieu de ces pluies incessantes qui mouillaient nos derniers restes d'humanité et les érodaient irrémédiablement.

Nous étions les enfants de Rain City et nous n'avions pas connu cela. Nous en avions été privés par la Volonté de Dieu.

Non, par la volonté de ceux qui nous avaient cloîtré entre ces murs invisibles. J'avais devant moi un geôlier de notre bagne infect, un geôlier qui m'implorait.

Un profiteur qui me demandait pitié.

La colère submergea ma raison et mes sentiments, je vis à travers lui ce que j'aurais pu devenir. Ce que nous aurions pu tous devenir.

Par dessus mon épaule, j'accrochais le regard de Mila qui coula vers moi un sourire aimable.

– J'ai confiance en toi, David.

Nous étions les enfants de Rain City et nous avions beaucoup en commun. La peine, la solitude, les souffrances des éternels orphelins.

Mila… elle s'appelait Mila.

Sa voix soyeuse éveillait en moi un désir puissant et enivrant en moi. Un volcan de passion prêt à jaillir pour lui prouver qu'elle méritait que l'on se dévoue pour elle.

Que l'on tue pour elle.

Oui, j'étais prêt à tuer pour elle. Je n'avais jamais ressenti cela pour quelqu'un d'autre avant elle depuis longtemps. Alors ma raison et ma retenue vacillèrent, comme lorsque j'avais achevé Buck froidement dans les miasmes du Hachoir.

Je fixais alors l'infortuné devant moi, j'avais décidé de son sort. Et il le comprit lorsqu'il croisa mon regard distant.

– Non, pitié !

Je le fis taire à jamais en pressant la détente. Aucun des Éclairés ne sursauta devant la détonation qui traversa l'air même si quelques uns relevèrent la tête pendant quelques instants.

Les yeux de ma victime restaient obstinément braqués sur le ciel tourmenté de Rain City qui versa des larmes plus amères sur son cadavre.

J'avais choisi.

J'avais choisi de tuer pour perdre un peu plus de mon âme, et déchirer un peu plus le cœur de Rain City.

– Bienvenue chez les Éclairés, Selstan, lança Hamid dans mon dos.

Il commençait à s'éloigner tandis que je me tournais vers Mila pour lui rendre son arme. Elle secoua la tête.

– Garde-le, me fit-elle seulement.

Je l'enfouis dans ma poche et la suivit en silence. Autour de moi, les Éclairés déchargeaient les camions en toute hâte et détroussaient les cadavres.

C'était donc cela, la guerre. La négation ultime de notre humanité, nous étions les dignes enfants de Rain City, notre foyer. Des rats à visage humain.

Mila rejoignit Hamid près des caisses et j'étais décidé à obtenir des réponses à certaines questions.

– Je croyais que personne ne pouvait ni entrer ni sortir, commençais-je.

– Ils contrôlent le bouclier. Ils entrent et sortent quand ils veulent, m'informa Hamid. Nous ne pouvons pas en dire autant.

– Tous les habitants qui ont surpris leur manège et qui ont tenté leur chance, ne nous ont plus jamais donné de nouvelles, ajouta Mila.

Je crus voir des larmes embuer des yeux... à moins que ce ne soit la pluie qui ne cessait de ruisseler sur ses traits si joliment dessinés.

– Donc j'imagine que nous ne savons rien de l'extérieur, devinai-je.

Les caisses en bois me rappelaient étrangement ceux que j'avais retrouvés dans le repaire même de Seth le fou.

– Nous savons seulement qu'ils préfèrent nous garder cloîtrés ici. Pour quelle raison ? Tout le monde l'ignore, avoua Hamid.

– Quand vous dites ils, demandai-je, vous parlez des Protecteurs ?

– Non, de ceux qui les ravitaillent, répondit Mila. Ceux de l'extérieur comme eux, ajouta-t-elle en montrant les cadavres profanés qui jonchaient la route et les trottoirs défoncés.

J'inspirais un grand coup.

– Donc les Protecteurs seraient leurs agents locaux ?

– Pour ainsi dire, confirma Hamid qui balançait son fusil mitrailleur avec nonchalance contre ses hanches. Et même si certains Protecteurs ne viennent pas de Rain City.

J'eus le sentiment étrange que Hamid en savait long sur les Protecteurs, peut-être même trop.

– Tu as l'air de savoir beaucoup de choses sur eux.

Il me fusilla d'un étrange regard amer.

– J'ai été l'un d'eux, Selstan, avoua-t-il de but en blanc. Comme plusieurs d'entre nous.

Sa réponse sincère me désarçonna alors que je n'étais pas si facile à ébranler. D'un regard, Hamid prit congé pour retourner encadrer un groupe d’Éclairés qui avait fini de décharger un autre camion devant.

– Tu lui fais confiance ? Fis-je à Mila.

– Il a fait ses preuves depuis qu'il nous a rejoints, il y a trois ans. Les Protecteurs n'ont pas de pitié pour leurs traîtres, il a perdu sa famille à cause de sa loyauté envers nous.

Je jetai par dessus mon épaule un coup d’œil dans sa direction alors que je l'entendais aboyer des ordres secs.

– Certains perdent leur famille, d'autres n'en ont jamais connu, déclarai-je avec fatalisme.

Une lueur d'intérêt étincela dans ses magnifiques yeux.

– Comment as-tu survécu ?

– Je suis né dans la rue. Sebastian m'a recueilli et m'a adopté, c'est devenu un grand frère autant qu'un père pour moi. Et toi ?

Pendant un instant, je regrettai de m'être montré trop curieux mais elle ne montra rien d'une gêne quelconque.

– Betsy a pris soin de moi au Divan de Cupidon.

Puis elle décida de changer le sujet.

– Bon tu veux découvrir le trésor ? Et des réponses à une de tes questions ?

Je ne répondis rien alors qu'elle me contourna pour s'accroupir près de la caisse la plus proche. La lame d'un couteau jaillit dans un claquement léger dans sa main, lame qu'elle introduisit dans une interstice.

Un craquement de bois torturé succéda à sa brusque torsion de poignet et elle écarta sèchement le panneau qui recouvrait le contenu. Elle recula pour me laisser passer et m'accroupir à mon tour. Tenaillé d'une curiosité avide, je plongeai la main pour remuer et agripper pèle mêle des boîtes de conserves qui ne portaient pas d'étiquette.

À l'aide du couteau que Mila me prêta, j'ouvris une entaille sur le coté et éleva la marque laissée à hauteur de mes narines, qui interceptèrent une forte odeur de poisson conservé. Je tentai de me souvenir de la dernière fois que j'en avais mangé.

C'était un effort surhumain étant donné que j'avais perdu la notion du temps, comme tous les damnés de la ville.

– Tout cela atterrit donc dans les poches des Protecteurs, conclus-je.

– Qui les revendent au reste de la population au prix qui leur convient. Ou contre quelques services, ajouta-t-elle d'une voix impersonnelle.

– Léchage de cul contre nourriture, voilà un deal alléchant, me moquai-je.

– Cela m'étonnerait qu'on ne te l'ai pas proposé, releva-t-elle.

– Je me suis toujours débrouillé pour ne pas dépendre des mauvaises personnes.

Je ne crois pas que j'oserais lui avouer que je n'avais pas été complètement intègre. Pour survivre, je m'étais abaissé à des compromis. La plupart avaient franchi la ligne depuis trop longtemps et trop de fois.

– J'imagine, éluda-t-elle. Ce n'est pas moi qui vais te juger.

Elle avisa une autre caisse dont la particularité était cette croix grossière qui barrait l'un des cotés. Elle me demanda de lui rendre d'un simple regard son couteau, qu'elle utilisa pour l'ouvrir de la même façon que précédemment.

Une pierre me roula dans l'estomac lorsque mes yeux furent attirés malgré ma répugnance par le reflet pâle citron de minuscules éprouvettes qui rayonnaient d'un éclat sinistre et trop familier.

Cette Foutue Vipère Jaune.

– Bon dieu, soufflai-je entre mes lèvres.

– Tu l'as dit.

Tous ces gars de l'extérieur qui venaient de passer l'arme à gauche, qui portaient treillis et circulaient dans des camions militaires. Cela ne ressemblait pas à un gang ordinaire, évidemment et j'envisageais l'hypothèse qu'une puissante organisation à gros moyens contribuait au dépérissement de la ville, à sa lente agonie.

Dans quel but ?

– La drogue n'est pas produite dans la ville même, elle est fournie depuis l'extérieur, m'expliqua-t-elle.

– Ce sont les Protecteurs qui assurent la distribution, en utilisant les dealers locaux comme intermédiaires.

Ce n'était pas une question que je venais de poser mais une simple déduction.

– Le Duc supervise l'ensemble, ajouta Mila.

Un vertige de plus en plus abyssal commençait à galoper en moi. Depuis des années, depuis des décennies, depuis le jour où notre isolement fut décrété, nous étions devenus à notre insu les jouets d'une puissance extérieure.

De gens impitoyables qui semblaient se lasser de nous ravitailler, de nous permettre de survivre, de nous regarder nous entre-dévorer à petit feu, tels des charognards criant famine. Qui semblaient avoir décidé d'en finir avec nous. Dans le meilleur des cas, la Vipère Jaune nous laissait à l'état de déchets sans âme, apathiques.

Dans le pire, nous en mourrions comme cette pauvre Cynthia.

Valions-nous la peine d' être sauvés ? Les Éclairés le pensaient, Mila se battait pour cela. Mais je n'étais pas convaincu que cela nous mènerait à la victoire. J'avais trop espéré pendant trop longtemps que notre sort s'améliorerait.

– C'est leur seule voie d'approvisionnement? Demandai-je.

– Non, il y en a d'autres.

– C'est pour cela que Sebastian est parti à la tête d'un autre groupe d’éclairés.

Elle secoua seulement la tête et agrippa son talkie pour le régler sur une fréquence. Elle tenta alors de contacter ce fichu porteur de soutane. Sans succès.

Elle le rangea finalement, l'air contrarié.

– Il ne répond pas ?

– Les communications ne passent pas bien, à cause des Protecteurs. Ils ont fichu en l'air tout le réseau pour nous isoler et ils continuent de brouiller les transmissions à ondes courtes.

Elle n'avait pas vraiment éclairé ma lanterne. Je voyais bien à quel point cela la tracassait qu'elle n'ait aucune nouvelle de Sebastian.

Je décidai de ne pas insister. Elle donna subitement sans mise en garde un grand coup de pied dans la caisse, ce qui renversa toute la Vipère Jaune au sol. Elle écrasa sous son talon les fioles dans un froissement de verre pétri.

Les autres Éclairés l'avaient imité et des ruisseaux dorés s'allongèrent sur le béton craquelé pour se déverser dans les nids de poule. Cette œuvre était utile mais suffirait-elle à sauver une ville de son agonie programmée ?

Les habitants qui vivaient sous la tyrannie du Duc avaient-ils conscience des efforts que l'on accomplissait pour eux ? S'ils le savaient, en seraient-ils reconnaissants ?

Non, nous aurions droit sans doute à l'ingratitude.

J'entendis Hamid clamer des ordres.

– Prenez ce que vous pouvez emporter, laissez le reste !

Alors que tout le monde s'affairait à faire l'inventaire, des sirènes retentirent par dessus les pleurs de Rain City. Des sirènes de police.

La frénésie gagna alors notre petite bande, l’inquiétude tordait même les traits de certains. Ils enfouirent rapidement dans des sacs improvisés et grossiers toute la nourriture et les munitions possibles.

Mila me saisit par le coude pour m'emmener avec elle.

– Les Protecteurs arrivent ! S'écria plusieurs fois Hamid. On décroche, allez !

La zone fut évacuée et nous nous réfugiâmes dans les ruines en direction du puits le plus proche. Pour retourner nous terrer comme des rats.

Comme des rats à visage humain.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Galetta ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0