Chapitre 4
Je ne pouvais plus retourner chez moi. Pas après ce qui s'était passé au Styx, pas après avoir frôlé la mort de si près lorsque Mila me sauva la vie de mes deux anges gardiens, Greg et Delas. J'imaginais bien Olson et sa bande de vendus à la cause des Protecteurs ratisser la ville, enfin ses ruines, pour me mettre la main dessus mort ou vivant.
Je les imaginais avoir la rage de bêtes endiablées répondant aux directives d'un Grand Satan, en train de soulever chaque foutu caillou pour vérifier que je ne me cachais pas dessous. Par mesure de précaution, les Éclairés décidèrent de condamner temporairement tous les accès vers la surface qui menaient aux quartiers emblématiques de Rain City.
Nous devions laisser les choses se tasser un peu et nous devions patienter. Je devais lutter contre cette frustration de rester sans rien faire. Il fallait que je me rende utile ou que je me change les idées.
C'est ce qui m'amenait à déambuler dans les souterrains qui véhiculaient cette odeur infecte d'égout à laquelle je commençais peu à peu à m'habituer. Je traversais les check points, et à l'un d'eux, je reconnus le bleu avec qui j'avais fait connaissance.
Il s'appelait Eric, je crois.
Il évitait mon regard, adossé face à un bidon enflammé qui le réchauffait contre l'humidité ambiante. Il s'était rendu compte de ma présence et n'avait pas visiblement oublié la leçon que je lui ai prodigué.
Je m'apprêtais à passer mon chemin en l'ignorant avant de me convaincre que ce n'était peut-être pas une si mauvaise idée d'essayer de s'en faire un copain. Surtout si j'étais destiné à croupir en compagnie des rats, mes semblables.
Des rats à visage humain.
Je freinais à sa hauteur avant de pivoter vers lui.
– Ça va petit ? Fis-je.
Il se décida à accrocher mon regard curieux.
– Ouais, répondit-il distant. Et vous ?
Ah non, effectivement, il n'avait pas oublié de sitôt la leçon que je lui avais prodigué.
– Rien à signaler ?
– Nan, je m'emmerde.
À son ton, je compris qu'il n'était pas spécialement enclin à faire la conversation. Avant de passer mon chemin, je lui posai la question:
– D'où viens-tu ?
Il hésita avant de me répondre.
– Le Hachoir, monsieur.
Je hochai la tête avant de le dépasser. Il me surprit alors en me lançant dans le dos :
– Et vous ?
– Le Narrows, fis-je en me tournant à demi vers lui.
Son attitude avait changé et il possédait à présent l'envie de se confier davantage.
– Je n'ai pas connu mes parents, m'avoua-t-il.
Il sembla sur le coup, gêné d'en avoir trop dit.
– Moi non plus, p'tit, répondis-je dans une maladroite tentative de le réconforter.
On en resta là, convaincus tous les deux que nous étions dans la même galère. Je ne lui accordai pas d'autre regard, je devais continuer.
À Rain City, les journées se ressemblaient toutes, surtout dans ces foutus égouts où nous étions confinés pour ne pas nous exposer aux représailles des Protecteurs. Nous perdions facilement la notion de tout.
Le temps, les lieux, les coudes, les embranchements, les intersections. Combien de fois ai-je fait le tour de la base des Éclairés, m'égarant lorsque je retournai sur mes pas ? Un cycle de rondes qui ne possédait pas de fin.
Restons donc terrés comme des rats à visage humain jusqu'à ce que le déluge se tarisse ou nous engloutisse à jamais. Restons donc terrés par peur de nous montrer à ceux qui tyrannisaient notre ville, notre mère nourricière ingrate et cruelle.
La base des Éclairés se nichait donc au fonds de ce terrier gluant, une termitière poreuse à l'humidité et aux relents d'intestins malades. Les lieux de détente et de vie – je me demandais si cela méritait un tel qualificatif – se situaient au niveau de la Cour des Illusions tandis que les pièces de briefing, d'entraînement ou de stockage se répartissaient au niveau des différents sas et corridors de façon inégale.
Près du cœur de la base nommé le Centre, l'entrepôt principal a été aménagé, une espèce de bunker qui avait été baptisé la Corne d'Abondance. Un centre névralgique qui faisait l'objet d'une surveillance accrue, Mila, Hamid et d'autres avaient certainement donné des consignes dans ce sens. Je m'en étais aperçu lorsqu'il a fallu montrer patte blanche aux postes de gardes improvisés dont Eric faisait partie de façon aléatoire.
Un tel endroit ne pouvait évidemment ne susciter que des convoitises chez ceux qui avaient perdu tout espoir. Ou de la démence. Comment ne pas succomber à la tentation de dérober quelques paquets de nourriture ou de médicaments ?
Les Protecteurs devaient rencontrer le même problème puisqu'ils assuraient le ravitaillement de la ville. Nul doute qu'ils avaient développé des méthodes particulièrement dissuasives contre quiconque tentait de prendre plus que sa propre part.
Voilà comment le Duc maintenait son emprise sur la ville. La Vipère Jaune n'arrangeait pas le problème.
C'était visiblement l'objet de la discussion entre Hamid et Mila, alors que je m'approchais d'une des fameuses salles de briefing, en empruntant l'un des corridors tortueux qui sillonnaient les entrailles de Rain City, quelque part dans la Fange, au nord.
À travers la porte entrebâillée qui vacillait sur ses gonds rouillés, j'entendis Mila insister en haussant le ton.
– Ça devient grave, Hamid, il faut qu'on sache ce qui se passe !
– En allant risquer la peau de plusieurs de nos gars pour rien ? Répliquait celui-ci. Pas question, tu n'as qu'à demander à Stone de se pencher là-dessus ! C'est dans ses cordes.
– Nous l'impliquons déjà trop ! Elle risque de commettre des erreurs et de se faire prendre !
– Tu as oublié ce qui est arrivé aux gars de Sebastian ? S'il y a un traître parmi nous, nous perdrons d'autres hommes !
Je poussai la porte, Hamid enfouit subitement sa main sous sa veste pour brandir un flingue vers moi.
– Je peux peut-être aider ? Proposai-je.
Mila attrapa le poignet de Hamid pour le forcer à ranger son jouet. Celui-ci obtempéra non sans grogner à mon encontre.
– On t'a pas invité.
– Je croyais qu'on faisait partie de la même équipe, fis-je remarquer. Il serait peut-être temps d'arrêter de se comporter comme si je n'existais pas.
Mila échangea un regard avec son camarade.
– Il a raison, concéda-t-elle.
– Et merde, jura l'autre.
Hamid me fixa avec une intensité croissante. Il se mordit longuement la lèvre comme si cela lui demandait un effort surhumain d'essayer de me faire confiance. Il exprima finalement sa lassitude d'un geste vague du bras.
– Bon au point où on en est, je vais te mettre au parfum.
– C'est très aimable.
Mila opina du chef avant qu'il ne reprit.
– Tu te souviens, Selstan, de l'embuscade contre le convoi de la dernière fois ?
– Tu veux dire, cette embuscade qui nous vaut toujours d'être enterrés dans ces fichus égouts pour échapper aux Protecteurs ? Ouais, je m'en souviens, ponctuai-je avec sarcasme.
Ils ne relevèrent pas cette remarque.
– Ces derniers jours, Stone nous a informés qu'une nouvelle version de la Vipère Jaune circulait dans la ville, surtout dans ses coins les plus emblématiques. Si tu vois de quels coins je parle.
Un frisson désagréable courut tout le long de ma moelle épinière.
– Une nouvelle version ?
– Pire que les précédentes, m'affirma Mila. Aux effet bien plus dévastateurs.
Ses traits impavides masquaient sa résignation.
– Quels effets ?
– Les consommateurs deviennent violents et agressifs, reprit Hamid. Stone a relevé des hausses inquiétantes d'homicides ces derniers temps.
Super, comme si la ville n'était pas déjà assez dangereuse comme ça.
– Alors il faut stopper ce trafic à tout prix !
– Bon au moins, nous avons tous la même idée, soupira Hamid. Le problème est que nous ne savons pas comment.
– Il faut couper la source d'approvisionnement.
– C'était justement l'objectif de nos dernières actions et cela n'a pas été une franche réussite, observa-t-elle, alors qu'elle faisait allusion à la débâcle du groupe de Sebastian.
– Alors il faudrait s'attaquer aux gros bonnets qui reçoivent la Vipère Jaune et la distribuent ensuite aux petits dealers.
Hamid secoua la tête.
– Leur sécurité sera assurée par les Protecteurs, nous n'avons pas assez d'hommes.
– Cela ne demandera pas forcément beaucoup d'hommes, lui répliquai-je. Un petit groupe voire même un seul.
Mila resta de marbre tandis que Hamid s'esclaffa.
– Ben voyons ! Toi tout seul contre un millier de Protecteurs ? Tu es sûr de ne pas avoir reniflé une de ces foutues fioles jaunes ?
– Hamid, s'il pense être capable de le faire, laissons lui sa chance.
Il haussa les épaules avec une indifférence feinte.
– D'accord, ce n'est pas comme si Sébastian avait perdu tout son groupe après tout. Mais hors de question qu'il entraîne quelqu'un d'autre avec lui.
– J'aurais peut-être besoin d'un guide.
– Et puis quoi encore ? Éructa Hamid. Tu ne veux pas qu'on te serve un repas chaud et équilibré, pendant que tu y es ?
– Ce serait pas de refus, fis-je avec insolence.
– Ça suffit ! Trancha Mila.
Elle le retint par l'épaule alors qu'il s'était approché pour me voir de plus près. La pression qu'elle exerça sur la clavicule suffit heureusement à l'apaiser.
– S'il arrive quelque chose à ton guide, me prévint-il cependant, tu en seras responsable et tu en répondras devant le Conseil des Éclairés, pigé ?
– C'est noté.
Il quitta la pièce en trombe, sans nous accorder un regard de plus. La porte rouillée gémit bruyamment en claquant.
– Caractériel, hein ? Dis-je.
– Tu devrais éviter de le provoquer, ça ne nous rend pas service. Si nous pouvons nous épargner ce genre de complications, ce serait bénéfique car c'est la dernière chose dont nous avons besoin en ce moment.
Je levai les yeux au plafonds en soupirant.
– D'accord, je ferais un effort.
– Merci j'apprécierais. Bon, tu as l'intention de commencer le nettoyage où ?
– Au Hachoir.
Elle fronça les sourcils, pas vraiment emballée par la suggestion.
– Stone m'a raconté que tu as failli y rester là-bas. Tu veux vraiment y retourner ?
– C'est pour ça que je vais emmener un guide, pour bien faire attention où je mets les pieds. Je serais curieux de voir la relève de Seth le Fou.
– Je n'aime pas ça.
Je ne pus retenir un sourire malicieux.
– Comme tu l'as dit, nous sommes en guerre. Il faut bien prendre des risques.
Elle hocha la tête, les traits tordus par l'émotion. Elle se jeta subitement à mon cou et m'embrassa fougueusement. Le baiser avait un goût sucré, bien plus agréable que l'amertume et l'acidité de la moisissure qui empoisonnait l'air.
– Tu as intérêt à revenir, avec ton guide.
Elle possédait le don de motiver les gens, cette petite. Le cœur un peu plus léger, je quittais la pièce pour aller retrouver Eric.
Le guide que j'avais choisi. Mon instinct me disait que ce gosse sauterait sur l'occasion sans hésiter. L'inaction était la pire chose qui pouvait ronger le moral et amoindrir la combativité. C'était le meilleur moyen de perdre la foi.
Ma conscience me rappelait cependant que je risquais de le faire tuer avec moi. Mais nous étions tous condamnés à plus ou moins brève échéance.
Rain City était condamnée si nous restions passifs.
Assez tergiversé.
Eric à moitié avachi contre le mur, bondit sur ses pieds en me revoyant.
– Comment s'est passée la promenade ?
– Jusque là, à merveille. Ça te dirait de la continuer avec moi? Lui proposai-je.
– Où ?
Il n'était pas distant, je surpris même de l'excitation dans sa posture.
– Au Hachoir.
Il lâcha une grimace explicite.
– Hum, j'aurais préféré les Brumes de l'Extase.
– Je suis pas sûr que t'aies encore l'âge requis pour un endroit pareil, gamin.
Il arqua les sourcils perplexe avant de comprendre que je me payais sa tête.
– Mais vous n'avez aucun problème à m'emmener au Hachoir, hein le vieux?
– J'ai besoin de quelqu'un qui connaît bien le coin.
Son visage osseux d'adolescent s'éclaira.
– Alors vous avez demandé à la bonne personne, m'sieur. Par contre, je peux pas quitter mon poste comme ça. Faut que je prévienne le conseil des Éclairés.
– D'accord, petit.
Il fouilla dans sa poche et sortit un talkie walkie. Peu après une femme armée d'une mitraillette émergea de l'autre coté du tunnel et lui indiqua d'une inclinaison du menton qu'il pouvait y aller.
– T'as un flingue ? Demandai-je à Eric.
Il exhiba la crosse d'un revolver qui brillait de sous sa veste.
– Ouais.
– Bon, laisse tomber cette arme de chochotte, fis-je en désignant le fusil qu'il déposa contre le mur. Et viens avec moi.
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