Chapitre 5
Arrivé en haut de l'échelle et à moitié éclairé par la lampe d'Eric qui se suspendait juste en dessous de ma carcasse, je m'appuyais sur la pesante plaque d’égout que je parvins à lentement soulever. Je clignais des paupières par l'ouverture, aspergé par les gouttes de pluies qui s'écrasaient au milieu de la ruelle.
Déserte si j'en croyais le silence qui me répondait en retour.
Je fis glisser la plaque sur le coté et me hissais à la force des bras. Cette ruelle ressemblait à celle où j'avais abattu Buck. Cela ne signifiait pas que c'était forcément la même.
J'attrapai le poignet du môme pour le soulever hors des entrailles d'une ville agonisante. Il remit la plaque à sa place, légèrement de travers. Il rabaissa la capuche de son survêtement sur la figure tandis que je resserrai le bonnet qu'il m'avait prêté, sur ma caboche. Après mes ennuis avec la police, enfin les Protecteurs, je me doutais que je devais être activement recherché.
Mes yeux tombèrent sur une affiche qui pourrissait sur le sol putride.
Éric la ramassa, intrigué et s'exclama:
– Eh mais, c'est vous !
Visiblement taquin, il me montra le portrait d'un type à la mine pas très engageante avec une série de chiffres marqués en dessous.
David Selstan recherché mort ou vif, quinze mille solstices de récompense. Et la mention ajoutait: tout renseignement sur son compte sera récompensé par une augmentation de la ration quotidienne d'aliments.
Signé, les Protecteurs.
Je chiffonnais l'avis de recherche en une boule grossière que je fis rouler sur le sol trempé par les intempéries d'une simple torsion du poignet. Cela n'échappa pas au môme qui me fit remarquer:
– Ils ne vous aiment pas beaucoup, j'ai l'impression.
– C'est réciproque, lui confirmai-je.
Je n'avais pas oublié la fois où ils avaient tenté de me liquider dans la Fange avant que Mila ne me sauve la mise.
Le tonnerre gronda au-dessus de nos têtes, Rain City nous accueillait avec des larmes plus intenses encore. Les nuages sombres cavalaient comme des moutons noirs épris de panique devant un prédateur qui les poursuivait.
Ô mère de nos péchés, ton fils prodigue est de retour.
– Euh m'sieur, vous allez rester longtemps comme ça ?
Je croisai son regard. Malgré l'aprêté de la vie, il restait encore un gamin au fonds de lui et je ne voulais pas l'emmerder avec mes idées noires. Il finirait bien par nourrir les mêmes idées tôt ou tard.
– Crois-moi p'tit, lançai-je. Les Protecteurs nous détesteront bien plus encore quand nous aurons fini ce que nous sommes venus faire ici.
Un sourire satisfait étira ses traits dissimulés par la capuche.
– Ca veut dire qu'on va s'amuser ?
– Ce sera surtout dangereux mais on tâchera de s'amuser. Tu es bien né au Hachoir, c'est ça ?
– Ouais, je connais le quartier comme ma poche. Nous devons aller dans un endroit bien particulier ?
J'inspirais un grand coup tout en vérifiant qu'il n'y avait personne d'autre que nous dans la ruelle.
– Suppose que tu es le caïd de ton quartier, expliquai-je. Ta principale activité serait d'écouler – disons – des marchandises illégales comme la Vipère Jaune, il te faudrait logiquement une base où tu pourrais stocker ces marchandises sans qu'elles ne se perdent. Une base qui serait accessible à tes clients, de préférence et qui ne suscite pas trop l'attention. Quel endroit choisirais-tu ?
Son front se plissa sous le coup d'une mûre réflexion mais cela ne lui prit pas longtemps.
– Je connais l'endroit idéal, m'sieur. Suivez le guide !
******
Il m'entraîna à sa suite avec une sacrée allure de marathonien. Au point que je lui demandai de ralentir, histoire de me familiariser avec les lieux qui me demeuraient inconnus malgré ma dernière virée chez ce bon vieux Seth le Fou.
Cela me confirmait qu'il connaissait bien le quartier. J'eus l'étrange sentiment qu'il se sentait comme un poisson dans l'eau ici.
Je me rangeais à sa hauteur pour lui faire la causette. Vieille habitude de flic.
– Tu as grandi ici ? Glissai-je.
– Ouais, répondit-il d'un ton faussement nonchalant.
Je le sentais tout à coup sur la réserve et je décidai de faire comme si je n'avais rien détecté.
– Cela n'aurait pas du être évident de survivre ici. Surtout sans avoir grandi auprès de tes parents.
– J'ai eu de la chance, reconnut-il simplement.
Il ne semblait pas à l'aise d'en dire plus. Il poursuivit néanmoins :
– J'ai appris à faire gaffe où je mettais les pieds.
– Et pourtant tu t'apprêtes à m'emmener à l'endroit le plus dangereux de tout le quartier, peut-être même de toute la ville, observai-je.
Je l'entendis soupirer puis n'y tenant plus, fit volte face vers moi.
– Écoutez m'sieur…
– Tu peux m'appeler David.
– Écoutez David, je veux pas que vous me jugiez.
Je lui posai une main amicale sur l'épaule.
– Je ne te juge pas, Eric, on est seulement en train de discuter. Je me doute bien que tu aies fait tout ce que tu as pu pour rester en vie. Peut-être même que tu as honte de certaines choses que tu as du t'abaisser à faire. Cela n'a pas d'importance, tout ce qui compte est que tu te battes dans le bon camp, pour aider ceux qui en ont besoin, d'accord ?
La vie n'a pas été tendre avec lui, avec personne. Nous étions tous des enfants de Rain City, les orphelins de la misère commune.
Le bien que nous accomplirions suffirait-il à jeter un rayon de bonté dans ce coeur des abysses de l'âme qu'était le Hachoir? Je voulais le croire même si je ne pouvais pas faire taire ce murmure crispant qui me répétait que j'étais destiné à échouer.
À moins que ce ne soit l'écho de la pluie.
– Par ici, me fit Eric après que je lui ai lâché l'épaule. La Ruche est pas loin.
– La Ruche ?
– L'endroit que vous cherchez.
Il avait prononcé ce nom qui payait pas de mine avec une grimace explicite. Comme s'il en gardait de mauvais souvenirs.
– Tu le connais bien ?
– Ouais, trop bien. J'ai travaillé là-bas, m'avoua-t-il.
Je percevais sa gêne.
– En quelles occasions ?
Tout en marchant, nous passions d'une petite rue à l'autre très rapidement, évitant les grands boulevards où nous aurions augmentés les risques d'être repérés par les patrouilles de Protecteurs.
– Seth le fou m'a recueilli après la mort de mes parents.
Il s'arrêta à une intersection puis se colla contre le mur en me faisant signe de faire pareil. L'instant d'après, je surpris les halos de torches droit devant moi. Deux Protecteurs venaient d'apparaître à l'autre bout de la rue depuis une avenue, leur silhouette se mouvait lentement vers nous.
– Par ici ! Lâcha le môme à voix basse.
Il me tira par la manche avec une vigueur prodiguée par l'urgence, dans la rue sur notre gauche. Après une dizaine de mètres, nous nous planquâmes accroupis comme deux clochards en train de chier derrière une poubelle en train de flamber.
Nous attendîmes le coeur battant que les éclats de voix qui se rapprochaient, s'estompent enfin. Jamais les minutes ne m'avaient parues aussi longues depuis longtemps.
Nous nous redressâmes prudemment avant que je ne repris la conversation là où nous l'avions laissé :
– Tu disais que Seth t'avait recueilli ? T'as donc bossé pour lui ?
– Par gratitude.
– Comment t'es-tu retrouvé chez les Éclairés ?
Il tourna la tête dans les deux directions pour s'assurer que nous étions bien seuls.
– Pour faire court, j'ai fait plusieurs genre de boulots pour Seth. La plupart du temps, je faisais les commissions ou livreur. Parfois, c'était plus sérieux, vous saisissez ?
Je fronçais les sourcils, détestant ce que mon instinct de flic me suggérait.
– Bordel, tu as tué des gens quand il te le demandait ?
Il se mordit la lèvre, saisi par la culpabilité.
– Si je l'avais pas fait, il m'aurait buté, m'sieur. J'ai donc fait ce qu'il m'ordonnait de faire, jusqu'au jour où je n'ai pas pu.
D'un geste de la main, il me fit signe de le suivre à nouveau. Nous adoptions cette fois un rythme moins empressé, plus circonspect.
– Un jour, je devais liquider un gars, une vieille connaissance de Seth qui lui a finalement posé un lapin, vous voyez ? Un gars et puis sa famille, pour faire passer le message, vous voyez?
– Et t'as pas pu le faire, tranchai-je.
– Sa daronne avait un bébé, tout frais, tout rose. J'étais devant elle après avoir refroidi son gars et je l'ai entendu crier. Je me suis mis à trembler comme si j'avais la fièvre et voilà… j'ai pas pu, m'sieur. J'ai pas pu. Me suis enfui, voilà m'sieur.
Ainsi donc l'humanité d'Eric s'était réveillée au moment où lui-même s'y attendait le moins.
– Seth devait être furax, j'imagine.
– Oh ca ouais, vous avez pas idée. Après ça, j'étais pas tellement pressé de le revoir.
– Je comprends.
D'une accolade virile entre les omoplates, je tentais de le réconforter. Je parvins à lui arracher un maigre sourire par dessus son épaule.
Nous nous arrêtâmes derrière l'angle d'un mur. Eric jeta un coup d'oeil prudent et grogna dans sa barbe.
– Merde, ca grouille de monde.
– C'est un problème ? Demandai-je.
– Ben j'espère qu'on pourra passer au travers, sans s'attirer les embrouilles.
– C'est bien pour ça qu'on a amenés des flingues. Même si j'aimerais éviter qu'on les utilise pour ne pas attirer l'attention.
À mon tour, je me penchai pour observer les alentours. Nous nous apprétions à déboucher dans une rue que je connaissais déjà, celle dans laquelle trônait la Ruche, un immeuble décrépit qui m'étais sacrément familier.
Pour cause, c'était là-dedans que j'avais liquidé Seth et sa bande de tocards. Je pensais pas y revenir de sitôt.
Je me sentais beaucoup moins à l'aise, je courais le risque d'être connu comme le loup blanc. Surtout avec ma bobine que les Protecteurs, les mignons du Duc, s'amusaient à placarder à tous les coins de rue de Rain City. Le jeu en valait-il la chandelle? Je fouillais la poche de mon imperméable, effleurant la crosse de mon pétard, prêt à l'emploi. Je surpris Eric faisant le même geste instinctif.
– Allez on y va, l'encourageai-je.
En quelques instants, nous dépassâmes notre cachette improvisée puis traversâmes la chaussée pour arpenter le trottoir, les sens aux aguets. Des ombres de pauvres miséreux tentaient d'attirer notre miséricorde pour nous quémander un morceau de pain ou des solstices. Leur regard hébété me fit comprendre qu'ils étaient drogués à la Vipère Jaune et qu'ils étaient en manque. Ils espéraient sans doute que les Protecteurs daignent leur jeter quelques fioles en surplus, comme des miettes que l'on jetait par pitié à des chiens errants affamés.
Nous étions les enfants de Rain City et nous avions appris à endurcir notre coeur. Nous ne pouvions pas les aider.
Lorsque Eric m'avait précisé que cela grouillait de monde, il ne croyait pas si bien dire. Des bagnoles de flic – sept – de mes chers ex collègues, étaient garées le long du trottoir, gyrophares allumés.
Je les frôlais en compagnie d'Eric qui avait pris les devants, rabaissant mon bonnet sur mes sourcils et haussant le col de mon manteau pour éviter d'être éblouis par les phares. Les agents de notre chère ville restaient à l'abri dans leurs caisses, trop heureux de ne pas être trempés dans leur uniforme si clinquant qu'ils avaient depuis trop longtemps souillé de leur indignité.
Je me demandais si Olson et les deux chiens de garde qui l'accompagnaient, Stan et Elvis, étaient dans le coin.
En haut des marches, il y avait toujours ces deux feux de poubelles qui continuaient de crâmer et cette fois, six bonhommes qui n'appartenaient pas à la maison à en croire leur dégaine sournoise barraient l'entrée.
L'un d'eux, un type chauve et au nez cassé à la carrure courte mais épaisse nous apostropha rudement:
– Eh, zallez où comme ça tous les deux ?
Eric répondit avec un aplomb dont je ne l'avais pas jugé capable.
– C'est moi, Lewis.
Celui-ci écarquilla les yeux lorsque mon guide s'avança jusqu'en haut, ses traits enfantins éclairés par les brasiers tenaces.
– Ouah, z'avez vu ça, les gars ? C'est le têtard !
– Ouais heureux de vous voir aussi.
Son ton indiquait qu'il n'était pas vraiment heureux de revoir ses anciens camarades, j'avais appris à lire entre les lignes.
Le gorille qui se faisait nommer Lewis affichait un air goguenard voire moqueur. Le voyant si peu accueillant avec mon cadet, je compris sans mal la réserve d'Eric à son encontre. Les autres se rapprochaient en échangeant des regards railleurs.
La situation commençait à devenir pesante.
Autant que possible je laissais Eric aux premières loges gérer la discussion. Dans la bande de ce dégénéré de Seth, je l'imaginais avoir développé un art pour le baratin. Si je devenais trop visible, cela ne lui faciliterait pas la tâche, surtout dans le Hachoir, là où l'espérance de vie était la plus basse de toute la ville.
Voilà pourquoi je me renfonçais dans les ombres à cinq mètres derrière Eric.
– C'est ton jour de chance, le têtard, grinça Lewis. Seth t'aurait découpé en tranches pour l'avoir déserté, sale petit ingrat.
– Je suis au courant de ce qui lui est arrivé, répliqua Eric déterminé à ne pas se laisser impressionner. Je suis venu prendre des nouvelles du coin, voir si je pouvais y faire des affaires.
Les yeux suspicieux de Lewis se plissèrent l'espace d'un instant.
– Quel genre d'affaires, le têtard?
– Du genre qui me regardent, moi.
Je grimaçai discrètement, me demandant si Eric n'avait pas un peu forcé l'apparence de petit dur à cuire. Bordel, très peu de gens auraient eu le cran de parler à un type aussi bien taillé. Finalement, je commençais à l'apprécier, le môme.
Même si nous n'étions pas partis du bon pied au début.
– Mais si tu me laisses passer, je te renverrai l'ascenseur, improvisa Eric sans défaillir. En souvenir du bon vieux temps. Il n'y a pas de raison que toi et les autres potes n'en profitiez pas, non ?
Un sourire avide éclaira les traits de Lewis. Bien joué Eric, en voilà un qui ne pourra pas résister à l'appât du gain.
– On verra ça, le têtard. Bon, c'est qui lui ?
Eh merde, pensais-je alors qu'ils me dévisageaient à travers la pénombre.
Je priai pour que Eric assure le coup en évitant de répondre trop facilement que j'étais un pote fiable ou que j'étais personne.
– Oh lui ? Eh bien, c'est hum mon garde du corps.
Un silence pesant succèda à ses mots et je commençais à craindre le pire. Je crispais mon poing sur la crosse de mon flingue, me préparant à le dégainer hors de la poche.
Quelle ne fut pas ma surprise d'entendre tout à coup une volée de rires rauques. Ils étaient penchés, littéralement pliés en deux. Leurs vociférations devaient résonner dans tout le Hachoir.
– Z'avez entendu le tétard ? C'est son garde du corps !
Un de ses potes aux anges lança :
– Ouais, il file les chocottes ! C'est plutôt sa nounou !
Alors que leur crise durait, Eric tourna vers moi un haussement d'épaules désolé et confus. Je lui indiquais d'un simple hochement de tête que ce n'était pas grave.
L'essentiel était qu'il nous laisse passer. Après tout, le ridicule n'avait jamais tué personne.
Leur crise se calma et Lewis s'essuya les yeux, toujours secoué de tremblements joyeux.
– Bravo le têtard ! Tu as sauvé notre journée ! Allez c'est bon, vous pouvez entrer toi et hum ton garde du corps !
La remarque arracha encore quelques rires. Ils s'écartèrent enfin de notre passage non sans que Lewis ait averti Eric :
– Si tu veux faire des affaires dans la Ruche, va parler à Harold. Enfin quand il en aura fini avec monsieur Stakes.
Je frissonnai à la mention de ce nom, celui du croque mitaine qui m'avait envoyé dans la Fange pour m'y enterrer. Le bras droit du Duc en personne dans un coin pareil... cela signifiait que quelque chose d'important était en train de se passer. Cela expliquait sans mal toutes ces bagnoles de notre chère police grouillant de Protecteurs pour assurer sa sécurité.
– Merci du tuyau, fit mon guide.
Nous respirâmes mieux dans le hall, malgré l'haleine fétide que dégageait l'immeuble en décomposition.
Je croisai le regard d'Eric qui me montrait d'une inclinaison du menton les marches d'un escalier qui s'enfonçait sous le sol dans l'obscurité gluante, à notre droite.
– Harold doit se trouver en bas, me fit-il.
Nous entamions à peine notre descente lorsque je lui posais la question qui n'était pas vraiment innocente.
– Tu le connais, lui ?
– Ouais, il aidait Seth pour ses affaires.
Le second couteau de Seth le Fou, donc. Il était logique qu'il ait pris le relais après sa retraite précoce.
– Rassure-moi, il est aussi taré que Seth ?
– Nan, il est pire encore.
Son ton léger masquait sa crispation. Je sentais les ennuis qui allaient nous tomber sur le rable mais nous avions une mission. Perturber le trafic de Vipère Jaune. Harold était devenu après la mort de Seth le maillon de la chaîne.
Harold était notre mission.
Il devait être éliminé. Et nous ne quitterions pas le Hachoir sans s'assurer qu'il aurait cessé de respirer la même haleine fétide que nous.
Des formes recroquevillées se tassaient contre le mur au pied de l'escalier. Leurs haillons recouvraient des vagabonds émaciés qui avaient perdu toute volonté de se battre, leurs regards hagards de morts vivants nous fixant à peine.
À leurs pieds brillaient des fioles brisées au reflet jaunâtre.
Des toxicos. Par dizaines.
– Bordel, jura Eric.
Il avait pâli devant le spectacle de cette déchéance éclairé par quelques feux de poubelles agonisants.
Oui, voilà ce qu'était Rain City, notre foyer à tous. Le tombeau de spectres animés d'une volonté animale et mécanique, rongés par la famine et la malnutrition. Ces pauvres diables réalisaient-ils à quel point ils avaient un pied et demi dans leur tombe ?
Probablement pas, peut-être même qu'ils s'en moquaient complètement.
– Allez viens, on avance, lui intimai-je en le poussant par l'épaule.
Il se laissa faire, horrifié par cette vision terrifiante. Tout à coup, une main squelettique l'attrapa par le poignet.
La main provenait d'une pauvre femme à l'âge indéterminé qui ne possédait plus que la peau sur les os. Son visage en partie dissimulé par un châle terne, était celui d'une momie qui venait de sortir de son sarcophage.
– Démons… vous êtes des démons !
Eric tenta de se libérer avec vigueur mais elle semblait s'accrocher à lui avec une sacrée poigne. Elle commençait à glapir d'une voix de crécelle usée, attirant hors de leur léthargie tous les autres camés qui commençaient à se dresser.
Dans leurs yeux éteints brillaient subitement la même démence. C'était la première fois que je voyais cela chez des consommateurs ordinaires de Vipère Jaune.
– Le soleil… rendez-nous le soleil que vous avez volé !
De la bave coulait de ses lèvres enflées peu avant qu'Eric ne parvint enfin à libérer son poignet.
– Bas les pattes, espèce de cinglée ! Rugit-il.
– Recule ! Lui fis-je.
Je m'interposais devant lui pour le prémunir d'elle et la folle se retourna alors contre moi.
– Madame s'il vous plait, nous sommes disposés à vous aider, commençais-je.
Les autres camés titubaient sur leurs appuis, il fallait faire vite avant qu'ils ne se ruent à la curée.
– Rendez-nous le soleil… rendez-le nous maintenant !
Un éclat déchira l'obscurité prégnante, celui de la lame d'un couteau ébréché dans son poing qu'elle brandit tout à coup au-dessus de sa tête. Mû par un réflexe de survie, je m'écartai sur le flanc alors qu'elle frappa de haut en bas.
– Meurs, démon !
Une brûlure m'élança au bras gauche lorsque la lame déchira mon imper à cet endroit là. Je surmontai la douleur pour lui serrer son poignet frêle et la plaquer rudement au mur. Elle se débattit comme une enragée, poussant des hurlements rauques de bête endiablée.
Puis elle se calma tout à coup et son regard changea. La folie disparut pour laisser place à un désespoir lucide.
– Aidez-moi…, me supplia-t-elle d'une voix mourante.
Autour de nous, les autres camés serraient les rangs. Ils fixaient la scène, tout aussi animés que des cadavres sans ressort. Ils semblaient attendre de l'aide, eux aussi.
– S'il vous plait…, fit-elle.
Sa détresse me rappelait tout ce qu'elle avait pu perdre, tout ce que nous avons perdu. Elle n'espérait plus rien de ce monde sans pitié, comme la majorité d'entre nous. Elle attendait une délivrance improbable, comme tous ces pauvres bougres.
Je demeurai silencieux car je ne pouvais pas l'aider à remonter la pente.
– Je suis désolé, répondis-je.
Je ne pouvais pas l'aider, personne ne le pouvait. Elle le comprit.
– Alors libérez-moi, insista-t-elle.
Je la lâchai prudemment et elle me présenta son couteau. Je sus ce qu'elle attendait de moi, et cela me répugnait. Sentant ma réticence, elle enfouit l'arme dans ma paume et attira mon poignet vers sa poitrine plate.
– Je ne peux pas.
– Libérez-moi, s'il vous plait.
La pointe de la lame piquait sa peau, au niveau de son coeur. Elle souhaitait en finir mais elle n'avait plus assez de forces. Elle attendait un signe du destin, j'étais ce signe. J'accrochai le regard d'Eric qui restait tout aussi confus.
Il fallait prendre une décision, et avancer.
– D'accord, madame. Que Dieu ait pitié de votre âme.
Ce foutu padre de Sebastian ne se serait pas privé de me rappeler que le suicide restait un péché. Je lui aurais rétorqué que c'était un péché bien plus grave que de laisser des malheureux souffrant d'un mal incurable, souffrir.
Un être plus juste que Dieu lui-même l'aurait compris.
J'appuyai sur la garde et la lame s'enfonça aisément dans le corps décrépit. Ses traits se tordirent de douleur pendant un battement de cils puis une sorte de joie illumina son regard. Elle était libre désormais.
Je l'entendis murmurer :
– Oui, je le vois maintenant… je vois le soleil. Merci, mon dieu.
Elle rendit son dernier soupir et s'affala brusquement à terre, à mes pieds. Elle ne serait plus jamais désespérée.
Je repris mes esprits, je ne pouvais rien faire de plus pour elle. Rain City venait de perdre encore un peu de son âme, encore un peu plus à mesure que le temps s'écoulait. Je me dressais, mes yeux furieux se braquant en direction de mon objectif, quelque part après le couloir qui disparaissait sur la droite derrière un coude brusque.
Je ne connaissais pas ce Harold, mais quelqu'un devait payer.
Alors il paierait pour cela, pour cette misère.
Les autres camés s'écartèrent de mon chemin sans m'arrêter, à part pour me lancer vainement :
– S'il vous plait… libérez-nous aussi… que nous puissions voir le soleil. Une dernière fois…
Certains se jetèrent à mes godasses et je dus donner des coups de pieds sans ménagement. Je ne voulais pas faire plus.
Je ne supportais pas de contempler leur misére, je devais achever ma mission. J'entendis leurs cris qui m'appelaient puis qui s'éteignaient lorsque nous nous éloignâmes, moi et Eric. Arrivés à l'intersection, je sentis Eric s'accrocher à ma manche.
– David, regarde !
Il s'était retourné en arrière, ses yeux étaient agrandis sous le coup de l'effarement et je compris pourquoi. Mon coeur s'arrêta lorsqu'à la lumière des feux de poubelle qui tentaient de survivre, je surpris les toxicomanes ramper et se pencher sur le corps de cette pauvre femme dont j'avais abrégé les souffrances.
Le cadavre disparut de notre champ de vision et tout à coup des bruits gluants de mastication nous parvinrent. L'inavouable nous sauta aux yeux comme l'évidence même.
Ils la mangeaient.
Je ne doutais pas qu'ils devaient apprécier cette viande plus que les autres. Cela devait contenir beaucoup de protéines bien plus que ce que les Protecteurs acceptaient de leur fournir en échange de leur docilité.
Voilà à quoi nous avons été réduits. Des rats mangeant leurs semblables, avec une frénésie sauvage dépourvue de culpabilité.
Des rats à visage humain.
– Merde… on doit les aider. Il faut faire quelque chose !
– Laisse tomber, Eric. Ils sont foutus.
Du temps où j'étais flic, j'avais appris à reconnaître une cause perdue. Ceux-là étaient tombés si bas qu'ils ne pourraient jamais s'en remettre.
Eric refusait de l'admettre à cet instant-là.
Mais il restait toujours quelque chose à faire.
Il tenta de m'entraîner avec lui mais je résistai sans mal. Je lui répétai :
– Ils sont foutus ! Tu gagneras qu'à te faire bouffer si tu t'entêtes.
Il me fixa peu après avec une intensité étrange avant d'avouer à mi voix.
– J'ai connue une amie qui a fini comme eux.
– Je suis désolé.
– Elle a pris de la Vipère Jaune une fois juste pour essayer, voir quel effet ca faisait vraiment. Et cela l'a détruite.
Des larmes amères cascadaient sur ses joues creusées, pareilles à celles que versait Rain City sur notre sort.
– J'ai dû la tuer, je n'ai pas réussi à l'aider.
– Si, tu l'as aidée, insistai-je. À ne pas souffrir. C'est d'ailleurs pour ça que nous sommes dans le Hachoir, pour éviter que d'autres aient à subir la même fin.
Il releva la tête et il cessa de pleurer, essayant de faire abstraction comme moi du festin en cours.
– Ouais, on peut le faire ensemble.
– Bien parlé, fis-je.
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