Chapitre 7

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En arrivant à la salle de briefing, je sus que quelque chose ne passait pas comme prévu. Mila, Hamid et Sebastian étaient présents tout comme Eric et Esa, sa nouvelle amie. Cette pauvre gamine était assise sur un tabouret sous les regards suspicieux du trio tandis que Eric tirait une tête d'enterrement.

– Vous n'avez pas à la traiter comme ça ! Protesta-t-il alors que je fis irruption.

Tout le monde me prêta à peine attention sur le coup sauf Mila qui m'adressa un sourire chaleureux que je lui rendis.

– Tu connais nos règles, Eric, répondit Hamid. Le conseil des Éclairés doit la juger digne de confiance pour qu'elle soit acceptée parmi nous.

– Je vous répète qu'elle se faisait exploiter par cette ordure, qu'est-ce qu'il vous faut de plus, putain de merde ?

Le môme me remarqua alors que je me rangeais à la hauteur de Mila, juste à coté de Sebastian.

– David, soutiens-moi, allez !

– Je ne te serais pas utile à grand chose gamin, lui déclarai-je avec amertume. Vu que certains ne me font pas confiance ici.

Hamid comprit que la pique s'adressait à lui.

– Le moins qu'on puisse dire, c'est que vous avez foutu un bordel pas possible au Hachoir. À l'heure qu'il est, les Protecteurs quadrillent tous les quartiers de la ville, au point que même un rat ne peut pas se faufiler. Bravo, toutes me félicitations, l'artiste !

Je ne perdis pas ma contenance alors qu'il me foudroyait du regard.

– J'essayais d'aider, me défendis-je.

– Tu es plus doué pour attirer les emmerdes que pour autre chose, Selstan. Non seulement vous manquez de vous faire choper ou tuer dans le pire quartier de Rain City, mais en plus vous ramenez une étrangère qui est peut-être à la solde des Protecteurs !

Cette fois la gamine releva la tête.

– Hé, d'abord je suis pas une étrangère et ensuite je bosse pas pour ces salauds !

– Personne ne te connaît vraiment, ta parole n'a pas de valeur ! Soutint Hamid.

Eric s'avança et freina sous le nez d'Hamid pour le défier.

– Tu veux la renvoyer d'où elle vient ?

L'autre le dévisagea durement.

– Ca fait partie des options, appuya-t-il avec un calme effrayant. Sachant que l'une des autres options serait de l'éliminer.

Eric pâlit de rage.

– Tu sais quoi, Hamid ? Si tu n'étais pas un Éclairé, je dirais que tu es un Protecteur !

Ah, je commençais vraiment à l'apprécier ce môme, il en avait plus dans le pantalon que je ne le pensais. Bon, il était tout de même évident qu'il avait le béguin pour elle. Ses derniers mots avaient décoloré les traits sombres de Hamid.

– Je te conseille de faire attention à ce que tu dis, prévint-il Eric.

– Nous sommes censés aider les gens, sinon comment feront-ils la différence entre nous et les Protecteurs ? Nous devons leur redonner l'espoir, pas le leur enlever !

Les paroles de Eric sonnaient juste en moi et peut-être aussi en Mila et Sebastian. Tous deux échangèrent un regard discret avant qu'elle ne prit la parole.

– Je crois que nous en avons assez dit.

Je compris qu'une décision importante serait prise concernant le sort d'Esa, qui s'était raidie sous le coup de l'angoisse. L'idée de la renvoyer dans les Brumes de l'Extase ou pire dans le Hachoir revenait à la condamner à une mort certaine voire pire, surtout après ce qu'elle avait fait contre Harold.

Si une personne bien placée pouvait comprendre sa détresse, c'était Mila.

– La tuer ou la renvoyer d'où elle vient serait cruel de notre part surtout si elle tombait entre les mains des Protecteurs qui lui soutireraient des informations sur nous. Elle restera donc avec nous, affirma-t-elle.

Hamid lâcha un geste fataliste de la main.

– Nous allons donc la laisser se promener comme un électron libre.

– Je n'ai pas fini. Quelqu'un restera en permanence avec elle pour s'assurer qu'elle ne fera pas de bêtises.

Il se prit la tête entre les mains.

– Ah en plus, quelqu'un doit jouer les nounous. Tu espères faire avaler ça au Conseil ?

– Je suis certaine que le Conseil suivra mon opinion.

De guerre lasse, il leva la tête au plafonds, pour invoquer le secours du Seigneur peut-être. Eric se dévoua alors :

– Je me porte volontaire pour rester avec elle.

Mila lui accorda un sourire malicieux, devinant quels sentiments il commençait à nourrir pour Esa.

– Merci, Eric.

D'une inclinaison discrète du menton, elle leur demanda de prendre congé. La lourde porte rouillée se referma derrière eux deux après un grincement strident.

– Nous pouvons maintenant aborder un autre sujet, annonça Sebastian. Bien plus préoccupant.

Ses traits ridés de vieux sage ne masquaient guère une profonde inquiétude.

– Stone vient de nous faire part d'une information qui corrobore ce que vous avez appris au Hachoir de la bouche même d'Harold, poursuivit Mila.

– Le Grand Projet, asséna le padre.

– Elle a découvert en quoi ca consistait ? Demandai-je.

– Pas vraiment, reconnut-elle. Mais de nouvelles cargaisons de Vipères Jaunes doivent bientôt arriver dans la ville.

– De nouveaux convois sont prévus, ajouta Hamid.

– Quand ?

– Demain ou après demain. Tout ce que nous savons, c'est que l'Extérieur enverra cinq convois jusqu'au Hachoir, un par chaque entrée de la ville. L'un des cinq convois sera plus important et plus lourdement protégé que les autres.

Nous échangeâmes un regard de connivence. Nous avions tous deviné pourquoi ce convoi serait mieux gardé que les quatre autres.

– Quel genre de protection ? Interrogeai-je.

– Des véhicules blindés couvriront leurs camions, répondit Mila. Nous ignorons encore leur nombre exact.

– Donc on regroupe toutes nos forces contre ce convoi et on le détruit, c'est le plan ?

– Oui, c'est le plan.

– Et si c'était un piège ?

Leur expression m'indiqua qu'ils avaient déjà muri cette question. Ils avaient conservé dans l'esprit qu'un traître était sans doute infiltré dans nos rangs, surtout après le dernier fiasco du groupe de Sebastian.

– Nous devons courir le risque, David. Nous savons tous quels sont les effets de cette nouvelle Vipère Jaune, plaida-t-elle.

– Si nous détruisons ce convoi, ce sera un coup dur pour les Protecteurs, insista Hamid. Et ce sera autant de personnes sauvées.

Un frisson désagréable à cette vision de camés rendus déments par cette addiction plus forte que leur détermination, me glaça le corps. Oui, il fallait stopper cela. Ce qui ne signifiait pas que j'étais enthousiaste à l'idée de tout miser sur un coup.

– Mila..., fis-je.

– Je sais ce que tu vas dire, David. Mais nous avons pris notre décision, le Conseil nous soutiendra sûrement.

Je soupirai bruyamment, je savais que je n'aurais pas gain de cause.

– Nous en avons terminé pour le moment, conclut alors Sebastian. Que Dieu nous garde.

Nous le saluâmes lorsqu'il passa entre nous pour quitter la pièce.

– Nous devrions doubler les gardes, pour être certains que rien ne filtrera de ce qui vient d'être dit, suggéra Hamid.

– Et aussi murer les points d'accès au Hachoir, au cas où les Protecteurs auraient envie de fouiner plus en avant, proposa Mila.

Malgré leurs désaccords tranchés, ils fonctionnaient très bien en tandem tous les deux. Ils échangèrent un regard entendu à propos de leurs initiatives respectives puis Hamid tira sa révérence pour aller les appliquer.

Mila demeura plus longtemps en ma compagnie.

– Contente que tu sois revenu en vie.

Elle suintait d'une joie discrète.

– Ouais, moi aussi, répliquai-je sobrement.

*****

Après la fin de cette réunion, je sentais à quel point la fièvre montait dans les souterrains de Rain City. Il y avait bien plus de rondes, de patrouilles. Bref beaucoup d'animation qui trahissaient les prémices d'une action d'envergure.

Et évidemment, beaucoup de parlotte. Aussi étrange et dérangeant que cela puisse paraître, je surpris l'espoir luire dans les yeux des Éclairés. Ils fondaient leurs espérances sur cette action décisive.

Un échec ruinerait leur moral.

C'était le risque dans une guerre inégale, où chaque jour était un combat pour la survie. Le moindre détail, même le plus insignifiant prenait toute son importance. Je commençais moi-même à en apprécier la valeur.

Les Protecteurs jugeaient cela comme un luxe qu'ils ne pouvaient se permettre, sauf sans doute au détriment des habitants de Rain City eux-mêmes. Eric et Esa n'avaient pas attendu la permission de qui que soit pour l'appliquer à leur cas.

Je pouvais entendre leurs éclats de rire juste derrière le coude d'un couloir humide que j'empruntais d'un pas pensif. Les deux tourtereaux étaient adossés contre le mur, près d'un feu de poubelle qui les réchauffait.

Ils ne remarquèrent qu'à peine ma présence, alors qu'ils n'avaient d'yeux que pour l'un l'autre. Eric était censé assurer la ronde avec un autre camarade mais il avait pensé que cette tâche n'était pas assez intéressante pour lui.

Mila m'avait demandé de lui rapporter si les consignes étaient correctement appliquées. Je fus sur le point de freiner et de demander à Eric de se remettre au travail mais je n'eus pas le cran de briser ce moment d'intimité.

Je haussais finalement les épaules, passant finalement mon chemin. Mes pensées dérivèrent malgré moi vers un passé que j'avais préféré oublier. La romance innocente d'Eric évoqua la mienne du temps où je fus élève à l'académie de police de Rain City. J'avais sympathisé avec une camarade de promo, et même plus que cela.

Un miracle dans une ville qui déclinait et croupissait déjà dans la mélasse de l'abandon. Je m'étais si forcé à l'oublier que je ne me rappelais plus son nom. Je m'étais tellement obligé à l'oublier, que je me souvenais à peine de nos moments intimes, de nos promesses futiles de rester inséparables, de son sourire.

Je sais qu'elle avait été flinguée sous mes yeux, lors de sa troisième mission sur le terrain, par un toxico qu'elle avait tenté d'aider. La Vipère Jaune n'existait pas encore mais cela n'avait pas empêché le drame de se produire.

Je l'avais prise dans mes bras, sans pouvoir dire quoique ce soit pour la réconforter. Son sang salissait mon uniforme. J'avais seulement lu le désespoir dans ses yeux magnifiques lorsqu'elle comprit dans ses derniers instants qu'elle ne serait jamais réchauffée par les rayons du soleil. Elle avait compris la terrible loi de Rain City.

Ce que moi, je croyais avoir compris et accepté avec fatalisme. Jusqu'à ce que je croise Eric et Esa sur mon chemin. Nous attendions tous la lumière du soleil, mais peut-être suffisait-il de laisser la lumière de notre âme s'exprimer pleinement ?

C'est peut-être cet espoir que tentait de piétiner le Duc en déversant la Vipère Jaune dans toutes les rues. Les Protecteurs devaient étouffer cette lumière, Rain City devait rester noyée sous le Déluge jusqu'à ce qu'elle soit ensevelie à jamais.

Les Eclairés avaient-ils les moyens de changer cela? Je continuais encore d'en douter, mais ils continuaient de s'accrocher. Cela méritait le respect.

Le gros coup serait pour bientôt, j'en avais le pressentiment. Sebastian m'avait invité à me présenter au Conseil pour que j'écoute Mila et Hamid leur exposer le plan d'attaque. Exactement là où Mila m'avait présenté devant eux pour la première fois.

Lorsque j'y pénétrai, je m'attendais à être seul. Mais Hamid m'avait devancé.

La porte était ouverte, et il ne m'entendit pas entrer au début. Il me tournait le dos, assis à la grande table et réagit seulement lorsque je me rangeai à sa hauteur.

Il était penché, au-dessus d'une photo terne représentant une mère et son fils et son expression sévère était troublée, sans doute parce que je l'avais surpris. Je m'attendais à ce qu'il range la photo mais il n'en fit rien après que nous ayons croisé le regard.

– Dis, Selstan, tu as déjà aimé quelqu'un ?

Sa question me prit au dépourvu, je dois l'admettre.

– Ouais, une fois, avouai-je sans détour.

– Et ?

– Je regrette d'avoir aimé à ce point-là.

Je repensai à ce que j'avais perdu, je ne faisais qu'exprimer mon ressenti.

– Tu le penses toujours ?

Je devinai la malice dans sa voix.

– Je me pose la question maintenant.

Hamid n'était pas né de la dernière pluie, ma réponse ne faisait que confirmer que ce qu'il avait déjà appréhendé.

– Tu en pinces pour Mila, je ne suis pas aveugle.

– Cela te gêne ?

– Non, pas tant que ça. Tu m'as l'air d'un type bien, Selstan, même s'il m'est arrivé de me tromper… de temps en temps.

Faisait-il référence au traître dont il soupçonnait l'existence ?

– Elle a beaucoup de courage, confessai-je.

– Elle a du cran, c'est vrai. Sans cela, elle ne commanderait pas les Éclairés avec moi. Tu devrais peut-être lui dire ce que tu as vraiment sur le cœur.

– Ce n'est peut-être pas le bon moment.

– Ouais, c'est ce qu'on croit jusqu'à ce qu'il soit trop tard.

Sur ces mots, il fixa la photo et ses yeux brillèrent d'une tristesse nostalgique.

– Les Protecteurs ont détruit ma famille avant que je n'ai eu le temps de leur avouer une dernière fois que je les aimais.

– Je suis désolé, accordai-je.

Il accepta alors de me montrer la photo, un vestige d'un temps révolu pour lui. La preuve d'un début de confiance entre nous deux.

– Ils sont mignons, fis-je.

Il toussa.

– Elle s'appelait Samira et le petit bonhomme, c'était Alep. Je me suis juré de ne jamais les oublier.

– Tu as donc rejoint les Éclairés pour de bon.

– Je travaillais déjà pour eux, je pensais pouvoir préserver ma famille mais je me trompais. Les Protecteurs ne pardonnent pas la trahison dans leurs rangs, et ils font aussi peser leurs représailles sur l'entourage proche.

– Tu veux les venger, alors.

Son expression se ferma.

– Ça reste une bonne motivation, tu ne crois pas ? Me lança-t-il.

Une bonne motivation... malgré moi, je revis le visage de ma copine de promotion, son regard terrifié et éperdu. J'avais laissé son corps, baigné par les larmes de Rain City pour retrouver l'autre enfoiré qui avait eu sa peau.

Je l'avais rattrapé puis dessoudé sans autre forme de procès. Cela aussi, j'avais tenté de l'oublier mais personne n'échappait vraiment à son passé. Peut-être était-il temps d'y faire face pour moi, de l'assumer.

Je devais admettre que je serai pour toujours un enfant de Rain City et que je ne valais pas mieux que n'importe qui.

– C'est pas faux, avouai-je après réflexion.

Il inclina la tête, satisfait. Peu après, j'entendis la voix de Mila au milieu de d'autres depuis le couloir.

– Ils arrivent, fis Hamid. J'espère que nous réussirons à les convaincre.

*****

Et nous y parvînmes, non sans mal. Mila et Hamid déposèrent leurs arguments devant le Conseil des Éclairés, sans cesser de les marteler. Ils répétèrent inlassablement qu'une telle occasion ne pouvait être délaissée, une occasion d'infliger un sévère camouflet aux Protecteurs qui tenaient la ville et ses habitants dans un étau étouffant.

Dans un monde qui avait été privé de la lumière du soleil, il revenait à eux d'incarner l'espoir pour arracher une vie bien plus digne.

Le Conseil des Éclairés demeura longtemps sur ses positions, prônant la prudence pour l'opposer à l'excessive témérité de la plus grande embuscade que les Éclairés souhaitaient mener contre les Protecteurs, pour la première fois.

Hamid insista, jugeant que le plan certes risqué, demeurait néanmoins réalisable. Il insista sur les effets qu'un projet de cette ampleur avait sur les troupes. Que cela les galvanisait. Un succès leur garantirait une chance plus sérieuse de continuer la lutte et de remporter la victoire.

Bien que détenant le pouvoir, tous deux devaient néanmoins consulter le Conseil, par souci de démocratie. Ce dont les Protecteurs ne s'embarrassaient guère évidemment. Le débat fut âpre puis Hamid décida de laisser Mila le relayer.

Celle-ci se leva de table et elle emporta leur adhésion d'un discours enflammé, une passion sincère qui fit vibrer les moindres parcelles de notre âme. Tous les regards convergeaient vers elle, dont le mien.

Mila… elle s'appelait Mila.

Guerrière et oratrice, elle triompha de leur hésitation. Aux cotés de Hamid, les Eclairés avaient les commandants qu'ils méritaient. Lorsqu'elle eut terminé, une énergie nouvelle nous transcendait tous, me grisait.

À moins que cela ne soit son parfum.

Ah, Mila.
Le sort en était jeté. Les Éclairés frapperaient les Protecteurs, du moins ceux de l'extérieur qui les soutenaient.

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