Chapitre 8

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Nous avions pris position au sud de la ville. Le long d'une route droite luisante et craquelée, étaient couchées des épaves de voitures datant de l'époque révolue d'une prospérité éloignée à jamais. Par dessus les larmes de Rain City, le Styx qui coulait à trente mètres dans mon dos, faisait entendre son mugissement étranglé.

Un chant sinistre qui nous faisait frissonner, bien plus que les gouttes qui se glissaient dans les plis de nos fringues.

Je n'étais jamais venu dans cette partie de la Fange, mais Sebastian m'avait raconté de drôles d'histoires à ce sujet. Un conte de fées qui parlait de fantômes errant dans ce marécage obscène, ce genre de conneries.

Je ne voyais pas de spectres, venus nous hanter mais les ruines éparses de ces carcasses rouillées flanquaient la chair de poule. Alors que nous investissions les lieux de l'embuscade, mon regard de flic avait noté des signes qui ne trompaient pas.

Des impacts nombreux de balle, des sillons noircis indiquant la présence d'incendies antiques. Quelque chose de terrible s'était tramé ici, j'en avais la certitude. D'ailleurs cette route que les Protecteurs devaient emprunter pour amener leur cargaison jusqu'au Hachoir était baptisée la Route du Pèlerin.

J'ignorais pourquoi, je devrais le demander à Sébastian quand nous en aurons fini ici.

J'armai mon fusil d'assaut, échangeant un regard avec Hamid, planqué avec moi et six autres Éclairés derrière une voiture renversée sur le toit. Comme tous les autres, il se tenait accroupi sa pétoire mise en travers de la poitrine, tirant fiévreusement sur sa clope pour tuer l'impatience qui le travaillait. Pour ma part, je me tenais toujours debout, jetant des regards à la dérobée vers Mila qui dirigeait la moitié des troupes de l'autre coté de la Route du Pèlerin, dissimulées eux aussi derrière des carcasses de bagnoles.

L'impatience mais aussi la peur faisait partie des sentiments que nous partagions tous. Ce combat serait décisif pour la plupart des gens, nous avions réuni la moitié de nos forces, environ cent hommes.

Nous étions équipés pour cet événement. En plus de fusils d'assaut et de mitrailleuses lourdes, nous avions amené des lances roquettes et des mortiers. Je ne pus me retenir de lancer un regard perplexe vers les deux tubes à dix mètres de nous recouverts d'un manteau militaire, tout comme les munitions, pour les préserver de leur humidité. Hamid m'avait assuré de leur efficacité.

Je me demandais contre quoi ils nous seraient vraiment utiles.

Mais les moyens investis m'apprenaient que nous aurions affaire à plus forte partie que le dernière fois.

Ce ne serait pas facile mais je détestais la facilité. L'orage gronda au-dessus de nos têtes avant qu'un éclair nous illumina. Depuis ma cachette, je jetai un nouveau regard vers Mila et j'aperçus son sourire.

Elle paraissait si sûre et si calme, en toutes circonstances. Elle menait ses hommes en cet instant alors qu'elle se trouvait peu de temps auparavant au Divan de Cupidon, chichement vêtue pour attirer l'intérêt d'ordures voulant être cajolés… et leur soutirer le plus naturellement du monde quelques informations au passage.

Je n'ai pas eu l'occasion de l'interroger sur l'hypothèse d'un traître qui tracassait Hamid. Je ne manquerai de le faire plus tard.

Le moteur pétaradant d'une moto nous parvint peu après. Il s'agissait seulement de l'un des nôtres que nous avions envoyé en éclaireur à la lisière du bouclier. Hamid et les autres qui me tenaient compagnie, se dressèrent sur leurs appuis, alertes.

Nous serions bientôt fixés sur les voies impénétrables du Seigneur.

Le motard hurla à qui voulait l'entendre :

– Ils arrivent ! Ils arrivent !

Pile à l'heure… on ne pourrait pas reprocher aux copains des Protecteurs de ne pas être ponctuels. Mila et Hamid surgirent de leur cachette pour lui demander de ralentir et l'interroger sur l'état des forces ennemies.

Je m'approchai vivement, piqué par la curiosité comme d'autres Éclairés.

Ils ne firent pas attention à nous et je pus écouter à loisir leur échange.

– Je ne me suis pas attardé plus longtemps que nécessaire, expliqua l'éclaireur, en soulevant son casque et en retirant sur ses lunettes. Je ne voulais pas me faire repérer.

– Tu as bien fait, le rassura Mila. Dis-nous ce que tu as vu.

– Ils amènent une vingtaine de camions. La moitié est remplie de soldats, l'autre moitié doit transporter la cargaison.

– Seulement des camions ? S'écria Hamid. Ce sera plus facile que je l'espérais.

La grimace du motard devint désapprobatrice.

– Ils ont Cinq Tortues, trois à l'avant, deux à l'arrière.

L'annonça plomba sacrément l'ambiance… et un peu le moral des troupes. La femme à ma droite jura entre ses dents.

– Putain, c'est vraiment la merde !

J'interrogeais Mila du regard au mot Tortues.

– Ce sont des blindés, m'apprit-elle.

Je comprenais mieux leur problème.

– Et vous n'avez pas d'armes contre ça ?

– Nous évitions jusque là de les affronter, nous ignorons si nos armes actuelles suffisent, avoua Hamid.

– Donc on décroche et on abandonne, c'est ça ?

Je fus moi-même étonné de ma rudesse. Je ressentais l'envie de sauver Rain City, notre bagne à ciel ouvert, à nous les Déchus. Ces camions transportaient notre mort lente programmée et je ne voulais pas laisser faire ça.

Nous ne voulions pas laisser faire ça.

– Non, fit Mila.

Elle n'exprimait pas le moindre doute. Ce qui se passait maintenant pouvait sauver Rain City ou précipiter notre chute.

Nous ne pouvions pas renoncer.

– Tout le monde en position, allez ! Beugla Hamid.

Nous quittâmes la Route du pèlerin en vitesse, le convoi des Protecteurs ne tarderait pas à rappliquer. Flanqué de Hamid derrière notre abri, je l'entendis désigner deux Éclairés pour armer les mortiers derrière nous.

Les deux ombres se précipitèrent pour ôter le manteau qui recouvraient les tubes, aidés de quatre autres qui traînèrent sur la boue de lourdes caisses contenant les obus. Peu de temps après, un grondement rauque ébranla l'air.

La tension devint cette fois palpable. Alors que le sol commença à vibrer sous nos pieds, nous avions l'impression que Satan nous envoyait ses cavaliers de l'apocalypse. Je contournais la carcasse de voiture renversée pour tenter d'apercevoir sur quoi nous allions tomber.

La Route du Pèlerin se perdait à l'horizon. Dans le ciel, les reflets du bouclier qui nous enfermait avaient disparu.

Cela commencerait bientôt.

Je vis surgir de la brume pluvieuse, un mastodonte à l'apparence improbable dans un vacarme infernal. Un crapaud enflé surmonté d'une étrange trompe pointée vers l'avant. Une main ferme me tira sèchement en arrière et j'entendis Hamid m'engueuler dans l'oreille.

– Tu veux te faire allumer ou quoi ?

Nous regagnâmes notre abri.

– C'était quoi ça ? Finis-je par lui demander.

Je savais qu'il avait vu furtivement la même chose que moi.

– Un char d'assaut.

Sa mine était plus sombre que la mélasse dans laquelle nous trempions nos bottes.

– On peut le détruire ? Insistai-je.

– J'en sais rien, avoua-t-il.

Sa réponse évasive ne me rassura guère.

Par réflexe, nous nous recroquevillâmes davantage lorsque l'affreux crapaud se rapprocha. Le boucan provoqué par ces chenilles étouffait le bruit d'un autre tank et des camions qui suivaient juste derrière.

Je pouvais lire la peur dans les yeux de mes compagnons, je l'éprouvais aussi. Nous tremblions jusqu'à la moelle de nos os… à moins que ce ne soit cette pluie incessante.

L'affreux crapaud parvint à hauteur de notre refuge précaire, puis nous dépassa toujours suivi de cet insupportable rot mécanique qu'il laissait échapper. Le deuxième tank en fit autant puis trois... non quatre camions.

C'est alors qu'une luciole s'éleva dans le ciel désolant de notre tristesse commune. Une fusée de détresse qui émettait un halo sanglant vacillant.

L'heure était venue.

Brusquement l'enfer se déchaîna et les bruits de pétard retentirent au-dessus de ma tête, surgissant de nulle part. Hamid se tourna vers les servants de mortiers et leur intima avec vigueur:

– Feu !

Je les observai introduire le premier obus dans le tube à gauche avant de s'accroupir en plaquant leurs mains sur les oreilles.

Un Pop… puis l'obus fut expulsé très haut avant de retomber à quinze mètres de nous quelque part sur la Route du Pèlerin. Dans un fracas assourdissant, il pulvérisa dans une explosion éphémère l'avant d'un camion transportant des soldats.

Il versa partiellement sur sa droite et des silhouettes de militaires casqués s'extirpèrent de l'épave en flammes, en se hurlant les uns sur les autres.

– Déployez-vous ! Déployez-vous ! Les entendis-je.

Ils s'écartèrent de leur transport avant que Hamid n'éructa:

– Allumez-les ! Feu à volonté !

À l'unisson, nous épaulâmes nos fusils d'assaut et les premiers ennemis s'écroulèrent pour ne plus se relever. Un nouvel obus de mortier tomba au milieu d'eux et je crus voir voler des bras et des jambes dans un geyser de boue flambée.

Des cris de douleur perçèrent à travers le chaos des tirs et le chagrin de Rain City s'accentua de plus belle. Notre terrible mère semblait les considérer comme ses propres enfants mais pour ma part, ce n'étaient que des ennemis à abattre, à éradiquer.

Après tout, ces fumiers ne cherchaient-ils pas à nous éradiquer en ravitaillent les Protecteurs? La fièvre du combat fut telle que je finis par ignorer leurs cris, leurs pleurs. Qu'ils essayent d'invoquer leur maman ou je ne sais qui d'autre, je m'en moquais.

Il était temps qu'ils n'affrontaient pas des humains mais des rats. Des rats à visage humain. Il était temps qu'ils nous voient de près.

Une roquette frappa le camion derrière eux et s'embrasa comme une torche imbibée d'essence, tout comme ses occupants. Des silhouettes se mirent à danser, dévorées comme des brindilles asséchées, en glapissant comme des damnés promis au chaudron infernal. Nos mitrailleuses lourdes les fauchèrent comme du blé.

Ce fut l'instant que je choisis pour surgir de ma position, pour les charger. Je ne pris pas garde à Hamid qui me hurlait dans le dos :

– Bordel, David ! Reste à couvert !

Désolé mon pote, ce n'était pas ce que je voulais.

Ce que je voulais, c'était les approcher assez près pour qu'ils voient mon visage et que je vois le leur. Je voulais qu'ils découvrent que c'étaient leurs semblables qu'ils tentaient de piétiner, d'oublier, de mépriser.

Je voulais leur ouvrir les yeux avant de les achever.

Ou plutôt je voulais les achever tout court.

Sonnés par l'explosion d'un autre obus de mortier qui éparpilla d'autres ennemis en morceaux, deux soldats se redressèrent face à moi. Ils réalisèrent trop tard que j'étais face à eux, les braquant à bout portant.

Je lâchai une rafale et ils s'étalèrent dans la boue, leur nouveau linceul gluant. J'entendis Hamid demander aux servants de mortier de cesser le bombardement pour éviter de m'atteindre.

– David, ramène ton cul ! Déconne pas, putain de merde !

L'ivresse du carnage ensevelit ma raison, faisant remonter mon coté le plus bestial. J'étais un Enfant de Rain City, un rat à visage humain.

J'étais un Éclaire qui tuait ses ennemis. Je décidai de remonter le convoi jusqu'à l'avant alors que d'autres Éclairés continuaient de décimer les alliés des Protecteurs par grappes, sans qu'ils ne soient en mesure de s'abriter des tirs croisés de mitrailleuse, des roquettes et des obus de mortiers qui les réduisaient en charpie, eux et leurs camions.

Je jetai un coup d’œil par dessus mon épaule. Hamid et son escouade me suivaient de près, les soldats de l'extérieur ne furent jamais en mesure de se mettre en position de défense. Ceux-là et d'autre encore ne repartiraient jamais de Rain City.

Il restait deux camions mais cela ne serait pas un problème, nos nouveaux copains commençaient à peine à comprendre ce qui leur arrivait. J'en étalai trois coup sur coup, Hamid et ses potes se chargeant des autres.

Un soldat jeta son fusil à deux mètres de moi et leva les mains frénétiquement. Je le menaçai de mon jouet avant qu'il ne glapit :

– Je me rends ! Je me rends !

Ce furent ses dernières paroles en ce bas monde, une rafale lui déchiqueta la poitrine. Il n'avait plus qu'à supplier le bon Dieu, qu'il l'envoie dans un endroit moins merdique que le nôtre. Avait-il une famille qui l'attendait loin d'ici, qui tenait à lui ? Pourquoi a-t-il accepté de venir dans ce bourbier pareil, en admettant qu'il se soit porté volontaire ?

Pourquoi je m'emmerdais avec un cas de conscience pareil, en pleine bagarre…

Un puissant grincement métallique nous froissa les oreilles et je surpris à vingt mètres de nous, un crapaud entamer un demi tour, collé de près par un autre. Pivotant sur leurs chenilles, ils fonçaient sur la Route du Pèlerin, droit sur nous, leur étrange trompe raide étendue horizontalement vers nous.

Je reculai à la hauteur de Hamid, planqué derrière l'épave d'un camion aux pneus crevés.

– Démolissez ces foutues tortues ! Gueulait-il dans son talkie.

Une femme brandit un lance roquette et le missile s'échappa dans un bruit d'aspirateur enrhumé. Nous attendions impatiemment une explosion qui enflerait le crapaud et le ferait exploser comme une baudruche trop gonflée. Mais cet espoir fut vain.

Nous entendîmes seulement la roquette rebondir contre le blindage dans un clong ridicule et disparaître quelque part dans la boue.

Cette fois, la terreur nous envahit irrésistiblement alors que le boucan amplifiait à mesure qu'ils approchaient.

– Aux abris ! Cria quelqu'un d'autre.

Nous reculâmes pour nous éloigner du camion qui ne nous offrait qu'une protection superflue et je surpris un halo lumineux autour de la trompe du crapaud le plus proche avant que l'enfer ne me péta à la figure.

Je me souvins confusément du camion qui disparut dans un éclat aveuglant et le souffle de l'explosion qui m'envoya valser comme une brindille plusieurs mètres en arrière. Un éclat aveuglant comme la foudre qui venait de frapper.

J'ignorai combien de temps je restai groggy, peut-être une fraction de seconde. Hamid me tira par les aisselles.

– Allez, Selstan ! Remue-toi !

J'obtempérai et me redressai au milieu des débris incandescents, éparpillés dans la boue. J'avais perdu mon fusil, Hamid avait réussi à garder le sien. Quant au reste de notre groupe, eh bien... le crapaud les avait éparpillés aussi.

– En arrière, on se replie !

Je m'indignai contre l'ordre qu'il venait de donner.

– Attends, Hamid ! On peut pas abandonner !

– Ouvre tes putains d'yeux, on peut rien faire contre ces tortues !

Il avait raison, nous n'avions plus qu'à prendre nos jambes à notre cou. Des balles sifflèrent à mes oreilles, la silhouette de tankistes émergea du sommet des deux crapauds et je les vis agripper la crosse d'une mitrailleuse au bord de la tourelle.

Deux Éclairés qui intervenaient pour nous prêter main forte furent hachés par les rafales. L'un d'eux ne mourut pas tout de suite, Dieu ne lui accorda même pas cette bénédiction. Rampant dans la boue, il tenta de se mettre hors de portée en beuglant :

– Aidez-moi ! Aidez-moi !

Il évita le crapaud devant mais pas celui de derrière. Ses cris et tout ce qu'il représentait disparurent sous les chenilles dans un effroyable craquement de côtes et de colonne vertébrale broyée. Il ne faisait plus qu'un avec la boue.

Le premier char ne contourna pas le camion, il le piétina. L'avant grimpa sur la carcasse qu'il aplatissait de tout son poids, se dressant vers le ciel tourmenté, rempli de moutons noirs détalant bride abattue. Puis dans un craquement dénué de pudeur, il retomba, mordant la boue par le mouvement de ses chenilles.

Nous étions à découvert.

Courir, nous devions courir dans la boue, la mort aux trousses. D'autres Eclairés tentèrent de les arrêter à coups de mortier ou de roquettes mais la carapace des tortues demeurait impénétrable. De temps en temps, ils ralentissaient l'allure pour faire pivoter leur trompe et bombarder les nids de rats embusqués derrière les carcasses de bagnoles.

Cela nous permit à Hamid et moi de prendre du terrain et de rallier Mila et les siens. La boue et le sang salissaient son joli minois, à ses pieds gisaient les cadavres de deux soldats ennemis. Et derrière elle, étaient étalés bien d'autres encore, illuminés par le feu des incendies dévorant d'autres camions.

C'était son véritable visage, celui d'une guerrière.

Ah, Mila…

– Où sont les autres ? Nous fit-elle abruptement.

– Morts, répondit Hamid d'un ton égal. Ou bientôt. On ne tardera pas à l'être aussi si on ne se barre pas de la Route du Pèlerin.

Tandis que les autres Éclairés devenaient déconcertés, elle demeurait impassible tout en soutenant le regard amer de Hamid. Elle ne semblait pas résolue à abandonner le terrain. Derrière moi, le vacarme des deux tortues s'amplifiait.

Il fallait prendre une décision et je le fis à la place de tout le monde. J'avisai le corps d'un des soldats à moitié englouti dans la tourbière, surtout la ceinture de grenades qu'il portait. Je me penchai pour la lui arracher sous les yeux de tous.

– Tu fous quoi, David ? Me demanda Hamid.

– Je vais m'occuper des tortues, vous me couvrez.

Et je m'élançai sans leur laisser le temps de protester, mon fusil d'assaut dans une main et les grenades dans l'autre.

J'entendis seulement Hamid grogner :

– Mais il est complètement givré !

La voix de Mila perça à travers les larmes de Rain City.

– Couvrez-le !

Sans cesser d'allonger la foulée dans la mélasse glissante, je jetai un dernier regard en direction de mes camarades. De plus en plus d’Éclairés se regroupaient autour de Mila et Hamid qui les encadraient.

Certains me suivaient à distance raisonnable pour distraire les tankistes, qui ne me virent pas approcher. Du moins au début.

Les crapauds infects braquèrent leur trompe sur moi et tonnèrent. Autour de moi, les obus explosèrent, soulevant des geysers de boue ébouillantés. J'abordai le premier d'entre eux, éliminant d'une courte rafale le mitrailleur qui avait tenté de retourner son arme contre moi.

Je lâchai mon fusil d'assaut déchargé et grimpai sur le crapaud à la force de mes bras. Je sentai sous mes paumes la froideur du métal luisant. J'écartai le cadavre qui obstruait l'ouverture de la tourelle avant de lâcher trois grenades dans le gouffre qui se présenta.

Je sautai pour m'aplatir dans la boue, le crapaud fut secoué de convulsions et de la fumée s'échappa de sous sa coquille. Le blindé s'arrêta, fumant sous la pluie incessante, notre châtiment humide. L'autre tortue ralentit sur l'ordre du tankiste qui pivota sa mitrailleuse vers moi. Je n'eus pas le temps de mettre à couvert.

Ce salaud allait m'aligner sans procès.

Une détonation… puis il tressauta comme pris d'un court circuit avant de s'affaler. Je tournai la tête vers le tireur. Hamid.

Celui-ci m'adressa un geste frénétique du bras, me demandant de terminer le boulot. Je me glissai derrière le crapaud baveux pour me hisser sur sa croupe. Je lâchai mes grenades à travers la tourelle et ce crapaud stoppa à son tour, victime d'une sacrée indigestion.

Lorsque les Éclairés commencèrent à lever les bras pour scander des slogans triomphants, je compris que la bataille était terminée.

Je me rapprochai et j'eus droit alors à de sacrées accolades viriles alors que je tentai de rejoindre Mila et Hamid. Je n'y étais pas habitué et j'espérais ne pas y prendre goût. Pas question que je prenne la grosse tête.

Je traversai les rangs de mes camarades, peu surpris de ne pas les voir trimballer entre eux des prisonniers. Aucun camp n'en faisait, c'était la loi de Rain City. J'entendis au milieu des sifflets stridents d'hystérie, des rafales sèches isolées qui étouffaient des cris de supplication, des demandes de grâce.

Comme pour ces deux soldats ennemis sans casques et jetés sans ménagement à genoux sur ma gauche. Ils essuyèrent les crachats et quolibets avant qu'une jeune adolescente émaciée ne surgisse un pistolet à la main.

Elle qui avait l'allure d'une clocharde en kaki, se plaça face à eux, l'expression figée d'une innocence perdue, leur faisant éprouver un effroi soudain.

Elle les exécuta sommairement d'une balle dans la tête et elle fut félicitée, un gars lui offrant même des cigarettes. Je détournai la tête, partagé entre la honte de celui qui ne désirait pas sombrer complètement et l'indifférence de quelqu'un qui en avait déjà trop vu.

Nous étions les orphelins de Rain City.

Hamid m'accueillit dans ses bras. Dire qu'il y a peu, il pouvait pas me blairer…

– T'en as une sacrée paire !

– J'ai quand même pas envie de le refaire, avouai-je. La prochaine fois, quelqu'un d'autre s'y collera.

Mila m'aborda à son tour et sous sa dureté de circonstance, la douceur et son charme pointaient le bout de leur nez.

Ah, Mila…

Le bisou tendre sur la joue m'électrisa, je sentis l'enivrement me griser lorsqu'elle me souffla :

– Tu as été incroyable !

Elle ne m'avait jamais parue aussi belle, comme lors de notre première rencontre au Divan de Cupidon.

– Je croyais qu'ils avaient amené plus de monde.

Ma remarque leur fit reprendre une expression sérieuse.

– Ils ont lâché l'affaire et se sont enfuis, répondit Hamid.

Remué par mon instinct, j'élevai la tête et surpris les reflets vacillants du bouclier au-dessus de nos têtes. De nouveau, nous étions totalement prisonniers, coincés dans la merde de notre bagne permanent.

– Et les autres blindés ?

Je m'étais souvenu que l'éclaireur à moto nous avait signalés cinq chars et nous n'en avions détruit que deux.

– Ils ont suivi le même mouvement.

Avec trois tortues, les alliés des Protecteurs auraient pu sauver une grande partie du convoi. Ils nous auraient même taillé en pièces. Avec nos morts qu'on empilait sur le bord de la route, nous avions déjà encaissé de lourdes pertes.

Quarante des nôtres étaient tombés, un voile de tristesse s'abattrait sur nous sitôt l'euphorie de la victoire envolée.

Cette retraite n'était pas logique, mais je préférai pour l'instant garder mes impressions pour moi. Il était tellement rare d'exprimer son bonheur dans un monde privé de la lumière du soleil. Hamid avec de grands gestes du bras, attira tous ses camarades vers lui.

– Aujourd'hui est un grand jour pour les Éclairés. Vous avez montré à ces gens de l'Extérieur qui soutiennent et arment les Protecteurs contre nous, que nous ne nous laisserions jamais intimider et asservir. Nous ne serons jamais leurs esclaves !

Mila le rejoignit et prit à son tour la parole.

– Notre combat n'est pas terminé, il nous en restera bien d'autres encore. Mais cette victoire nous prouve que nous n'avons pas tout sacrifié en vain. Nous continuerons de nous battre jusqu'à ce que les Protecteurs soient chassés de notre ville, de notre foyer ! Nous sommes les enfants de Rain City et nous reverrons un jour la lumière du soleil !

Cette fois la ferveur les fit chavirer dans une exubérance explosive. Ils ne cessaient de crier, d'acclamer Mila et Hamid, de proclamer Vive les Éclairés à tout va. Je cédai moi aussi à cette ferveur malgré mes arrières pensées concernant la retraite trop facile des autres touristes hors ville.

Mais je profitai néanmoins de ce moment. La pluie qui nous inondait de ses larmes intarissables, sembla moins amère, le ciel moins sombre, la Fange moins lugubre.

Ce n'était qu'une illusion dont nous nous bercions, les derniers vestiges d'un espoir qui se faisait désirer depuis trop longtemps. Depuis une éternité.

Hamid leva pour réclamer le silence:

– Fouillez les camions, trouvez cette Vipère Jaune et détruisez-la !

Sous des hourras, les Eclairés se dispersèrent le long de la Route du pèlerin et se glissèrent à l'arrière de chaque camion qui n'avait pas été détruit intégralement lors de l'attaque et qui ne transportait pas de soldats.

Certains soulevèrent de lourdes caisses sous les bâches, qui pesaient sur les essieux et d'autres les pieds dans la mélasse les firent glisser les unes à coté des autres. Je fus moi-même de la fête avec le groupe de Hamid.

Celui-ci supervisait le déchargement et l'ensemble des colis fut aligné le long de la route sur le bord. Cela fait, Hamid se dévoua et se plaça face à la caisse la plus proche sous les regards enfiévrés de tout le monde, y compris Mila.

Nous retînmes notre souffle, seuls les pleurs de Rain City résonnèrent sur la tourbière infinie. Hamid retourna son fusil d'assaut et frappa de la crosse deux fois de suite, la serrure qui céda rapidement.

Il se pencha et arracha sèchement le couvercle. Personne d'entre nous ne vit reluire la lueur jaune citron familière. À la place, les flammes des incendies agonisants faisaient luire des surfaces métallisées de débris difformes.

Je serrai les dents sans piper un mot, j'avais compris avant tout le monde ce que cela signifiait. Mon instinct avait vu juste.

Hamid ne l'avait pas encore compris mais il ne tarderait pas tout comme les autres Eclairés. Il étudia indécis le morceau de métal qu'il faisait flotter dans sa paume humide puis le jeta frénétiquement dans la boue.

Il se servit dans la caisse, ramassant d'autres morceaux ternes à pleine poignées. Les autres Éclairés échangèrent des regards perplexes. Mila qui avait ressenti le même mauvais augure que moi, s'écria tout à coup.

– Ouvrez toutes les caisses, vite !

Tout le monde s'exécuta dans un silence lourd alors que Hamid renversa tout à coup d'une rage hargneuse la caisse qu'il avait forcée. Pas de Vipère Jaune... mais au contraire, du putain de toc qui s'écoulait dans le marécage humide.

– C'est quoi, ce bordel ? Hurla-t-il tout à coup.

Du coin de l’œil, je vis Mila s'approcher, la mine tout aussi sombre que moi. Les Éclairés autour de nous furent tout aussi déçus et ils l'exprimèrent de façon ouverte. La Route du Pèlerin fut bientôt jonchée de débris mélant bois et métal rouillé.

Aucune trace de Vipère Jaune.

Hamid tremblait d'une rage infinie.

– C'est pas possible ! Stone était pourtant sûre que ce serait ce convoi ! Comment ca se fait que nous nous soyons trompés ?

– La réponse est peut-être dans la question, lui fis-je observer.

Mila avait compris où je voulais en venir. Futée, celle-là.

– Non, Stone ne nous aurait pas trahis même sous la contrainte, assura-t-elle.

– Pourtant quelqu'un vient de le faire ! Rugit Hamid.

– Cela expliquerait pourquoi ils n'ont pas insisté, le rapport de force était pourtant largement en leur faveur sur le papier, déclarai-je. Ils ont servi de diversion.

Hamid me témoigna sa reconnaissance de mon soutien d'un regard appuyé. Mila soupira, peu convaincue.

– Bon, qui aurait trahi alors ?

– J'ai ma petite idée là-dessus, répondit Hamid.

Quelque chose dans son regard m'alerta sérieusement. Il possédait le regard d'un fauve prêt à bondir sur sa proie et à la mettre en pièces.

J'avais déjà vu ce regard de démence fanatique, trop souvent. Trop de fois. À Rain City, j'avais appris par la force de l'habitude ce que cela signifiait.

Déconne pas, Hamid, priai-je intérieurement.

Quelque chose de terrible allait se dérouler dans les prochains instants.

– Ceux qui ont appartenu au groupe de Sébastian la dernière fois, sortez des rangs !

J'avais compris son raisonnement. Le groupe de Sébastian avait été piégé lorsqu'ils avaient lancé une attaque contre un des convoi des hors ville. Je n'avais pas oublié la discussion âpre qui nous avaient opposé sur la présence probable d'une taupe.

Il n'y avait eu que cinq survivants, dont le padre lui-même. Sébastian n'étant pas présent – je me demandais d'ailleurs pourquoi – quatre clochards s'extirpèrent avec hésitation sous les regards surpris ou suspicieux de leurs camarades.

Certains Éclairés ne réagirent pas, ne comprenant pas ce qui se passait. D'autres éprouvaient la même colère que Hamid et attendaient que justice soit rendue.

Personne ne savait qui avait trahi ses frères et soeurs, mais quelqu'un devait payer. Hamid ne prononça aucun mot mais son regard et ses gestes impérieux de la main étaient sans équivoque. Les quatre boucs émissaires furent alors désarmés puis bousculés pour être adossés contre la carcasse d'une bagnole rouillée.

Deux d'entre eux se mirent à protester, surtout une femme qui portait des marques de brûlure sur la joue gauche.

– Nous ne sommes pas des traîtres !

Personne ne broncha.

Mila elle-même laissa faire, cela me surprenait. La lassitude imprégnait ses jolis traits puis je me laissai gagner à mon tour par la résignation.

Peut-être que cette merde était nécessaire… je n'en étais pas vraiment convaincu.

C'est alors que j'étudiai plus sérieusement le quatuor. Notamment un gars frêle aux traits creusés par une famine tenace.

Il avait un visage enfantin, pas encore mature. Un vide glacé – rien à voir avec cette damnée pluie – me fit frissonner.

Je ne lui donnai pas plus de treize ans, ce n'était pas Eric mais il me faisait drôlement penser à lui… bordel, Hamid allait faire exécuter un môme !

En le voyant dégainer son flingue, il devint évident qu'il préférait s'en charger lui-même.

– Hamid, attends ! M'écriai-je.

Peut-être n'avais-je pas crié assez fort ou peut-être ma voix manquait-elle de conviction. L'inévitable se produisit sous nos yeux. Quelques détonations claquèrent et quatre corps s'embourbèrent dans la boue.

Voilà d'autres morts qui pèseraient sur ma conscience, j'aurais pu l'empêcher… j'aurais du l'empêcher. Je ne l'ai pas fait.

Nous étions maîtres du champ de bataille mais ce n'était pas une victoire. Nous baissions tous la tête, nous nous enlisions encore plus dans l'incertitude.

Pas un seul mot ne fut prononcé.

Puis le signal du départ fut donné. Pendant tout notre trajet de retour à travers la Fange, la Route du Pèlerin devint notre chemin de croix.

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