Chapitre 9
De nouveau sous les souterrains, nous nous dispersions pour vaquer à nos occupations. Le coeur n'y était pas vraiment.
Eric s'en rendit compte lorsqu'il me sauta dessus en compagnie d'Esa pour me demander des nouvelles.
– Alors, c'était comment ?
Ses traits juvéniles pâlirent lorsqu'il comprit la teneur de mon silence pesant. Je n'avais pas le don contrairement à d'autres de masquer vraiment mes émotions. Cet ado était assez perspicace pour le deviner.
Je le vis échanger un regard confus avec sa nouvelle petite amie qu'il tenait par la main.
– Merde ! Jura-t-il. Qu'est-ce qui a foiré à ce point ?
– Tu tiens vraiment à le savoir, gamin ?
Il fronça les sourcils en bombant le torse.
– Eh oh ! Je peux entendre tout, maintenant, surtout depuis qu'on a traversé le Hachoir ensemble. Allez dites-moi !
Nous étions dans un corridor secondaire, mal éclairé. Je jetais un coup d'oeil rapide, pour vérifier que nous étions bien seuls tous les trois.
– Nous avons détruit le convoi mais c'était un leurre, expliquai-je.
– Pas de Vipère Jaune ? Fit Esa.
– Pas la moindre fiole, confirmai-je.
Eric tritura sa capuche de dépit avec son autre main libre.
– Donc ils savaient que nous allions attaquer ce convoi-là. Quelqu'un nous a vendus.
– Évite de le crier, c'est un sujet sensible.
Esa plaqua tout à coup une main devant sa bouche comme si elle s'apprêtait à vomir. La panique luisait dans ses prunelles.
– Quoi ? S'exclama Eric.
– Ils vont croire que c'est moi !
Celle qui avait échappé à l'enfer du Hachoir et à Harold, craignait d'être rejetée. Au point où en étaient les choses, il était logique qu'elle se fasse du mouron. Même s'il était improbable qu'on lui fasse du mal à ce stade.
– Hamid s'est chargé du problème, à sa façon.
Je le déclarai pour la rassurer. Eric avait compris mon sous entendu, ce qui ne devait pas vraiment le tranquilliser.
– Il a éliminé le traître ?
– Ouais, on va dire ça.
À vrai dire, je n'étais sûr de rien. Le véritable traître ne devait pas être présent et avait du rester ici, bien peinard.
D'un coté, je n'étais pas enthousiaste à l'idée de leur raconter les détails. Je ne voulais pas leur avouer que Hamid avait flingué un môme plus jeune que chacun d'eux. Ils ne pouvaient pas l'entendre.
Bordel, je détestais garder ce genre de sales histoires pour moi.
– S'il tente de s'en prendre à Esa, je l'en empêcherai, trancha Eric.
J'adorais ce môme, vraiment. Ca m'étonnerait qu'il aie la moindre chance d'arrêter seul Hamid, si cela devait arriver.
Au moins, il y mettait de la bonne volonté. La présence d'Esa à ses coté faisait émerger la meilleure facette de sa personnalité. Comme la présence de Mila le faisait pour moi... enfin, je préférais le croire.
– Je dois vous laisser, je dois parler à quelqu'un.
Je pris congé car j'avais une idée bien en tête. Ouais il y a quelqu'un avec qui je tenais absolument à faire partager mon point de vue.
Je retrouvai Hamid finalement dans une salle de briefing en compagnie de Mila et de Sébastian. La tension était palpable. Je fus frappé par les traits maussades de Mila qui paraissait peut-être se reprocher de ne pas l'avoir empêché de perpétrer l'inévitable.
Mais ce qui me choqua pour ainsi dire, était la mine défaite de l'humble serviteur de Dieu. Sébastian était voûté comme s'il portait tout le malheur du monde sur ses épaules fatiguées. Comme si ce fardeau devenait trop lourd.
C'était la première fois que je le voyais aussi accablé. Était-ce ce qui s'était passé sur la Route du Pèlerin dans la Fange qui le mettait dans cet état? Je l'imaginais sans mal. Hamid contrastait par une froideur impavide, comme s'il s'en foutait vraiment.
– Je dérange ? Fis-je pour briser le silence insoutenable.
– Non, nous avons terminé de toute façon, trancha Mila.
Elle dépassa Hamid en lui décochant un regard noir, Sebastian lui emboîta le pas tout en gardant la tête baissée tel un clébard battu. Là, il me faisait vraiment de la peine.
Il s'arrêta à ma hauteur et releva la tête à mon intention, la tristesse luisant dans ses yeux épuisés. Je l'entendis me dire:
– Je suis désolé, mon fils.
Il possédait la tronche de quelqu'un qui en avait gros sur la conscience. Il posa un instant la main sur mon épaule puis sortit à la suite de Mila, sans que je n'ai eu le temps de demander pourquoi il se sentait désolé.
Ce n'était pas important…
Le principal objet de ma venue était le type renfermé dans le coin de la pièce qui tirait sur sa clope en continuant de m'ignorer.
– Faut qu'on cause, lançai-je pour attirer son intérêt.
Hamid s'extirpa de la monotone contemplation du mur décrépit face à lui pour se tourner vers moi.
– Si c'est à propos de tout à l'heure, je n'ai rien à dire. Mila m'a pris suffisamment pris la tête avec ça, ajouta-t-il avec une pointe de condescendance qui commençait à m'irriter.
– Ouais, ben t'as peut-être besoin qu'on te le répète encore, espèce d'enfoiré. Pour être sûr que cela rentrera bien dans ta putain de caboche.
Il fronça les sourcils, sous l'effet de l'impatience.
– J'ai fait ce qui était nécessaire.
– Et tu serais prêt à le refaire, c'est ça ?
J'avançai d'un pas. Il sourcilla à peine.
– Qu'est-ce te donnait le droit de faire ça ? T'as fumé un gamin, putain de merde ! Comment peux-tu le justifier ?
Son calme demeurait désarmant, alors qu'il continuait à tirer sa clope d'un air détaché.
– La guerre, David. Tout simplement.
– Tuer des mômes, les envoyer à une mort certaine, c'est ce que feraient les Protecteurs ! Et ces salauds de l'Extérieur ! Tu crois vraiment que tu vaux mieux qu'eux ?
Un éclair de rage passa furtivement dans son regard.
– Tu sais quoi, Hamid ? Eric avait raison sur un point. Si tu n'étais pas un Éclairé, tu mériterais d'être un Protecteur. Après tout, tu l'as déjà été.
J'avais prononcé les mots qu'il ne fallait pas. Il jeta sa clope subitement au sol avant de me charger comme un taureau furieux. J'eus à peine le temps de me mettre en garde.
Il me saisit par le col, me bousculant en arrière et leva le poing pour me coller un crochet dans la trogne. Je sentis ma mâchoire m'élancer… merde il cognait dur, ce con. Je le repoussais énergétiquement en le percutant au pif à l'aide de ma caboche.
Je lui logeai un direct dans les tripes et il répliqua en tentant de me frapper à la gorge du tranchant de la main gauche.
Nous échangeâmes ainsi les amabilités pendant un moment. Nous éprouvions notre résistance, deux rats qui se disputaient des miettes de dignité et d'orgueil. Il nous manquait seulement des crocs ou des griffes pour parfaire le spectacle.
J'ignore combien de temps nous luttâmes mais l'épuisement nous gagna et nous fit s'écarter l'un de l'autre à bout de souffle, les corps endoloris et les visages tuméfiés. Hamid penché pour reprendre sa respiration tout comme moi, grilla une autre clope.
Aucun de nous deux ne prononça un seul mot, au début.
– Écoute, je sais ce que tu as perdu.
– Non, trancha Hamid. Tu crois que tu le sais.
Toute hostilité et froideur avait disparu de son ton quand il croisa mon regard. Des rides gonflées de lassitude et de résignation tiraient ses traits.
– Cela fait une sacrée différence, tu penses pas ?
– Cela ne changera rien à ce qui s'est passé tout à l'heure, affirmai-je. Ni à mon opinion sur le sujet.
Je pris une grande inspiration.
– Tu n'avais pas le droit de le faire, c'est tout.
Je le vis sortir de sous sa veste, sa photo familiale. Il la contemplait et je l'entendis murmurer:
– Je les ai aimés, je ne peux pas les oublier. C'est arrivé quand je n'étais pas là, ils étaient quatre Protecteurs, armés jusqu'aux dents. Je les ai vus entrer dans ma maison et au lieu de tenter quelque chose, je me suis planqué.
Il s'assit et se prit la tête dans les mains, pour me masquer son chagrin qui ne s'est pas encore tari depuis le temps.
– J'ai attendu derrière ce foutu tronc d'arbre, je pensais qu'ils n'étaient venus que pour moi et qu'ils laisseraient ma famille tranquille. J'ai entendu ma femme crier puis mon fils aussi. Des détonations ont éclaté juste après.
Il laissa glisser la photo sur la table.
– Je n'ai pas voulu comprendre au début ce qui s'était vraiment passé. Je me rappelle seulement avoir refroidi les quatre Protecteurs qui sortaient de chez moi, puis…
Il s'interrompit, tirant sur sa clope.
– Je les ai appelés puis je les ai trouvés dans la cuisine. Je les ai serrés très fort contre moi et je les ai laissés sans me retourner.
Il soupira, comme pour alléger son fardeau de culpabilité.
– J'aurais voulu leur dire une dernière fois à quel point je les aimais.
– Personne ne peut changer ce qui est arrivé à ta famille, Hamid. Personne ne traverse des moments évidents, surtout dans une ville pareille.
– Ouais, m'en suis rendu compte.
– Des gens ont besoin que l'on redonne espoir. D'abord, ils doivent pouvoir espérer compter sur nous. Ils ont besoin de reconnaître qu'il existe une différence fondamentale entre les Éclairés et les Protecteurs. Entre eux et nous.
Je me rapprochai pour saisir la photo et la lui redonner. Il la rangea vivement.
– Ils ont besoin de compter sur toi. Nous avons subi une désillusion sur la Route du Pèlerin mais nous aurons d'autres occasions d'en faire baver aux Protecteurs et aux hors ville.
– Sauf si le traître nous vend.
– Espérons alors que tu ne te sois pas trompé de personne avec ton manège de tout à l'heure. Parce que sinon tu auras vraiment tout foiré, lui fis-je remarquer.
Le traître continuait de l'obséder, cela en devenait maladif. Cela n'était pas près de cesser et j'espérais qu'il ne perdrait pas les pédales encore une fois.
À cet instant, Eric fit irruption dans la pièce. Il agrandit les yeux lorsqu'il me dévisagea… Moi et Hamid n'étions pas beaux à voir.
– Je passais dans le coin, m'expliqua-t-il, et j'ai entendu du grabuge. Tout va bien ?
Je fixai Hamid une dernière fois, alors qu'il savourait sa nicotine en embrassant le mur devant lui avec un regard impavide.
– On va dire ça, me contentai-je de répondre avant de quitter la pièce.
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