Chapitre 10

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À Rain City, la situation ne cessait d'empirer. Plusieurs de nos éclaireurs qui s'extirpaient des souterrains pour aller patrouiller dans les différents quartiers, nous rapportaient la même chose. La Vipère Jaune qui nous avait échappé sur la Route du Pèlerin, arrosait maintenant toute la ville. La violence se répandait, augmentant proportionnellement avec le nombre de consommateurs. Quelques uns de ces éclaireurs avaient été pris dans des rixes mortelles malgré eux, nous n'avions plus eu de leurs nouvelles.

Cette fichue ville ne cesserait jamais de sombrer un peu plus encore, chaque jour. Jusqu'à quel point tomberons-nous ? Après ce qui s'est passé dans la Fange, beaucoup d'entre nous ne voyaient plus comment la situation pouvait se retourner en notre faveur.

Si cela n'évoluait pas rapidement, nos rangs seraient minés par le défaitisme, l'insubordination, les mutineries… voire la désertion.

Les jours s'écoulaient depuis la dernière débâcle, toujours aussi amers les uns que les autres. Jusqu'à ce que Hamid et Sébastian viennent me voir pour m'annoncer que Mila m'avait convoqué non pas dans une salle de briefing, mais dans les Brumes de l'Extase.

Au Divan de Cupidon, là où elle travaillait sous couverture.

Ils ne m'avaient pas dit pourquoi, ils m'avaient seulement recommandé la plus grande prudence. Rien d'étonnant par les temps qui courent. Surtout si un traître continuait de sévir dans nos rangs, malgré les mesures prises.

Je me préparai pour une petite excursion hors des souterrains, à l'air libre. Je resserrai mon imperméable fidèle autour de ma grande carcasse, enfonçai mon bonnet sur le crâne et vérifiai que mon flingue ne me lâcherait pas au moment critique.

J'empruntai ensuite le chemin qui menait aux tréfonds des Brumes de l'Extase. Au bout d'un corridor, Eric me tomba dessus à l'improviste, dans une posture détendue. Il me toisait avec un grand sourire, les mains dans les poches.

– Tu pars en balade, David ?

– Ouais, fis-je sommairement.

– On s'est plutôt bien démerdés au Hachoir, tous les deux. Si tu veux que je t'accompagnes, t'as qu'à dire un mot.

Je laissai filer un sourire.

– Merci mais c'est quelque chose que je dois faire seul, petit.

– Ah, c'est donc personnel.

Futé le môme.

– On va dire ça.

– On est juste en-dessous des Brumes de l'Extase, me fit-il remarquer. Il y a intérêt à ce que ça vaille le coup.

– Oh, je ne me fais pas de souci pour ça.

Il me glissa un coup d’œil malicieux.

– Bon, tu me raconteras ?

– Peut-être, gamin.

Il s'écarta pour me laisser passer.

– Bonne chance, David.

– Espérons.

Il s'éclipsa sans doute pour aller retrouver la petite Esa. Pour ma part, il était temps de poursuivre mon chemin.

Je retrouvai deux autres Éclairés aux pieds d'une échelle, portant des blocs de pierre à bout de bras, pour dégager l'accès aux Brumes de l'Extase. Je les saluai d'un hochement de tête et ils me répondirent:

– On bouchera le passage après toi.

Je fis la grimace alors qu'ils ne faisaient qu'obéir aux ordres.

– Et par où devrais-je repasser ?

– Mila te le dira quand tu la retrouveras, me répondit-on.

Bon, il fallait que je m'en contente pour le moment. J'empoignai les barreaux de l'échelle tandis qu'ils s'empressèrent de remettre les blocs à leur place, les empilant les uns sur les autres au fur et à mesure que je grimpais.

Je m'appuyai sur la plaque d'égout au-dessus de ma tronche et la poussai pour la faire glisser. Rain City m'accueillit de nouveau de son chagrin.

Notre mère continuait de plaindre l'infortune de ses Enfants Perdus. La ruelle était déserte, parfait. Mais le plus dangereux m'attendait. Cette ville était tenue par les Protecteurs, qui avaient mis ma tête à prix.

Je devais être proche du Divan de Cupidon mais je décidai de faire un détour par les quartiers avoisinants. Je devais savoir ce qui se passait dans ma ville. Il le fallait pour ma conscience.

Je quittai la ruelle pour arpenter l'Avenue des Damnés qui me mènerait droit en plein dans la Cour des Illusions.

Un périple que je savais dangereux et dispensable. L'endroit devait être truffé de camés plus nombreux et plus instables avec la nouvelle version de Vipère Jaune que nous n'étions pas parvenus à intercepter la dernière fois.

Eh ben, je dois reconnaître que je ne fus pas déçu du voyage.

Je croisais plus fréquemment de silhouettes hagardes que lors de mes précédentes venues dans ce quartier miteux tout autant que les autres. Je les entendais vociférer entre les dents, alors qu'ils titubaient comme des clochards ivrognes, le regard absent.

– Le soleil… nous devons revoir… le soleil…

Quelques uns tenaient encore entre leurs doigts flasques la fiole qu'ils venaient de vider, après avoir dépensé leurs derniers solstices.

Où était donc l'espoir que nous étions censés apporter et incarner pour ces naufragés d'une ville à la dérive ? Sans doute qu'il n'avait jamais existé.

Des voitures de police patrouillaient, remplies à ras bord de Protecteurs. Je me glissais entre les camés pour passer inaperçu. Ils ne ralentirent pas, ne se préoccupant pas d'aider leur prochain comme je m'y attendais de leur part.

Je ne pouvais supporter ce spectacle qui me flanquait la nausée. Et j'eus l'idée tout à coup d'aller parler à quelqu'un qui connaissait le quartier et à qui j'avais déjà causé de manière abrupte, dirons-nous.

S'il n'avait pas changé ses habitudes, je le retrouverais dans la même ruelle que lors de ma dernière visite.

Ce bon vieux Zho s'y trouvait, se réchauffant près d'un feu de poubelle, à moitié à l'abri de la pluie sous un auvent terne déchiqueté. À mesure que j'approchais d'un pas prudent, je surpris ses yeux de rongeur sournois occupé à compter les billets froissés dans ses paumes. Il avait l'air heureux comme un paon gâté.

Le malheur du plus grand nombre faisait toujours le bonheur de quelques uns.

Il rangea précipitamment ses biffetons lorsqu'il m'aperçut.

– La boutique est fermée, repasse plus tard.

À son ton distant, je compris qu'il ne m'avait pas reconnu.

– Parfait, on pourra discuter calmement.

Son arrogance laissa place à la surprise, lorsque le feu de poubelle m'éclaira.

– Putain de merde, Selstan !? Je te croyais mort !

– Il s'en est fallu de peu, concédai-je.

Je le rejoignis sous l'auvent et il se mit à déglutir, pas forcément à l'aise en ma présence.

– Euh pour l'autre fois au Hachoir, j'avais pas le choix, tu sais. Si j'avais rien dit à Seth, il aurait cru que j'étais de ton bord.

– Je suis pas là pour ça, Zho. Je veux savoir ce qui se passe dans cette ville.

Il se frotta les mains puis me contourna pour les réchauffer juste au-dessus du feu de poubelle.

– Bon tu vois, c'était la merde avant. Et ben là, ca devient pire et ca va pas s'arrêter de sitôt, tu peux me croire.

– Qu'est-ce que tu veux dire ?

Il jeta un regard aux aguets pour s'assurer que nous étions tranquilles.

– T'es un flic, Selstan. Tu dois bien t'en douter.

– Tu veux parler du Grand Projet, c'est ça ?

Il se referma une coquille comme je le prédisais.

– Ah, je sais rien de tout ça. Ya juste des rumeurs qui circulent, tu vois.

Il savait quelque chose et le temps me manquait pour jouer à gentil flic méchant flic, comme pendant une vie passée.

– Joue pas au con avec moi, Zho, l'avertis-je sèchement. Je suis pas d'humeur.

– Eh tu me connais, je trempe pas dans ces trucs louches.

J'avais appris à détecter les dissimulations ou les mensonges avec le temps. Et je connaissais très bien Zho.

Je devais peut-être le secouer un peu, histoire qu'il me crache ce que je veux savoir. Comme d'habitude, en fait. Je l'attrapai par le cou et le flanqua rudement contre le mur tout en pointant mon joujou sur ses tripes.

– Alors, t'as fini de me faire perdre mon temps ?

– OK, déconne pas !

Je m'écartai après l'avoir relâché. Je n'avais pas plus d'intérêt que lui à me faire remarquer dans cette ville tenue par des démons.

– Je ne sais pas de quoi il s'agit mais Harold m'a conseillé de me barrer avant qu'ils ne le déclenchent quand je suis passé me ravitailler au Hachoir.

– Déclencher quoi ? Insistai-je.

– Si je le savais, tu crois que je resterais ici ?

– Et les rumeurs, qu'est-ce qu'elles disent ?

La mine sombre de Zho ne me rassura guère.

– Elles disent que nous subirons quelque chose de bien pire que l'enfer.

Je demeurai pétrifié par ces derniers mots… bien pire que l'enfer. Bon sang, qu'est-ce qui pouvait être bien pire que notre enfer actuel ?

Un compte à rebours semblait être lancé à notre insu, la Vipère Jaune qui circulait impunément dans les rues et détruisait irrémédiablement ce qui tenait encore la route, n'était qu'un début. Quelle serait la prochaine étape ?

– Alors, ca y est on a fini là ? S'impatienta Zho. T'as eu ce que tu voulais ?

Je le dévisageai attentivement, il avait avoué tout ce qu'il savait. Pratiquement rien, en fait.

– On va dire ça, fis-je à regrets.

– T'es recherché par les Protecteurs, tu le savais au moins? J'ai pas envie qu'ils nous voient ensemble comme deux vieux frangins, tu piges ? Paraît que t'as fumé un des leurs au Hachoir !

Il était temps de partir, il commençait à me taper sur les nerfs. Avec l'ombre d'un remords de devoir m'écarter du feu de poubelles qui me réchauffait les os.

– Ouais, pigé.

Je commençais à m'éloigner, la pluie ruisselant de nouveau sur moi quand il me rappela :

– Eh, au fait…

– Quoi encore ? Tonnai-je, excédé.

Je pivotai pour de nouveau manquer de vomir devant son sourire sournois. Le genre de celui qui mijote un mauvais coup.

– Vu que t'es recherché, mon silence doit avoir une valeur pour toi, non ?

Bordel, je l'aurais parié. Plus rien ne m'étonnait de la part de ce foutu rat. Je ne pouvais pas oublier qu'il avait cafté auprès de Seth le fou. Je ne pouvais pas lui accorder la moindre confiance. Rien ne me garantissait qu'il ne mettrait pas au parfum les Protecteurs.

Il ne me laissait pas le choix.

– Tu sais, Zho. Un homme de Dieu m'a asséné que la gourmandise est un péché. Je me rends compte à quel point il avait raison.

Il ne comprit l'allusion qu'au moment où je braquais mon flingue sur lui. La terreur lui fit écarquiller les yeux comme un halluciné.

– Eh oh, tout doux ! Je plaisantais, je plaisantais !

– Tu n'aurais rien dit, je t'aurais laissé à ton petit trafic maison, me contentais-je de lui répondre en crispant mon poing sur la crosse.

Je ne pensais pas devoir en arriver là avec Zho. C'était un indic qui avait été précieux dans plusieurs de mes enquêtes. Mais je ne pouvais pas le laisser raconter une histoire intéressante aux Protecteurs, je ne pouvais pas le laisser nuire à Mila.

Je devais mettre fin à notre relation d'affaires.

– Tu vas pas faire ça, hein ?

Je le vis glisser une main dans sa poche.

– Si seulement tu avais appris à la mettre en veilleuse, Zho…

Je mis trop de temps à presser la détente et cela se révéla être une erreur stupide. Le rat en face s'accroupit et me lança quelque chose à la figure.

Cela ressemblait à une grenade.

Je voulus m'aplatir mais un claquement de pétard brutalisa mes tympans. Un soleil aveuglant enfla un bref instant, brouillant ma vision. Le temps que je m'en remette, ce foutu rat sournois avait détalé.

Il ne tarderait pas à rameuter des Protecteurs à mes trousses, je ne devais pas traîner dans le coin. Zho connaissait ce quartier de toxicos comme sa poche, je ne pouvais pas me risquer à le débusquer là-dedans.

Je devais trouver Mila.

Je frottai mes yeux trempés par la pluie, retrouvant une vision acceptable. Je revins dans l'Avenue des Damnés, le chemin le plus direct qui m'amènerait aux Brumes de l'Extase. Prenant garde à ne pas trébucher sur ces morts ambulants.

Je les entendais encore réclamer le soleil. Ils voulaient revoir le soleil.

Tout à coup des cris retentirent sous les larmes du ciel endeuillé. Une silhouette misérable portant un bébé déboula d'un carrefour à vingt mètres devant moi. La terreur luisait dans les yeux de sa mère aux cheveux défaits qui hurlait éperdument :

– Aidez-moi ! Aidez-moi !

Elle ne savait où courir, poursuivie par une horde de sauvages qui tendaient des bras décharnés vers elle comme les branches d'un arbre mort.

Des toxicos qui scandaient :

– Elle nous a volé le soleil ! Elle nous a volé le soleil !

Ils grognaient sinon des paroles inintelligibles qui n'étaient plus que des râles d'animaux affamés. Réduits à des rats à visage humain.

Ils la rattrapèrent en quelques instants, mus par une folie que personne ne pouvait réfréner. J'éprouvais l'envie d'intervenir mais je devais faire face à des priorités. Mila m'avait convoqué, j'étais recherché par les Protecteurs, Zho était parti sans doute les prévenir de ma présence. M'attarder dans ce quartier même pour de bonnes raisons me ferait davantage courir de risques.

Mila… elle s'appelait Mila.

Je devais laisser ces cinglés les mettre en pièces. C'est ce qui arriva.

Ils agrippèrent la femme par ses haillons et elle se pencha pour protéger son fils qui piaillait comme un moineau. Un moineau qui ne tarderait pas être orphelin et à être piétiné.

– Ne le touchez pas !

Elle fut jetée au sol et des tessons de bouteille, des lames rouillées apparurent dans leur poing. Ses cris et les pleurs du bébé furent bientôt étouffés à jamais.

Personne n'était intervenu, c'était la loi de Rain City.

Chacun pour soi.

Je m'appelle David Selstan et j'aurai ces morts sur la conscience comme pour tant d'autres avant. Mon fardeau s'alourdissait encore un peu plus.

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