Chapitre 11
Dans les Brumes de l'Extase, quelque chose semblait avoir changé aussi. D'ordinaire, les rues étaient remplies de gamines abandonnées qui se vendaient au premier venu.
Leur nombre semblait avoir diminué de moitié et j'eus l'impression qu'elles étaient plus aux aguets que la dernière fois. Elles tournaient frénétiquement la tête dans toutes les directions, leur regard fou d'angoisse.
L'ombre d'une menace pesait sur leur existence fragile.
Ainsi, l'une d'elles s'écarta à mon passage. C'était un comportement étrange. Il y a quelques jours encore, la faim et la pluie l'auraient poussé à me barrer le chemin pour me proposer ses services, malgré les risques de tomber sur les pires salauds.
Je la dépassai sans lui prêter plus d'attention que ça. Me jugeant moins dangereux que la moyenne, la misérable créature me héla timidement.
– Monsieur, je peux vous être utile ?
Je freinai et me contorsionnai vers elle, plissant les yeux pour mieux l'étudier. Tout en elle traduisait le désespoir, la détresse. La perte de toute illusion.
Rain City l'avait dépossédé de son enfance tandis que d'autres avaient perdu leur humanité. C'était la loi de Rain City.
Il n'existait ni enfants, ni innocents. Il n'y avait que des survivants.
– Fiche le camp, gamine, fis-je avec rudesse.
– S'il vous plaît…
Elle se rapprochait, au bord des larmes. La pitié est un sentiment que moi-même je ne ressentais plus que par intermittence.
Combien d'autres comme elle finissaient sur le trottoir pour grappiller les restes ? De guerre lasse, je glissai la main dans la poche pour retirer quelques billets. Je fis couler les solstices dans sa paume frêle et salie par la rouille.
– Merci, monsieur. Vous voulez quelque chose de particulier ?
– Non, file. Trouve toi à bouffer ou un coin où dormir, c'est tout.
Son visage creux exprimait d'abord de l'étonnement puis du soulagement. À croire qu'elle n'avait pas croisé de samaritain depuis un certain temps.
Elle recula puis déguerpit sans plus insister.
Pour une âme errante que j'aidais, combien d'autres âmes demeuraient livrées à elles-mêmes, à la merci des éléments et de prédateurs aux penchants immondes ? Trop, il en restait beaucoup trop qui avaient besoin d'aide…
Peut-être aurai-je l'occasion d'en toucher un mot à Mila lorsque je la verrai. Si je survivais jusque-là.
Les lumières chatoyantes du Divan de Cupidon palissaient elles aussi, de ce qui se tramait dans la ville. Une hôtesse se tenait sur le seuil, et adopta une posture aguicheuse à mon approche. Les cheveux blonds frisés coiffés en chignon entouraient son visage mutin et maquillé discrètement tandis qu'elle ne cachait pas les cuissardes lisses qui recouvraient ses jambes fines jusqu'au bas des cuisses.
Sa jupe courte dissimulait à peine l'indécent tandis que sa veste laissait apparaître un décolleté plongeant au milieu de la poitrine. Son charme n'égalerait en rien celui de Mila qui m'attendait à l'intérieur.
– Salut toi !
– Hum... salut, fis-je d'un ton neutre.
– Tu es venu profiter de la chaleur de notre doux foyer ? Minaudait-elle.
– Ouais, on va dire ça.
J'imprégnai volontairement ma voix d'un ton peu engageant, histoire de lui faire comprendre qu'elle ne m'intéressait pas en particulier. Mais ce genre d'hôtesse n'allait pas renoncer facilement à un paquet de solstices sur pattes comme moi.
– Alors t'es au bon endroit, mon chou.
– Je n'en doute pas. Je dois voir Mila.
Elle arbora de la déception un bref instant puis m'adressa un sourire chaleureux.
– Beaucoup veulent la voir, on dirait. Mais je fais très bien l'affaire, ajouta-t-elle en prenant mon coude.
Elle m'entraîna à l'intérieur de la maison close, me fit traverser le couloir puis le salon. Le Divan de Cupidon battait son plein, partout des fauteuils et des canapés étaient remplis de nymphes occupées à satisfaire les besoins de leurs clients qui se laissaient aller à leurs délicates attentions.
Certaines commençaient à peine les préliminaires alors que d'autres étaient déjà… en plein travail. Leurs halètements d'otaries enrhumées adoucissaient l'ambiance paisible. Une apparence de paradis artificiel qui tranchait avec la sinistrose et la mort présentes à chaque coin de rue.
Ce n'était pas ma destination.
– Alors tu viens t'installer avec moi ? On va se faire une petite place ici !
Elle montrait de l'index un canapé déjà rempli à ras bord mais ce n'était pas ce que je voulais.
– Je veux voir Mila, insistai-je.
Elle leva les yeux au plafonds, à bout de patience.
– Ah, lâche-moi avec celle-là ! Laisse-moi te montrer l'étendue de mes talents, hein ?
Heureusement la patronne vint à ma rescousse.
– Hé, va prendre soin d'un autre client ! Lui ordonna Betsy.
Finalement mon hôtesse accepta de s'éloigner à contre cœur. Betsy vint à ma hauteur pour me réprimander.
– T'es en retard.
– J'ai du faire un détour, me défendis-je.
– Allez, suis moi. Elle t'attend.
Nous nous dirigeâmes vers un escalier au fonds du salon, sans que personne ne nous prête la moindre attention. La majorité des clients étaient d'après leur dégaine, des Protecteurs. D'après leur absence d'uniforme de ripoux, ce n'était que de la racaille.
Heureusement pour moi, ils étaient distraits. Raison de plus pour faire quand même profil bas, le temps que je sorte d'ici. Je ne pouvais pas occulter que ce paradis artificiel appartenait au territoire ennemi.
Nous grimpâmes les marches en silence et Betsy toqua à la porte cinq mètres plus loin sur la gauche.
La voix de Mila filtra en un murmure familier :
– Entrez.
Betsy s'écarta pour me laisser passer et referma la porte derrière moi. Mila était plantée au milieu de la chambre, un bras croisé dans le dos. Tenant un flingue qu'elle posa finalement sur la table de nuit à coté du lit.
Elle portait une perruque rousse fournie qui couvrait son fin minois farouche alors qu'un simple peignoir transparent la recouvrait des épaules, laissant apparaître le justaucorps sombre qui ceignait sa poitrine fine et athlétique.
Je baissai finalement vers ses bas touts aussi sombres qui entouraient ses jambes d'allumettes et ses talons aiguille qui lui faisaient gagner trois centimètres. Elle me paraissait plus belle que lors de notre première rencontre. Et ce parfum qui se dégageait d'elle…
Mila… elle s'appelait Mila.
– Je commençais à m'inquiéter.
Je retirai le bonnet trempé par la pluie pour le glisser sous mon imperméable.
– Désolé, répondis-je. J'ai fait une promenade du coté de la Cour des Illusions, pour me faire une idée de la situation.
Ses jolis traits étaient crispés. Elle était parfaitement au courant de ce qui se tramait.
– J'imagine que cela s'annonce mal.
– Le temps commence à nous manquer, fis-je observer. Dans peu de temps, la situation nous échappera complètement au delà du point de non retour.
– Je sais, c'est pour cela que je t'ai convoqué. On a du nouveau.
Elle s'assit sur le lit tandis que je m'appuyais contre la fenêtre. L'obscurité glacée recouvrait au loin les faibles reflets dégagés par les feux de poubelle. Je distinguai à peine les gratte ciel de l'ancien quartier d'affaires au centre ville, qui était le Hachoir actuel.
Un grondement fit trembler le plancher sous nos pieds. Au loin, la silhouette rongée d'une tour au Hachoir se mit tout à coup à frissonner avant de s'écrouler comme un château de cartes. Une vague de cris nous parvint avant de s'éteindre aussitôt.
Rain City continuait de tomber en ruines sous l'assaut de ce déluge, notre punition d'amertume. Rain City continuait d'agoniser. Oui le temps nous était compté.
– Je t'écoute, affirmai-je faisant comme si je n'avais rien entendu.
– D'abord, je veux être certaine d'une chose. Tes problèmes avec Hamid sont-ils définitivement réglés?
– Nous avons abordé nos malentendus de manière constructive.
Elle leva les yeux au plafonds, excédée par mon zeste d’insolence.
– David…
– Ouais, c’est bon, il n’y a plus de malentendus. Satisfaite ?
Elle soutint mon regard, histoire d’être sûre.
– Alors passons aux choses sérieuses. Dans deux jours, il y aura un entretien important à l’Église de Killhell. Un hors ville bien placé qui se fait appeler le Conseiller va rencontrer le Duc.
Mon cœur s’arrêta de battre. Après tant d’impatience et de frustrations, le grand ponte qui tyrannisait la ville, allait se montrer au grand jour. Enfin nous y étions. Derrière le masque du Duc, je pourrais apposer un nom.
Je moquais de ce que pouvait être ce foutu Conseiller, curieusement.
Mila avait deviné ma pensée.
– C’est une occasion en or. C’est la première fois qu’un Conseiller met les pieds dans la ville, depuis très longtemps.
J’éprouvai subitement un doute.
– Attends, ce tuyau est fiable ?
– Je le tiens de Stone.
Je contemplai le lugubre paysage, les ruines qui s’effaçaient au loin. J’essayais de distinguer la Fange…
– Tu lui fais encore confiance, après le fiasco sur la Route du Pèlerin ?
– Je connais Stone. S’il y a eu trahison, ce n’est pas de son fait. Mais nous n’avons pas le temps de nous occuper de ça.
Si elle m’avait convoquée ici, c’était évidemment parce que les souterrains n’étaient plus aussi sûrs. Les tunnels entendaient nos murmures avec leurs oreilles, et les faisaient parvenir aux Protecteurs. Nous ignorions par qui.
Si elle m’avait convoquée, moi… c’est parce que j’aurai un rôle à jouer.
– Pourquoi à l’Église de Killhell ?
– L’allégeance de Sebastian envers nous n’est pas connue des Protecteurs. c’est pourquoi il n’est pas inquiété. l’Église de Killhell est donc considéré comme un terrain sûr pour eux. Certains des Protecteurs viennent se confesser, c’est comme cela que l’on obtient des informations.
– Stone fait partie de ses clients, je parie.
Elle approuva d’un hochement de tête.
– Ca garantit sa couverture.
Elle se leva pour s’approcher de moi.
– Quoi qu’il en soit, nous avons une mission à te confier.
Avant qu’elle ne m’en dise plus, j’en avais deviné la teneur à l’intensité de son regard.
– Tu t’inviteras à cette rencontre et tu tueras le Duc.
– Seul ?
– Tu pourras choisir deux volontaires. Hamid s’est déclaré mais après ce qui s’est passé, nous pouvons comprendre que tu ne le sélectionnes pas.
Ce fut ma première idée mais ce n’était pas la meilleure solution de l’écarter. Il méritait une autre chance et puis cela me permettrait de le surveiller. Veiller à ce qu’il ne commettes pas d’autre folies que la dernière fois.
– Hamid sera précieux dans cette opération.
– Il ne te reste plus qu’à choisir le second. Je vais te proposer…
Je la coupai dans son élan.
– Eric, appuyai-je.
Elle ne me camoufla pas sa perplexité.
– Tu en est sûr ?
– Ce gamin a des nerfs solides. Il l’a prouvé au Hachoir.
Elle ne broncha pas davantage, ne souhaitant pas perdre de temps avec ça.
– Comment cela va se passer ? Demandai-je.
– Vous vous présenterez à l’Église de Killhell, bien avant qu’ils n’arrivent. Pour vous donner le temps de vous préparer. Sébastian vous y attendra avec les armes nécessaires à l’exécution de votre mission. Il vous planquera derrière l’autel et vous passerez à l’action lorsqu’il les fera entrer.
– Ce n’est pas dangereux pour lui ?
– Il vous enverra le signal et se mettra à l’abri.
Présenté ainsi, le plan paraissait simple, ce qui ne signifiait pas qu’il serait facile de le réaliser.
– Peu importe le nombre de Protecteurs qui les accompagneront, peu importe combien vous en tuerez. Vous devez éliminer le Conseiller et le Duc avant qu’ils ne réussissent à s’enfuir. Le succès est indispensable.
Elle se rapprocha encore plus près de moi. Ce parfum qui se dégageait d’elle, m’enivrait un peu plus encore.
Mila… elle s’appelait Mila. Et je ne la décevrais pas.
J’ignorais seulement si je la reverrais avant le lancement de cette mission.
– Tu penses que ça suffira à sauver cette ville ? l’interrogeai-je.
– Je l’espère, nous sommes à court d’options.
– Et si ça foire ?
Elle détourna un instant le regard.
– Je ne veux pas y penser.
Elle n’avait pas osé prononcer les mots qui me hantaient l’esprit : je ne sais pas ce que nous deviendrons. C’était quitte ou double. Si nous échouions, cela en serait fini des Éclairés et de nos espoirs, de nos rêves.
Tout cela mourrait avec cette ville.
Elle se blottit alors contre moi et son corps qui tremblait d’angoisse et d’incertitude devant un avenir sombre me légua ses frissons. Je tentai de maîtriser mes craintes, avions-nous vraiment un avenir tous les deux ?
Je l’avais pensé autrefois mais je m’étais rendu à l’évidence.
À Rain City, nous ne survivions que pour des lendemains qui déchantent. Nos regards se croisèrent alors et elle m’avoua :
– Je n’ai confiance qu’en toi, David.
– Tu ne devrais pas, lui soufflai-je. C’est une erreur de faire confiance à qui que ce soit dans une ville pareille.
Elle colla ses lèvres contre les miennes et nous nous étreignîmes ardemment. C’était la première fois depuis longtemps qu’une femme se serrait contre moi. La première fois depuis que j’avais perdu Ada.
Ca y est, je me rappelais son nom. Un signe ?
Je ne souhaitais pas trop l’interpréter hâtivement, je préférais savourer ce long moment, le figer pour l’éternité. À cet instant, plus rien d’autre ne comptait. Les Éclairés, les Protecteurs, ce sinistre Grand Projet, cette pluie qui n’en finissait pas de tomber.
Les bougies qui s‘éteignaient une à une inexorablement, pour nous plonger dans une nuit de plus en plus épaisse. Mais cette flamme qui nous animait, ne devait pas s’éteindre, pas sans que je me batte.
Avec empressement, elle me débarrassa de mon imperméable trempé puis de mon bonnet spongieux comme une éponge. Sa main s’abaissa sous ma chemise, et ce contact me transporta dans un monde merveilleux.
Je lui retirai le peignoir avec toute la douceur dont j’étais capable. Et nous ne fîmes plus qu’un.
Mila… elle s’appelait Mila.
Ce moment nous appartenait et les paroles étaient inutiles.
******
Je fixais le plafonds, tenant de me rappeler la dernière fois où j’avais connu un pareil moment. Je croyais l’avoir oublié, l’avoir renié.
Je n’avais pas réussi à protéger Ada, je ne devais plus échouer. Je sentais contre moi la chaleur de Mila, cette passion qui lui donnait la force de se battre. À regrets, je rejetai la couverture qui me recouvrait et quittai le lit pour me rhabiller.
Cela fait, je me plantai devant la fenêtre, contemplant le même paysage déprimant qui assombrissait notre quotidien. Dieu ne nous accordait pas la grâce de nous baigner d’un rayon de soleil, pour nous soulager.
Nous devions continuer à expier pour nos péchés.
Je l’entendis soupirer en se levant, je m’égarais dans mes pensées alors qu’elle remettait son peignoir. Elle se rangea ensuite à ma hauteur et nous demeurâmes silencieux pendant un temps indéfini.
– Nous sauverons la ville, David.
Sa main douce se posa sur mon épaule, emplie d’assurance.
– Cette ville le mérite vraiment ? Répliquai-je.
– Cette pluie cessera un jour de tomber et nous serons libérés des Protecteurs.
J’aimerais tellement la croire, à en juger par ce regard intense qu’elle me jeta à la dérobée. Elle possédait à cet instant la foi, que tant d’autres avaient perdu.
J’aimerais tellement croire à une renaissance.
– Je dois y aller, fis-je.
Sa main quitta mon épaule, je sentais que nous nous manquerions l’un à l’autre.
– Que se passera-t-il lorsque nous aurons éliminé le Duc et le Conseiller ?
– Ce sera le signal de l’attaque que nous lancerons contre le commissariat central. Si nous réussissons sur les deux points, les Protecteurs seront désorganisés.
Je lui fis observer :
– Cela risquerait de les rendre encore plus dangereux et imprévisibles. Les racailles pourraient s’en prendre au reste de la population s’ils sont privés de chef.
– J’y ai pensé, David. Mais nous devons en arriver là si nous voulons gagner.
– Les gens ont déjà assez souffert comme ça, grondai-je.
– Nous ne pouvons pas reculer, surtout après ce qui s’est passé sur la Route du Pèlerin.
Je pris une longue inspiration résignée avant de m’écarter d’elle.
– Bon, à plus tard.
La porte s’ouvrit tout à coup à la volée. Mon premier réflexe fut de reculer en brandissant mon flingue vers l’intruse qui n’était autre que… Betsy, la patronne. Ses traits décolorés me firent comprendre qu’elle était affolée.
– Ils sont là ! Ils te cherchent !
Je savais ce que ils signifiait. Les Protecteurs. J’étais prêt à parier tous les solstices de la ville que cette fouine de Zho les accompagnait.
Voilà ce qu’il en coûte d’être maladroit.
Ils devaient certainement cerner le Divan de Cupidon, je ne pouvais pas prendre le risque de sauter par la fenêtre.
– Cache-toi sous le lit, m’intima Mila en m’attrapant le coude.
J’obéis sans aucun enthousiasme, ce ne serait pas la cachette la plus confortable mais c’était la seule. Je rampai puis me glissai dessous avec le plus de souplesse possible pendant que Betsy confia :
– Je redescends.
Face contre terre, je me tournai vers la porte. Je voyais les talons aiguilles qui rehaussaient les pieds de Mila. Je dégainai mon joujou et vérifiai l’état du chargeur. Je n’avais pas l’intention de me faire prendre vivant.
J’avais déjà goûté à leur hospitalité, une fois me suffisait.
Trois d’entre eux entrèrent sans frapper. Leurs godasses mouillées résonnèrent sur le sol avec des bruits de succion répugnants. L’un d’eux l’apostropha rudement :
– T’es seule, la poupée ?
– Oui, il n’y a que moi, répondit-elle.
– T’as vu personne ? T’aurais pas croisé un type recherché ?
– Quel type ?
J’entendis le froissement d’un papier que l’on dépliait. Certainement une des affiches de recherche à mon effigie. Un véritable honneur pour moi. J’entendis Mila s’exclamer avec une innocence jouée avec le talent d’une actrice éprouvée.
– Quinze mille solstices ? Jolie somme. Il a déposé une boule puante dans la boîte aux lettres du Duc, pour mériter ça ?
– Fais gaffe à ce que tu dis, la minette. On est pas là pour rigoler.
Je me serais volontiers marré à gorge déployée, amusé par l’incroyable insolence de Mila. Celle-là n’avait vraiment pas froid aux yeux.
– Bon alors, tu l’as vu ? S’impatienta le Protecteur.
– Non et c’est dommage pour moi. Je le trouve plutôt à mon goût, contrairement à tous les autres tocards que j’ai pu croiser.
– Tu devrais faire moins souvent ta maligne, toi. T’as de la chance, on est de bonne humeur alors je vais te donner un avertissement amical. Si jamais tu t’avises de vouloir te retrouver aux bras de cette ordure là sans nous en aviser, t’auras pas idée des emmerdes qui vont te tomber dessus.
– J’y penserai, promit-elle.
Ils reculèrent vers la sortie et j’entendis un autre Protecteur.
– Allons chercher ce cafard de Zho, histoire de vérifier qu’il s’est pas payé notre tête.
Ils sortirent finalement mais ce serait certainement pour mieux revenir, avec le cafard dans leurs pattes. Je ne pouvais pas les attendre et Mila le comprit.
Je glissai hors de ma cachette et elle en profita pour regarder la ruelle sombre en contrebas par sa fenêtre.
– La voie est libre, me signala-t-elle. Allez barre-toi.
J’ouvris les battants et me tournai vers elle.
– Fais gaffe à toi, lui souhaitai-je.
– Toi aussi. Pour regagner les souterrains, tu dois repasser par la Fange.
– Merci.
Elle arborait un sourire resplendissant, qui me réchauffa le cœur bien plus que n’importe quel feu de poubelle de toute la ville.
Elle m’envoya un baiser dans le vent, avant que je ne fasse le grand saut. La boue éclaboussa autour de moi lorsque j’atterris dans une grande flaque. j’entendis la fenêtre se refermer dans un claquement.
Mila… elle s’appelait Mila. Je devais m’échapper pour elle.
J’avais à peine fait quelques pas, qu’une voix m’aboya dessus comme le jappement d’un pitbull dévoué.
– Eh toi, là-bas !
Deux lampes torches trouèrent les ombres et m’aveuglèrent les yeux depuis l’autre bout de la ruelle rouillée. Deux charmants policiers pour servir et protéger les citoyens d’une ville qui tombait en ruines.
Des Protecteurs vendus au diable.
– Garde tes mains en évidence !
– Pas de problèmes, messieurs les agents. Je suis à votre service, leur assurai-je.
– Joue pas au con, pigé ?
J’écartai les mains bien en évidence, alors qu’elles commençaient à me démanger. Leurs poings étaient crispés sur leurs holsters.
– Montre tes papiers !
– Oui, tout de suite.
Je pris soin de masquer mon visage avec la main gauche tandis que j’empoignai mon flingue de la droite. Je le brandis tout sous leur nez et leur tête fut impayable. En d’autres occasions, je les aurais fumés mais je voulais faire preuve de discrétion.
– On reste calme, vous deux. Maintenant tournez-vous gentiment.
Ils s’exécutèrent docilement et je les assommai en les cognant avec la crosse à la nuque. Puis je me mis à courir à grande foulée pour sortir de ce quartier inhospitalier. En direction de la Fange.
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