Chapitre 13
Dans les souterrains, des échos sinistres nous parvenaient. Des cris, des claquement de pétard saccadés qui battaient au rythme d’un tambour effréné. Belzébuth en personne faisait jouer son orchestre macabre. Eric et moi comprenions ce que signifiait cette symphonie.
Les Protecteurs nous attaquaient.
Nous allongeâmes la foulée, pour participer à l’orchestre de Lucifer. Nous jeter dans la gueule de la bête immonde.
Nous croisâmes sur notre chemin deux Éclairés, l’un soutenant l’autre, qui se vidait de son sang. Le premier s’écria à notre intention.
– Ils nous ont débordé ! Ils sont partout !
Je l’arrêtai en lui accrochant le coude.
– Qui commande ici ?
L’Éclairé qui semblait désorienté, me répondit d’un regard empli de désespoir.
– Le Conseil des Éclairés… ils les ont tous tués.
– Où est Mila ?
– Je ne sais pas !
Je le lâchai et me précipitai furieusement, le flingue à la main.
– Mila, Mila !
Seul l’écho me répondit, au milieu des hurlements de damnés dont on se rapprochait peu à peu. Ce fur aussi le cas pour Eric qui scandait le nom d’Esa, en vain. De plus en plus d’Éclairés filaient dans la direction inverse, plus ou moins estropiés. Certains couraient éperdument, pour sauver leur peau, d’autres avaient gardé leur combativité et tentaient de nous ralentir.
– Ils se rapprochent, n’allez pas plus loin !
Nous n’en avions cure.
Nous enjambions d’autres paumés qui rampaient sur le sol, qui levaient en nous apercevant une main ensanglantée.
– Aidez-moi ! Aidez-moi !
À cet instant fatidique, les rats quittaient le navire. Car nous étions tous dans Rain City, des rats à visage humain.
D’autres cependant continuait de se battre et nous nous rapprochions du front. Un groupe d’Éclairés, une douzaine, se planquait derrière un mur à une intersection. Sur la gauche, des Protecteurs balayaient le tunnel de plusieurs rafales, fracassant les briques et le ciment. Sur la droite et devant nous, les tunnels avaient été murés hâtivement à coups d’explosifs. Pour le moment, leur progression était bloquée mais jusqu’à quand ?
Parmi les Éclairés qui tenaient la position, se trouvait Esa. Inutile de préciser que les retrouvailles avec Eric furent chaleureuses. Son visage était souillé de cendres et de suie, sillonné de taches de sang alors qu’elle serrait le môme contre elle, sans lâcher son flingue.
Dans l’obscurité qui s’appesantit sur nous tous, l’ombre de la mort qui nous guettait, ils étaient une lumière qui ne devait pas s’éteindre. Je ne croyais pas à un avenir pour Rain City mais si cette ville en avait peut-être un… il ne fallait pas qu’ils restent ici.
– Partez d’ici tous les deux !
Eric me foudroya du regard comme si je l’avais insulté.
– Non, je veux me battre !
– Discute pas, gamin ! Tire-toi d’ici avec Esa, vous n’avez pas à crever tous les deux !
Il lutta quelques secondes avant de céder et l’entraîna avec elle par la main. Je les vis disparaître avant que mon attention ne bascula vers l’urgence immédiate. Un des Éclairés, une femme petite et menue me héla :
– On a besoin de renforts !
Elle tenait une arme automatique et était la plus avancée derrière le mur. Elle se glissa à découvert pour lâcher une salve avant de laisser place à un autre camarade.
– Où est Mila ?
– Je sais pas ! Répondit-elle.
Un cri étouffé nous interrompit, provenant d’un des nôtres qui avait succombé d’une balle dans la tête.
– Quelle est la situation ?
– Ils sont plus nombreux que nous, on ne tiendra pas ! Hurla-t-elle.
– Est ce qu’il y a d’autres groupes d’Éclairés coincés dans les tunnels ?
Elle secoua la tête pour exprimer son agacement et son ignorance. En admettant qu’il existait encore plusieurs de nos camarades qui respiraient toujours dans l’antre de cette ville, nous ne pouvions pas les aider. Peut-être même étaient-ils condamnés.
Nos tympans vrillèrent lorsqu’un des nôtres lança une grenade dans le tunnel transformé en champ de tir.
Pendant quelques instants, les échanges se calmèrent avant de revenir au galop. La femme en profita pour m’informer davantage.
– Ils ont déblayé à coups d’explosifs trois accès depuis le Hachoir, le Narrows et la Cour des Illusions. La plupart d’entre nous étaient en train de s’équiper à la Corne d’Abondance pour attaquer ensuite le commissariat quand ils nous sont tombés dessus. On n’a pas eu le temps de s’organiser.
Les Protecteurs avaient décidé de frapper un grand coup et ils frappaient fort. Ils voulaient en finir avec nous et nous ne pouvions pas les en empêcher. Nous ne pouvions que fuir en déployant nos ailes ou rester pour nous faire tuer sur place, en en emportant le plus possible avec nous. Comme dirait l’autre, l’issue était entre les mains du Seigneur.
Quelqu’un cria :
– Lance roquette !
Un sifflement me força à me boucher les oreilles avant que tout le monde n’eut le réflexe de se jeter ventre à terre.
L’onde de choc réchauffa notre nuque et nous nous redressâmes précipitamment. Un de nos gars se découvrit pour lâcher une rafale. Il fut pris au dépourvu lorsqu’il fut tout à coup transformé en torche vivante.
Il avait été touché par un lance flamme. Au milieu de ses beuglements rauques, alors que sa silhouette se hérissait d’un halo blafard, la femme avec qui je venais de discuter lança :
– Vers la Fange !
Nous abandonnâmes la position devenue indéfendable alors que la chaleur à l’intérieur de notre tunnel commençait à devenir suffocante. Les chaudrons de l’enfer ne tarderaient pas à nous talonner.
Je jetai un regard par dessus mon épaule et vis apparaître la cornemuse du diable en personne. Un Protecteur vêtu d’une combinaison anti inflammable pointait l’affût de son engin infernal vers nous. Je me demandais quelle était sa portée.
J’obtins immédiatement la réponse.
L’odeur d’essence et de souffre nous rattrapa et les flammes de l’enfer consumèrent ceux qui parmi nous ne furent pas assez prompts à s’écarter. Ce fut le cas de la femme, qui se contorsionna dans tout les sens comme une marionnette.
Les flammes la grignotaient, sa peau et ses vêtements fondaient comme de la suie. Son regard n’exprimait plus que de la douleur plongée dans le néant. Je n’ai jamais su comment elle s’appelait.
Elle s’étala en un tas de brasier alors qu’une odeur de chair humaine grillée manqua de me faire vomir.
Derrière leur pyromane, d’autres Protecteurs s’apprêtaient à se déployer pour nous noyer sous des tirs croisés avant que nous n’atteignions la fin du corridor. Avec rage, nous pivotâmes pour les canarder.
Je parvins à toucher le réservoir d’essence et le pyromane brûla là où il avait péché. Tout comme les autres Protecteurs qui furent convertis en barbecue collectif. Nous avions gagné du répit mais cela ne serait pas suffisant.
Des explosions secouèrent les entrailles de Rain City, les passages qui avaient été murés hâtivement furent dégagés à coups d’explosifs. Je fus pétrifié de voir des dizaines de Protecteurs en surgir, enjamber les cadavres fumants de leurs collègues. Nous ne pouvions pas arrêter ce raz de marée.
Nous ne pouvions que fuir.
– Selstan, grouille-toi ! m’appela-t-on.
Je vis un Protecteur brandir l’affût d’un lance roquette.
– À terre ! Les avertis-je.
Le colis se fracassa contre le plafonds, qui s’écroula littéralement sur nos têtes. Deux Éclairés disparurent sous les décombres, et je manquai de les rejoindre. Nous n’étions plus que huit, une bande de mendiants aux abois.
– Par là, vite !
L’un d’entre nous qui connaissait le chemin jusqu’à la Fange prit la tête du groupe. Un type plus vieux que moi qui arborait une barbe grisonnante, une sacrée broussaille.
Je lui agrippai le bras.
– Eh l’ancien, tu sais ce que tu fais ?
Il me considéra sévèrement.
– En cas d’attaque, nous devions fuir par ici et nous regrouper dans les ruines le long du Styx, quelque part au nord. Pour que les survivants décident de la marche à suivre, ajouta-t-il.
Je me demandais combien d’entre nous survivraient à ça. Guidés par l’ancien, nous parvînmes à une échelle qui menait à la surface de la Fange.
Le salut nous attendait-il ? Mila m’attendait-elle ?
La trappe se referma dans un claquement et le Styx rugissait dans notre dos tandis que nous fixions le désert maussade de la Fange. L’ancien s’assura que tous ceux qui avaient pu en réchapper, étaient bien présents.
Il donna l’ordre de nous mettre en route.
Nos pieds pataugèrent dans la mélasse infecte alors que le fleuve manifestait toujours sa furie. Il me semblait qu’il avait encore grossi depuis la dernière fois. Dans les cieux, en dessous des moutons noirs qui cavalaient bride abattue, le bouclier brillait.
Nous étions toujours des bagnards.
Notre humeur était aussi joyeuse que le chagrin de la ville qui dégoulinait sur nous. Le chemin s’arrêta finalement au bout de quelques minutes, bien plus tôt que je ne l’avais escompté. Des grondements s’élevèrent sur le flanc et les lumières de phares de voitures hurlant à la mort, gyrophares clignotant qui transpercèrent la bruine épaisse.
Une dizaine de voitures de police nous avaient rattrapé, ce n’était pas une coïncidence. Sébastian avait beaucoup trop vendu de secrets, je me rendais compte maintenant de l’ampleur de sa trahison.
Un Protecteur tonna à travers un haut parleur et je distinguais les silhouettes des autres prendre position derrière leur voiture qui avait quitté la route principale, pour foncer à travers la rase campagne.
– Vous là bas ! Arrêtez-vous, lâchez vos armes et mettez les mains sur la tête !
Nous stoppâmes notre progression, échangeant des regards indécis. Même s’ils ne nous encerclaient pas encore, ce serait bientôt le cas. Il n’y avait plus d’issues, plus d’échappatoire. Ce jour serait donc le crépuscule des Éclairés, la Fange serait la tombe de nos rêves.
Le Conseil des Éclairés avait été détruit, Hamid était mort et Mila avait disparu. Je ne sentirais peut-être plus jamais son doux parfum.
L’ancien avisa alors un tronc d’arbre pourri, charrié ici à deux mètres de nous par Dieu sait quel miracle, et allongé de travers. Il n’y avait pas d’autre abri aux alentours.
– À couvert, vite !
Nous l’imitâmes, nous allongeant dans la boue de la Fange, comme des porcs en mal d’hygiène. L’autre Protecteur hurla de nouveau :
– Dernière sommation !
En réponse, l’ancien lâcha une rafale de fusil d’assaut et le Protecteur disparut, renversé dans le marécage, son nouveau linceul. Ce fut le début de la fusillade.
Les morceaux d’écorce volèrent autour de nous et nous fermâmes nos paupières pour nous en préserver. Avec leur puissance de feu, les Protecteurs ne tarderaient pas à réduire notre refuge de fortune en miettes.
Notre position devenait intenable. Une Éclairée gémit lorsqu’un éclat se logea dans son œil. Par réflexe, elle se redressa au-dessus du tronc et fut ensuite abattue d’une balle logée en plein front. Malgré moi, je fixai son regard vide, celui d’une gamine sans enfance. Encore une de plus.
– Continuez à tirer ! Hurla l’ancien par dessus le vacarme.
Le tronc continuait à être rapiécé et une rafale bien placée eut finalement raison du vétéran. Tout le monde parmi nous cessa tout à coup de tirer, choqué par sa disparition. Nous n’étions plus que six.
Je pris alors les choses en main.
– Restez planqués et tenez la position !
Nous nous recroquevillâmes davantage, mais le cœur n’y était plus vraiment. Nous allions mourir l’un après l’autre, c’était une certitude.
Les Protecteurs stoppèrent le feu à leur tour. Pendant quelques secondes, le silence ne fut rythmé que par le murmure de la pluie qui berçait la nostalgie de nos âmes orphelines. Quelqu’un en face parla dans le haut-parleur.
– Le père Sébastian est ici avec nous et il vous garantit à tous la vie sauve si vous vous rendez maintenant.
Je risquai à hisser la tête, et apercevoir Sébastian poussé vers nous par un foutu lieutenant de police pourri et familier, Olson.
Les cinq derniers Éclairés me fixèrent et l’un d’eux – encore un môme – me demanda :
– David, on fait quoi ?
Nous étions des enfants de Rain City, nous avions tenté de sauver notre foyer. Et j’avais déjà vu trop de morts, je ne voulais plus voir d’autres orphelins fauchés devant moi.
– Jetez tous vos armes, leur fis-je avec amertume. C’est terminé.
Ils hésitèrent brièvement avant de laisser tomber leur pétoire. Puis je fus le premier à me lever et à mettre les mains derrière la nuque. Ils m’imitèrent et nous nous dirigeâmes lentement vers nos ennemis.
– Ne baissez pas la tête, leur intimai-je.
Les enfants de Rain City devaient continuer à rester fiers. Je distinguais Sébastian au milieu des Protecteurs, Olson à ses cotés qui m’adressait un sourire narquois de mauvais augure. Celui-ci ordonna :
– Isolez Selstan des autres, vite !
Aussitôt deux anciens collègues me tirèrent rudement par mon imperméable et m’écartèrent de mes camarades. Je me tins malgré moi, peu après, aux cotés de Sébastian qui tenta d’attirer mon attention discrètement. Je choisis de l’ignorer.
Je le sentais néanmoins heureux de me voir encore en vie. Je devais reconnaître que je serai toujours un fils pour lui. Je ne possédais plus cette certitude qu’il était encore un père pour moi.
– En joue ! Ordonna subitement Olson.
Dix Protecteurs braquèrent à l’unisson leurs fusils sur les rescapés tombés entre leurs mains. Par réflexe, ceux-ci se blottirent les uns contre les autres moins pour se prémunir de la pluie que de ce qui allait leur arriver.
L’un deux eut assez de cran pour leur crier à la figure.
– Vive les Éclairés !
– Préparez-vous à tirer ! Martela Olson.
– Au nom du Seigneur, que faites-vous, lieutenant ?
Deux Protecteurs maintenaient fermement le padre qui tentait de s’interposer. Ce foutu ripoux lui adressa un sourire sarcastique.
– Ne mêlez-vous pas de ça, padre !
– Vous n’avez pas le droit ! Le Duc m’a promis qu’ils seraient épargnés !
Olson donna malgré lui, l’ordre fatidique. Les balles traçantes brillèrent comme des lucioles éphémères et trouèrent leurs victimes. La Fange venait d’ensevelir dans son linceul éternel de nouveaux résidents.
Le silence ne revint pas tout de suite à cause du padre.
– Soyez maudits ! Que Dieu vous châtie à jamais ! Proféra-t-il.
Nous châtier ? C’était déjà fait.
– Tu ne peux plus rien faire, Sébastian ! Reste tranquille !
Il,parvint à s’arracher de l’étreinte de ses anges gardiens, n’écoutant pas mes avertissements. Il paraissait hagard, contemplant les cadavres à moitié avalés par la Fange. Il avait appris à connaître tous les Éclairés depuis le temps.
Comme si tous étaient issus de sa chair.
– Vous les avez tués ! Pourquoi ? Ils étaient désarmés !
Olson n’arborait plus qu’une expression glaciale.
– Ils n’étaient utiles à personne, expliqua-t-il. Pas plus que vous, padre.
Un flingue brillait dans son poing et il refroidit le padre devant moi, vidant le chargeur. Je mis du temps à réagir alors qu’il croisa une dernière fois mon regard avant de s’affaler sur le dos. Je m’entendis à peine hurler son nom.
– Sébastian !
D’un coup de poing rageur, j’écartais le Protecteur en lui fracassant la mâchoire, pour me précipiter vers l’humble serviteur de Dieu. Je le soulevai par les épaules et de l’autre main tentai de colmater les plaies trop nombreuses.
Il était déjà si livide. Il n’y avait plus qu’à espérer que Dieu aurait enfin pitié de quelqu’un. Lui accorderait-il cette pitié dont il nous avait tous privé. À moins que Dieu n’existait plus, ou qu’il n’ait jamais existé.
– David, fit-il dans son dernier souffle.
– Ne parle pas Sébastian, ça va aller.
Mes larmes se confondaient avec celles que Rain City versait sur notre destinée.
– Je suis désolé pour tout ce que j’ai fait. j’ai essayé de te protéger comme je l’ai juré à ta mère.
– Tu seras toujours mon père, je te remercie de tout ce que tu as fait pour moi.
Il tenta de m’effleurer la joue mais cet effort fut trop considérable et sa main retomba mollement.
– Rain City ne peut plus être sauvée… mais toi oui. Sauve-toi tant que le peux encore, mon fils, me supplia-t-il. Fuis… avant… qu’il ne soit… trop tard… fuis…
Une dernière convulsion le fit quitter ce monde merdique. Peut-être qu’il verrait le soleil là où il irait. Le meilleur homme que j’ai jamais connu, malgré ses fautes, venait de me quitter. À moins que ce ne fut temporaire.
Olson entra mon champ de vision, le flingue fumant à la main.
– Allez, espèce d’ordure ! Lui lançai-je. Finissons-en.
Il éclata de rire à ma grande surprise.
– Les choses ont changé, Selstan. Tu as fini par attirer l’attention du Duc, finalement.
Je relevai la tête pour me forcer à supporter son ravissement fourbe.
– Tu vas maintenant pouvoir lui causer en personne.
Annotations
Versions