Chapitre 1

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Je pensais au début que Olson se payait ma tête. J’avais tout fait avec les Éclairés pour contrecarrer les plans des Protecteurs et du Duc… et ce dernier accepterait de perdre son temps en me rencontrant.

Cela me paraissait si absurde sur le coup. Toujours est-il que je me laissais entraîner par deux Protecteurs qui me soulevèrent par les aisselles et m’écartèrent de la dépouille du padre. Effondré par la chute des Éclairés, par la trahison et la mort de Sébastian dans un ultime sacrifice paternel, je n’étais plus qu’un poids mort dans leurs pattes.

Cela ne les empêcha pas de me jeter dans la première bagnole disponible, sur la banquette arrière. Après m’avoir soigneusement menotté les mains derrière dans le dos et mis une cagoule sur la tête. Bah, cela m’était égal, maintenant.

J’avais beaucoup perdu, peut-être même tout perdu. Où était Mila ? Peut-être quelque part en paix, loin de ce monde à l’agonie.

Les portières se claquèrent et les moteurs vrombirent. C’est parti. Ce qui aurait du me réjouir, était qu’on ne me ramenait pas vers une exécution programmée. Mais après tout ce qui venait de se produire, ce n’était qu’une maigre consolation.

Je ressentais maintenant une grande indifférence. Si j’acceptais encore d’inspirer et d’expirer sous le tissu gluant qui collait à ma tronche, c’est parce qu’une dernière chose m’intéressait encore. Découvrir qui était le Duc.

Pouvoir enfin mettre un nom sur ce pseudo.

Le trajet se déroula en silence, sans que je ne sache combien de minutes s’écoulèrent. Je sentais seulement les nid de poule secouer rudement ma carcasse à intervalles réguliers. Cela ne m’aidait pas vraiment à deviner dans quelle partie de Rain City nous nous rendions.

Bien plus tard, alors que mes pensées vagabondaient, quelqu’un retira sèchement ma cagoule. Je clignai des paupières pour m’habituer de nouveau à l’horizon terne et délavé de la Fange. Je fus surpris de voir que le cortège de voitures s’aventurait aussi profondément dans un endroit aussi désolé.

Je ne me souviens pas d’être venu ici lors de mes enquêtes de flic puis de détective. Nous allions atteindre l’extrémité du bouclier à cette allure.

Je distinguais tout à coup sur ma droite à travers la vitre crasse, la silhouette d’une grande bâtisse vague qui se dressait au milieu du marécage. Le cortège vira dans sa direction et les pointes des clôtures de barbelés qui encerclaient ce repaire suscita des interrogations. Était-ce donc là que le Duc se terrait vraiment ?

Je m’attendais à bien plus luxueux.

Ma voiture ralentit et je tentai de percevoir les réactions de mes cerbères. Dans le reflet du rétroviseur intérieur, je surpris une grimace empreinte de nervosité. Visiblement, même certains Protecteurs craignaient de se rendre en ces lieux. Preuve que le Duc avait le bras long et qu’il suscitait une terreur diffuse à ses propres larbins.

J’appréhendais un peu plus cette rencontre tout autant que je demeurais impatient. La voiture s’arrêta finalement tout comme le reste du cortège. Tous ces Protecteurs pour moi, je trouvais cela exagéré.

Un des gardes vêtu d’un large manteau s’écarta des barbelés pour se ranger à notre hauteur. Il salua le conducteur à qui il demanda :

– Vous l’avez amené ?

Le flic répondit d’un mouvement de tête par dessus son épaule. Le garde impassible se pencha vers moi et m’étudia quelques instants. Je soutins son regard sans ciller.

– Allez-y, nous fit-il.

Il pivota vers la tête du cortège et accomplit un mouvement circulaire du bras. Le convoi redémarra à la vitesse de l’escargot et notre destination finale se dessina mieux sous l’averse qui nous inondait. Ma première surprise fut de voir de vraies lumières briller nettement comme des lucioles phosphorescentes, scintiller au sommet de réverbères de part et d’autre du chemin. Et ce que j’avais pris pour une villa ressemblait en fin de compte à un manoir hanté qui ne payait pas de mine vu son aspect extérieur.

Le bois délavé et le ciment rouillé tapissaient ses murs et son haut toit. À travers les fenêtres réparties sur deux étages, d’autres lumières artificielles tentaient de s’échapper. Preuve de sa position inaccessible vis-à-vis de tous les damnés de Rain City, le maître des lieux disposait d’une technologie qui lui assurait un confort que nous avions perdu il y a longtemps.

Le cortège se disloqua et les voitures de police se garèrent autour de la villa pour assurer visiblement un périmètre de sécurité et épauler les gardes déjà présents et enterrés derrières des sac de sables entassés et couvrant l’affût de nids de mitrailleuse. Craignaient-ils une dernière attaque de ce qui restait des Éclairés qui auraient réussi à échapper au massacre ?

La portière s’écarta et Olson me demanda aimablement de descendre.

Le pied à terre, je me tins pile devant l’entrée de la baraque, aux pieds d’un petit escalier qui menait à l’entrée. La porte s’ouvrit alors à notre attention et la silhouette d’une asperge qui s’appuyait sur une canne apparut sur le seuil.

Je reconnus cette canne au pommeau d’acier chromé dont je ne pouvais deviner s’il s’agissait d’un ours ou d’un bœuf. Et je reconnus l’enflure inhumaine qui la maintenait raidement sur le sol et nous fixait d’un regard perçant froid. Toujours aussi bien fringué que la dernière fois, avec une redingote élégante sur sa chemise blanche.

– Bonsoir, monsieur Stakes, lança Olson.

Mon cher lieutenant exagéra un peu sa révérence devant celui qui lui inspirait plus de peur que de respect.

– Vous êtes en retard, lieutenant.

Du coin de l’œil, je fus ravi de constater Olson se mordre la lèvre.

– Il a fallu que l’on s’occupe d’abord des Éclairés, monsieur Stakes. Leur résistance a été plus sérieuse que prévu.

– Les excuses sont bonnes pour les incapables, trancha l’autre enfoiré qui nous toisait. Êtes-vous un incapable, lieutenant Olson ?

– Non, monsieur.

Olson était tout penaud, c’en était comique.

– Fort heureusement pour vous, reprit Stakes, le Duc ne vous en tiendra pas rigueur car il est encore occupé avec le Conseiller. Suivez-moi.

Il nous prévint la seconde d’après avec un brin de mesquinerie agaçante alors que nous lui emboîtions le pas, Olson me traînant par le coude.

– Et de grâce, essuyez vos chaussures avant d’entrer.

Ce que nous fîmes.

Après le vestibule, nous entrâmes un salon élégant. Nom de Dieu, quel luxe ! C’en était presque aveuglant. Trois fauteuils étaient répartis et une table basse large occupaient le milieu de la pièce, construits dans un bois finement travaillé, représentant du lierre. Le sol était recouvert d’un grand tapis dont les motifs montraient un guerrier terrassant un dragon ailé, au milieu d’un champ de pétales et de roses.

Les vestiges d’un monde qui n’existait plus pour nous. Une grande armoire vitrée sur notre gauche contenait des livres qui ne semblaient pas de toute première fraîcheur. Nous passâmes sous un chandelier doré à six branches recourbées vers le haut, suspendu au plafond. De grands cristaux translucides en pendaient, reflétant les lumières des six ampoules vivantes qui éclairaient le salon. Et je ne parlais pas de cette cheminée animée par un doux brasier devant laquelle bifurqua le majordome, notre cher Stakes, qui s’empara d’un tisonnier pour remuer les cendres et réveiller le feu somnolent. Les flammes se hissèrent un peu plus haut alors qu’il s’en écartait.

Nous sortîmes du salon par une autre porte qui déboucha sur un couloir dont le parquet fraîchement ciré craquait sous chacun de nos pas. Un escalier nous attendait au fonds. Les marches gémirent elles aussi lorsque nous les piétinâmes à leur tour.

Nous nous arrêtâmes au second étage, un couloir cette fois-ci gardé par deux soldats qui encadraient une porte sur la gauche au milieu. Nous entendîmes des voix filtrer à travers le battant, certainement celles du Conseiller et du Duc.

Je parvins à les identifier. Le Conseiller s’exprimait avec agitation, voire avec impatience tandis que le Duc le tempérait d’une voix suave mais grave et fortement distincte. De l’autorité semblait émaner de celui-ci comme une puissance contrôlée.

Je ne doutais pas que l’influence du Duc s’étendait au-delà de Rain City. Il devait laisser une forte impression sur les gens de l’extérieur.

– Le Grand Projet a pris du retard dans ses préparatifs en résumé, s’indignait le hors ville. Dois-je comprendre que vous éprouvez quelques scrupules vis-à-vis de ces clochards misérables ? Comme ces fichus Éclairés ?

– Bien au contraire, Conseiller, répondit posément le Duc. Ne doutez pas que je sois déterminé à aller jusqu’au bout. Les Éclairés ne sont plus un problème. Pour le reste, j’avais convenu avec le Conseil que je souhaitais le faire en temps voulu, à ma convenance.

– Ce n’est pas un jeu ! Le Conseil me charge de vous faire savoir, que sa patience est épuisée ! Exécutez le Grand Projet le plus rapidement possible ou nous trouverons quelqu’un d’autre pour le faire, espèce d’incapable !

Un court silence s’imposa avant que le Duc ne reprit d’une intonation beaucoup plus glaciale.

– Vous ne devriez pas menacer un ours dans son antre, Conseiller Adam. Permettez-moi de vous rappeler que vous ne vous reposez pas dans votre pavillon confortable.

– Pour qui vous prenez-vous ? Dieu ?

– En ces lieux maudits, les habitants me prennent tantôt pour Dieu, tantôt pour Satan.

À cet instant, Stakes toqua à la porte et entra. La conversation en resta là tandis que Olson me maintenait fermement pour me retenir de regarder à l’intérieur.

J’entendis le majordome diabolique lancer à son maître.

– Il est là, monsieur.

Le Duc laissa s’exprimer sa satisfaction.

– Ah, excellent. Conseiller Adam, nous en avons terminé. Veuillez rapporter au reste du Conseil l’étendue de mon dévouement et leur confirmer que le Grand Projet est entre de bonnes mains. En retour, j’attends de nouvelles livraisons de Vipère Jaune pour parachever cette œuvre nécessaire à l’humanité.

Le Conseiller Adam sortit de la pièce et l’homme chauve à l’air de gnome respirant la lassitude de vivre fit volte face en tendant un index inquisiteur envers le Duc.

– Vous vous croyez intouchable mais vous ne l’êtes pas. Ne vous avisez pas d’échouer ou je serai le premier à réclamer votre tête !

– Je n’échouerai pas, Conseiller. Au revoir et ne prenez pas froid sous cette pluie interminable. Ce serait si dommage, ajouta le Duc avec un brin d’ironie.

Le Conseiller lâcha un grognement dépité et fonça vers la sortie, manquant de me bousculer au passage.

Pour ce hors ville là, nous les damnés de Rain City, n’étions que des fantômes sans reflet.

– Faites-le entrer, ordonna le Duc depuis son bureau.

Olson me poussa rudement, me faisant passer devant les deux gardes impavides. Le bureau dans lequel j’avais pénétré rivalisait de raffinement avec le salon du rez de chaussée. Une lumière faible et tamisée émise depuis une grande coupole à moitié enfoncée dans le plafonds, illuminait une grande table en bois de première qualité, sur laquelle reposait une lampe de chevet éteinte. De part et d’autre du pupitre, deux fauteuils semblables à ceux d’en bas attendaient de supporter nos fessiers.

Deux larges fenêtres face à moi qui montaient des genoux jusqu’au plafonds, nous laissaient voir le chagrin de notre monde abandonné. Le Duc se tenait devant celle de gauche et sa silhouette massive et longue masquait le paysage morne de la Fange. Le vent se leva et les larmes de Rain City versées sur notre misère s’écrasèrent sur les vitres.

Je donnais au Duc qui me tournait le dos, deux mètres de haut au moins. Il resta ainsi ses bras épais croisés derrière sa carcasse trapue, se contentant d’intimer seulement d’une voix basse mais autoritaire.

– Mettez notre visiteur à l’aise, monsieur Olson. Je veux qu’il soit confortablement installé.

– Certainement, monsieur.

Ce foutu lieutenant ripoux prit un malin plaisir à m’enfoncer dans le fauteuil et à garder mes mains menottées derrière le dossier.

– Monsieur Stakes ? Appela le Duc d’un ton égal. Apportez deux verres et un brandy puis veillez à ce que tout soit prêt pour le divertissement de tout à l’heure.

– Très bien, monsieur, fit le majordome servile. Puis-je vous recommander le Mélinart 2029, un excellent cru ?

– Bonne suggestion, accepta le maître absolu de Rain City sans se retourner.

Stakes s’éclipsa à pas feutrés tandis que Olson se fit remarquer en reniflant exagérément. Ce qui relevé par le Duc.

– Lieutenant, attendez dehors et restez à portée de voix.

– Sauf votre respect, monsieur, insista l’autre ripoux, Selstan est un client dangereux qui trouble l’ordre public.

La voix du Duc ne varia pas d’un iota mais j’avais noté le soupçon d’exaspération qui venait de s’y ajouter. Suffisant pour faire frémir un caractère bien trempé.

– Lieutenant, vous vous souvenez de votre prédécesseur qui avait discuté mes ordres avant que vous ne montiez en grade ?

J’entendis Olson s’éclaircir la gorge, commençant à trembler comme une feuille.

– Euh, oui monsieur.

– Vous vous rappelez de ce qui lui est arrivé ?

– Je n’étais pas là mais j’ai entendu dire que… qu’il y avait laissé ses doigts.

Un silence pesant tomba dans la pièce mais je ne me trompais pas en pensant que mon vieux copain regrettait de ne pas avoir été plus docile.

– Une fois de plus, les rumeurs ne sont jamais exactes, reprit le Duc en soupirant. Votre infortuné prédécesseur n’y a pas laissé que ses doigts de la main droite, lieutenant. Je vais prendre néanmoins la peine de vous raconter cette anecdote.

Je sentais que cette anecdote n’allait pas me plaire spécialement.

– Pour prix de sa désobéissance, je lui ai d’abord demandé de se séparer des doigts de la main qui lui était la plus utile dans son travail et dans sa vie personnelle. À cette fin, je lui ai aimablement prêté le coupe cigares de mon grand-père. Pour vaincre ses dernières hésitations, je l’ai averti que j’étais prêt à lui retirer moi-même ses doigts de la manière la plus cruelle possible, lentement, s’il ne s’en chargeait pas lui-même.

Je ne pus me retenir de blêmir. Vraiment génial, ce conte pour enfants. J’imaginais le lieutenant en train de faire dans son froc.

– L’opération a été laborieuse, poursuivit le Duc d’une voix impersonnelle, mais a été menée à son terme. J’aurais pu le laisser partir mais j’avais appris entre temps que sa trahison avait été d’une ampleur au-delà de l’acceptable. Notre discussion a donc été… prolongée.

L’orage gronda quelque part au loin, en écho aux instincts de la bête qui sommeillait en lui, comme en nous tous.

– Rain City est un monde en perdition depuis le Déluge. Comment avons-nous réussi pendant autant de temps à tenir ce monde, lieutenant ? Grâce à une loyauté et à une obéissance absolue sans la moindre faiblesse et le moindre doute.

Un éclair déchira de nouveau les cieux en deuil.

– Il était donc essentiel pour moi d’en faire un exemple. J’ai donc demandé à votre prédécesseur de se séparer de ce qui lui était le plus cher pour lui, sur le plan émotionnel ou sur le plan anatomique. Cet homme n’était pas dénué de sentiments envers ses proches. Son choix a donc été tranché, pour ainsi dire, ajouta-t-il comme pour s’excuser de son mauvais jeu de mots.

Chacun de ses mots était prononcé avec une froideur inhumaine. Pas étonnant que ce type tenait toute une ville d’une poigne de fer.

– Il m’a donc offert aimablement ses bijoux de famille et son outil de ramonage… Hum, si seulement il s’y était mieux pris. Bref, c’est ainsi qu’il a trépassé, se vidant de son sang comme un goret. Monsieur Stakes a passé toute une journée à nettoyer.

Il s’accorda une pause pour que Olson comprenne de quoi il en retourne.

– Son sacrifice était noble mais je n’ai pas épargné sa famille pour autant. Il aurait été cruel de ma part de séparer une épouse et ses enfant d’un mari et d’un père, n’est-ce pas ?

J’étais pétrifié par cette anecdote. Non, ce n’était décidément pas un conte pour enfants.

– Avez vous compris le message, lieutenant Olson ? Ou dois-je vous prier de vous séparer d’une partie de votre anatomie ?

– Je… euh non… monsieur, ce n’est pas nécessaire.

– Alors libérez cette pièce de votre présence. Sur le champ.

Ce brave lieutenant dévoué comme un petit caniche ne se fit pas prier deux fois. Je demeurai seul avec le grand manitou en personne. Pas franchement le genre de compagnie dont je rêvais en ce moment. Elle me manquait.

Mila… elle s’appelait Mila.

– Ce manoir a été racheté au Duc de Mélinart par mon grand-père. J’avais dix ans quand j’ai pour la première fois mis les pieds dans cette ruine qui avait besoin d’être restaurée. Une tâche ardue qui avait été menée à son terme par mon père, puis par moi.

Toujours planté devant la fenêtre, le voilà qui se mettait à me raconter sa vie. Sans doute une nouvelle forme de torture qu’il expérimentait sur moi. Je craignais que cela ne devienne assommant à la longue.

C’est alors qu’il se détacha lentement de son poste d’observation, décalant sa silhouette imposante pour me masquer au mieux son visage. Je devinais cependant des traits malicieux qui cernaient sa figure épaisse et aplatie, au nez et oreilles écrasées, son grand crâne aussi luisant que celui d’un obus prêt à l’emploi.

Il déambula jusqu’à se retrouver dans mon dos. Les menottes m’empêchèrent de me retourner pour continuer de le suivre de mon regard.

Je percevais pourtant clairement son aura glaçante, alors que l’orage se rapprochait en grondant.

– Notre cave était infestée de rats, une multitude de rongeurs infects que l’on entendait piailler et couiner la nuit. Moi et un de mes cousins fûmes chargés de les éradiquer, malgré notre répugnance instinctive.

J’entendais sa respiration maîtrisée et sereine, il savourait ce doux souvenir d’enfance, on dirait.

– Mon père avait récupéré un baril en zinc et nous l’avions amené dans la cave, en creusant profondément pour pouvoir l’enterrer à moitié dans le sol. Nous avions semé au fonds du baril des miettes de pain au beurre de cacahuètes. Nous avions découvert qu’ils en raffolaient.

Il continuait de marcher alors que je tirais sur les menottes, pour les tester.

– Le moins que l’on puisse dire, était que les résultats étaient fabuleux, au-delà de nos espérances. Tous les rats s’étaient précipités au fonds du baril, agglutinés les uns sur les autres. Ils ne pouvaient pas remonter à la surface car la paroi intérieure était enduite d’huile. C’était un piège imparable.

Était-ce une analogie à Rain City, le bagne dont personne ne pouvait réchapper ? Peut-être… il semblait prendre un malin plaisir à notre infortune.

Nous étions à notre insu les rats piégés au fonds du baril. Les rats à visage humain.

– Nous les avions tous attrapés, alors que devions-nous faire d’eux ? Les noyer, les brûler ? Oh non, rien d’aussi expéditif. Nous voulions seulement avec mon cher cousin, les laisser là où ils étaient, les affamer à petit feu. Les laisser s’entre-dévorer même, pendant que nos parents et le reste de la famille s’étaient absentés.

Tout comme nous autres à Rain City, avions été livrés à nous-mêmes et réduits à nous entre-tuer pour survivre.

– Nous sommes revenus le surlendemain, pour constater que la moitié des rats avait disparu. Des petits squelettes blancs brillaient à leur place. Je me suis demandé comment ceux qui ont survécu apprécieraient une nourriture d’un tout autre goût.

Le bruit de ses pas m’indiqua qu’il se rapprochait lentement de moi. Je tirai plus fort sur les menottes, en vain.

– J’ai alors assommé mon cousin et je l’ai jeté dans le baril que j’ai refermé avec des clous pour l’empêcher de sortir. J’ai entendu ses cris et les piaillements des rats qui lui grimpaient dessus, ravis d’avoir enfin à manger. Je suis sorti de la cave, dans l’optique de revenir plus tard, la veille du retour de mes parents.

Bordel, ce type était un cas psychiatrique.

– Le plus drôle était que je ne détestais pas mon cousin, mais j’avais besoin de mener une petite expérience, qui a eu un résultat inattendu.

Je sentais mon sang se glacer, cette histoire ne me disait rien qui vaille. Je n’étais pas très enthousiaste à l’idée d’écouter la fin.

– Je revins cinq jours après, je pensais que les rats n’avaient pas laissé grand-chose de mon cobaye. Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’il bondit du baril prestement, après que j’ai descellé le couvercle. Il me sauta à la gorge et me renversa sur le dos. Et ses premiers mots à mon égard furent stupéfiants.

Il recommença à marcher derrière moi, je commençais à m‘impatienter de ne pas pouvoir le dévisager.

– Il me demanda avec le regard d’un dément désorienté et la voix rauque d’un animal errant : du rat… je veux du rat. J’ai alors compris ce que cette expérience m’avait apporté. Nous les êtres humains, qui nous nous vantions de notre supériorité sur les espèces, étions toujours des animaux. Nous avions bâti des civilisations, développé la science, le savoir pour contribuer à entretenir cette illusion.

Il s’imposa un court silence sans cesser d’arpenter la pièce alors que l’orage restait sur nous. Je fus ébloui par l’éclair qui zébra la couverture nuageuse sombre et impénétrable.

– J’ai compris ce qui était arrivé à mon cousin lorsqu’il me demanda à manger encore du rat. Pour lutter contre la faim, il s’était mis à les dévorer un à un. Je me suis relevé pour observer le fonds du baril. Sa faim était telle que d’autres petits squelettes blancs s’étaient rajoutés aux précédents. Sa part animale avait repris le dessus et il n’avait plus rien de civilisé. Je n’avais pas modifié sa nature, je l’avais révélé.

Sur ces mots, il me prit de court en posant ses mains puissantes sur mes épaules. Je ne pus me retenir de sursauter.

– Tout comme le Déluge a révélé la véritable nature des survivants de Rain City. La tienne, David Selstan.

Il prononçait mon nom avec une familiarité dérangeante.

– Sacrée histoire, me contentai-je de grommeler. Vous en avez d’autres du même acabit ?

Ses doigts serrèrent mes clavicules, exerçant une pression douloureuse qui se relâcha l’instant d’après.

– Aucune histoire n’est plus passionnante que la tienne, mon cher David.

– Nous nous rencontrons pour la première fois et franchement je vous imaginais beaucoup moins sur-protéiné.

Je l’entendis ricaner.

– Oui, nous nous rencontrons enfin après nous être si longtemps ignorés l’un l’autre. Il est peut-être temps de combler cette lacune avant que ce qui reste de cette ville ne disparaisse définitivement dans l’oubli.

Il s’écarta finalement de moi, prenant du recul.

– Je ne t’ai jamais perdu de vue, grâce à ce cher Sébastian. Tu sais, il me donnait régulièrement de tes nouvelles.

– Je sais qu’il a traité avec vous, avouai-je.

– Et je me doute que cela ne t’enchante pas. Il a trahi tout ce en quoi tu croyais mais tu comptais pour lui et aussi pour moi, bien plus que tu ne le crois.

Il repassa dans mon champ de vision et se plaça de l’autre coté de la table, devant moi. Nous étions enfin face à face et il était temps de contempler le maître de notre destinée à tous, celui qui avait précipité une ville, une population entière dans un baril sans sortie de secours.

Je fus frappé par ses traits ridés et ses yeux qui me fixaient avec une bienveillance inaccoutumée. Son portait me semblait si familier que j’eus l’impression de me regarder dans un miroir. Une douche froide s’abattit sur ma tête.

– Non, soufflai-je… c’est impossible…

Un nouvel éclair tomba à une vingtaine de mètres du manoir, faisait vaciller la lumière tamisée qui éclairait la pièce. Pendant un battement de cils, je détectai le sourire élargi de celui qui était le Duc, celui qui avait installé ce blocus.

Il se pencha vers moi.

– Si, David. Je suis ton père.

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