Chapitre 2
Je suis ton père.
Cet aveu m’avait assommé, aussi sûrement qu’un coup de matraque de ripou sur ma foutue caboche.
Ce salaud qui avait pris les rênes de la ville, organisé le blocus après le début du Déluge, celui qui nous avait piégés au fonds de ce baril fétide comme les rats de sa fable. Celui pour qui nos existences misérables n’avaient aucune valeur, celui pour qui nous n’étions que les jouets perdus du destin cruel.
Cet enfoiré qui distribuait la Vipère Jaune, ce poison lent qui sapait les dernières fondations de notre semblant de société ténue. Celui qui commandait les Protecteurs et imposait sa loi aux racailles locales.
Ce type qui se tenait debout, triomphant… était mon père. Je n’arrivais pas à me défaire de ce goût de bile dans la bouche, j’avais l’impression d’avoir avalé tous les excréments de la ville. En fait, je n’avais pas de honte de reconnaître que je préférais cette option à celle d’accepter cette nouvelle vérité.
– Je… vous mentez !
Je regrettai ma réaction risible et mon père s’en amusa aussitôt.
– Ne t’inquiètes pas, tu t’y feras avec le temps. En fait, je pense même que tu seras heureux d’avoir retrouvé une famille, ta vraie famille.
Mon premier sentiment fut la répulsion.
– Vous vous fourrez le doigt dans l’œil si vous croyez que je vais vous appeler papa. Nous sommes peut-être du même sang mais nous n’avons rien en commun.
Je tentais de le mettre en rogne mais ce ne fut pas un franc succès.
– Sébastian t’a raconté le jour où il t’a recueilli ?
– Oui, ce jour sur la Route du Pèlerin, répondis-je toujours avec la même hargne. Le jour où les gens ont tenté de fuir la ville et que les Protecteurs leur ont tiré dessus pour les en empêcher, sur votre ordre, j’imagine.
Il continuait de sourire avec suffisance.
– Il m’a sauvé la vie, martelai-je. Alors que ma mère est morte sous ses yeux.
– Oh, comme c’est touchant. Voilà une version romantique de notre regretté ami en habit de pasteur, ironisa mon interlocuteur.
– Vous insinuez qu’il a menti ?
– Eh bien, pour un humble serviteur de Dieu, notre padre a beaucoup pêché.
J’étais à bout de nerfs.
– Qu’est-ce ça veut dire, ces conneries ?
– Tu en as une idée, mon cher fils. Ne prends pas cet air naïf, je suis au courant de ce qui s’est passé dans l’église de Killhell. Tu y as laissé le corps de ce cher Hamid. En ce moment, mes hommes sont en train d’incendier les lieux.
Je fus choqué par cet aveu. Le seul véritable foyer que j’aie jamais connu allait donc disparaître, j’y perdais mes souvenirs. Et Rain City perdait irrémédiablement une partie de son âme.
– Pourquoi faire ça ?
– Parce qu’il est nécessaire de purifier ce qui a été souillé par le péché. Tu n’es pas le seul à avoir pris des cours de catéchisme, David.
– Il ne méritait pas ça.
Il haussa les épaules, indifférent à mon dernier commentaire. Je posai alors la question qui me brûla le plus les lèvres.
– Qui était ma mère ?
Au ravissement qui illuminait sa figure, il devint évident que c’était ce qu’il attendait.
– Ah, nous y voilà enfin. Vois-tu mon cher fils, certaines vérités sont si amères qu’il est difficile de les entendre.
– Abrégez.
Il arqua un sourcils, étonné de mon opiniâtreté.
– Certains préfèrent demeurer ignorants mais tu n’es pas de cette trempe. Très bien, si tu insistes pour savoir… mais n’oublie pas que c’est toi qui l’as voulu.
Il reprit un masque impassible mais cette lueur de cruauté luisait dans ses yeux satisfaits.
– Sébastian a tué ta mère ce jour-là, m’avoua-t-il de but en blanc.
Je cessai de respirer…
– Vous mentez !
– Toujours ce déni primaire, soupira l’autre en retour. Je t’avais pourtant prévenu que cette vérité ne serait pas agréable à entendre.
Sous le coup de la rage, je voulus bondir de ma chaise pour lui sauter à la gorge. Les menottes m’en empêchèrent, me meurtrissant les poignets.
– Maintenant, je vais parler de ta mère. C’était une pute insignifiante des Brumes de l’Extase et je l’ai prise parce que j’étais le maître de cette ville et de tout ce qu’elle contenait. Son avis m’indifférait au plus haut point et tu es le fruit de notre fusion quelque peu forcée. Je dois admettre que j’ai du user de violence pour la forcer à m’obéir.
J’avais été policier et de toute mon expérience, je n’avais affronté que rarement des criminels qui avouaient ouvertement leurs crimes. Ce monstre face à moi déclarait sans sourciller qu’il avait abusé de celle qui m’avait mise au monde.
Non, qu’il l’avait violé puis jeté comme un chiffon usagé… je n’avais jamais affronté pire ordure auparavant.
Comment pouvait-il être mon père, comment osait-il le prétendre ?
– Je l’ai oublié jusqu’à ce que Sébastian vienne me trouver pour m’informer qu’elle t’avais mis au monde après s’être réfugiée dans son église.
– Il savait ?
– Disons qu’il avait quelques doutes, il était loin d’être stupide, il faut le reconnaître. Bref, il venait m’apprendre qu’elle allait quitter la ville en se fondant dans le flots de réfugiés sur la Route du Pèlerin. Je ne pouvais pas laisser faire ça.
– Pourquoi ?
– Parce qu’elle m’appartenait et parce que tu m’appartenais. Aucun de vous deux ne devait s’échapper vivant.
Il arborait une expression impitoyable qui faisait froid dans le dos.
– Sébastian a donc négocié pour t’épargner. Il prenait la vie de ta mère pour ne pas avoir à sacrifier la tienne, il prétendait que tu étais innocent. J’ai accepté sa proposition et il s’est empressé de la suivre jusqu’aux barrages.
Je serrais les dents, mes certitudes concernant Sébastian se fissuraient inexorablement. Dans cet enfer pluvieux, tout n’était-il que mensonge ? Mes sentiments pour Mila n’étaient-ils aussi qu’un cruel mirage ?
Mila…
Je l’avais perdue dans la débâcle. Était-elle encore de ce monde ?
– Il a du te raconter qu’elle est morte pendant la fusillade.
– Oui, reconnus-je d’une voix éteinte.
– Il m’a raconté sa version. L’exécution de tous les réfugiés sur la Route du Pèlerin lui avait fourni l’occasion de pouvoir l’approcher. Il lui a certainement rapporté la teneur du marché que nous avions conclu, lui et moi alors que beaucoup de gens tentaient de fuir ou tombaient sous les balles. Tu devais être épargné en échange de sa mort. Je supposais que ta mère devait tenir à toi, qu’elle a accepté de faire confiance à notre padre, qui lui a promis en échange qu’elle ne souffrirait pas.
J’imaginais Sébastian face à ma mère, qui devait lui supplier de prendre soin de moi. Je l’imaginais me confier à l’humble serviteur de Dieu qui lui répétait qu’elle ne souffrirait pas. J’imaginais Sébastian achever ma mère d’une balle en plein cœur puis fuir le chaos du massacre, avec moi bébé dans ses bras.
– Il y a autre chose que je suis censé savoir sur Sébastian ?
– Eh bien puisque nous en sommes toujours aux confidences entre père et fils, répond-il, il reste encore un secret important.
Il ne se séparait pas de son fichu sourire.
– Sébastian m’a convaincu de te laisser en vie, après t’avoir ramené avec lui.
– En échange de quoi ?
– Ah c’est là que ça devient intéressant, ricana-t-il. Il m’a proposé ses services pour tenir cette ville, en m’aidant à identifier mes opposants et à les éliminer. Le meilleur moyen était de créer une faction, un mouvement qui rallierait tous ceux qui contestaient notre emprise sur la ville. Pour les rendre identifiables et les pousser à se compromettre.
Cet aveu me frappa dans les tripes.
– Vous voulez dire…
– … que Sébastian et moi avons crée les Éclairés, mon cher fils. C’était une expérience… intéressante.
– Aussi intéressante que de jeter son propre cousin dans un baril rempli de rats ? Répliquai-je avec insolence.
Pour la première fois, je vis une lueur d’agacement poindre dans son regard mais je n’avais rien à craindre puisque j’étais son fils. Enfin dans une ville pareille, tout était relatif.
– Oui, exactement.
Il pensait ce qu’il disait, les dés étaient donc pipés depuis le début. Les Éclairés n’avaient jamais donc eu la moindre chance de changer quoique ce soit. Nous étions manipulés depuis notre existence.
Nous étions les jouets d’un marionnettiste. Nous étions les rats à visage humain piégés au fonds de ce foutu baril.
– Là aussi, cela a permis de mieux révéler la nature de ceux qui choisissaient de me combattre. Ils possédaient une volonté exemplaire mais étaient handicapés par une naïveté affligeante. Aucun d’eux n’a jamais compris qu’ils résistaient seulement parce que je le leur ai autorisé.
– Vous saviez tout de nous, grâce à Sébastian.
Son sourire réapparut.
– Aucun de leur secret ne m’échappait, y compris ceux qui les dirigeaient.
Je frissonnai tout à coup en songeant à Mila. Était-il responsable de sa disparition ? Avait-il donné des ordres à ce sujet ?
J’aurais été stupide de lui demander, je tenais à garder quelques secrets pour moi. Hors de question que je lui fasse ce plaisir.
– Je leur donnais des os à ronger, des cibles qu’ils pouvaient détruire sans que cela ne nous affecte vraiment. Si jamais ils s’enhardissaient à vouloir regarder les choses plus grand… eh bien Sébastian m’aidait à calmer leurs tempéraments. Une trahison par ci, une trahison par là nous aidait à purger leurs rangs des éléments les plus pugnaces, à les maintenir sous contrôle.
Toutes ces révélations sur le jeu trouble de Sébastian m’accablaient et il s’en réjouissait.
– Chacune de ses trahisons en appelait une autre, asséna-t-il. Et cela te permettait de rester en vie, conformément à notre arrangement.
– J’ai du mal à croire que vous me ménagiez autant.
– Certains accords valent la peine d’être respectés et puis, tu es mon fils.
– Pour tout le bien que cela me fait.
Ses traits devinrent impénétrables.
– C’est à cela que tu dois d’être encore de ce monde en perdition, me rappela-t-il sèchement. Ne l’oublie pas.
– Vous auriez mieux fait de m’achever pour m’en libérer.
– C’est ce que je comptais faire quand ta dernière enquête commençait à remonter trop près de moi.
Il me tourna le dos ensuite délibérément, l’orage tonnait de plus belle.
– J’ai croisé votre ami le Conseiller tout à l’heure. Qu’est-ce que lui et vous représentez exactement ?
Il pivota à moitié vers moi.
– L’avenir de l’humanité, David.
Son rictus me fit comprendre qu’il ne souhaitait pas en dire davantage. Je persistai néanmoins.
– En quoi consiste le Grand Projet ?
– Tu poses trop de questions, mon fils, me réprimanda t il. Mais si tu survis à ce qui va suivre, j’y répondrai… peut-être.
Il paraissait au comble du ravissement lorsque la porte s’ouvrit de nouveau à l’intention d’Olson et de Stakes qui tirait sur la laisse de deux molosses aux jappements exprimant une envie d’avaler un petit amuse gueule.
Les deux chiens aboyèrent tout à coup lorsque le majordome leur permit de venir me renifler de plus près. Leurs côtes saillaient sous leur peau tendue comme un plastique étiré à l’extrême, à l’usure que leurs lèvres se retroussèrent, laissant couler un filet de bave qui s’’écoulait entre leurs crocs.
Ils les avaient affamés… certainement dans un but bien précis. Olson me dépassa pour se placer respectueusement face au Duc. Il lui murmura à l’oreille puis mon père répondit :
– Faites-la entrer, lieutenant.
Les battements de mon cœur ralentirent quand le regard sournois du lieutenant croisa le mien. Il me décocha au passage une expression emplie de cruauté. Que signifiait ce manège ?
L’ordure de ripoux revint en traînant une femme recouverte d’un manteau par le bras. Il la jeta aux pieds du maître de la ville qui la toisait avec sa froideur caractéristique de psychopathe. Lorsqu’elle se redressa, je la reconnus.
Mila.
Ils avaient certainement du l’attraper aux Brumes de l’Extase, bien avant qu’ils ne lancent leur attaque décisive contre nous. Les traces de coups qu’elle portait sur son minois, sali par un maquillage effacé, évoquaient une détention musclée.
Elle avait conservé sa vivacité, reculant pour se remettre sur ses appuis. Elle défia le Duc dans les yeux avec orgueil avant de se tourner vers moi.
– David ? Me souffla-t-elle.
Le Duc ronronna de plaisir.
– Vous semblez bien vous connaître tous les deux et même très bien.
Sa remarque réussit à me faire pâlir, je commençais à deviner la teneur de l’épreuve qui allait m’être imposée.
Il inclina le menton vers Olson, qui passa dans mon dos. Un cliquetis métallique et les menottes me furent enlevées. Je me massais les poignets en grondant.
– C’est quoi le programme ?
Le Duc jubila, ce qui m’inquiétait.
– Nous allons jouer à un jeu, mon cher fils.
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