Chapitre 3
Le sourire qu’il m’adressa me fit penser à celui de cette ordure que j’avais traqué dans la Cour des Illusions, responsable de la mort de plusieurs enfants à qui il avait infligé des sévices innommables. Un foutu sadique qui en faisait même des gravures pour signer l’endroit exact où il commettait ses méfaits.
Je me souviens encore de son putain de rictus quand je l’avais chopé en flagrant délit.
– Je suis pas d’humeur à jouer, rétorquai-je.
– David…
Il poussa un soupir exaspéré.
– Nous sommes à Rain City et tu sais très bien comment cela fonctionne. Ce sont les plus forts, les rois de la jungle qui imposent leur loi.
De sa grande main épaisse, il saisit Mila par le cou pour la soulever du sol aussi aisément qu’une brindille arrachée d’un pré. Elle grogna et tenta de se débattre, alors qu’il la faisait pivoter vers moi. Elle se battait avec la hargne d’une hyène prise dans l’étau de l’ours.
– Tu n’es pas en position de l’aider et je pourrais lui broyer la nuque d’une simple torsion. Ce serait tellement facile, tellement rapide et définitif mais j’ai décidé de rendre les choses plus intéressantes. De t’offrir une chance de révéler ta vraie nature.
– Ma vraie nature ?
Son sourire insupportable reparut.
– Chaque homme peut devenir un animal, quand il le choisit.
Il relâcha Mila et elle s’écroula au sol, sur les genoux. Je voulus l’appeler mais je me retins.
– Survis à l’épreuve et vous survivrez tous les deux, tu ne trouves pas cet enjeu passionnant ? Me lança mon père narquois.
Je sentis l’haleine des deux molosses qui tiraient sur leur laisse pour tenter de m’atteindre, de me mordre. Les crocs claquaient, trahissant leur frénésie, leur appétit. Ils avaient faim et ils avaient besoin de viande.
Et certains ressentaient l’envie d’assister au spectacle. Olson vint se placer devant la sortie, flingue à la main pour me dissuader de saisir la moindre échappatoire. Je n’allais donc pas m’en tirer juste en disant au revoir.
Je me levai de mon fauteuil, contournai le Duc pour faire face aux deux clébards.
– Qu’est-ce que je dois faire ? Interrogeai-je.
– Oh, c’est très simple. Tu vas faire connaissance avec mes deux chérubins. Essaie de survivre à ces amabilités, c’est tout.
– À mains nues ?
Il prit l’air de quelqu’un qui réfléchit avec intensité.
– Ah, tu as raison, concéda-t-il. Il est évident que tu ne disposes ni de crocs ni de griffes, il est opportun de combler ce désavantage.
Un bâton clouté apparut dans son poing et il le laissa tomber à mes pieds.
– Encore une chose, mon fils. Si tu perds, tu auras la consolation de savoir que tu ne mourras pas seul, ajouta-t-il avec sarcasme.
Il me cherchait à me motiver, aucun doute. Je me baissais pour ramasser le bâton clouté mais je fus trop lent.
Je ne vis pas le Duc faire un signe discret vers Stakes qui lâcha les laisses. J’entendis seulement des griffes labourer le parquet avant qu’une gueule acérée de crocs luisants ne boucha ma vue. Cela me permit d’apprendre une chose intéressante sur mon père.
Il était tout, sauf juste. La loyauté n’existait pas à Rain City, le domaine de Satan. L’antre du Roi de la jungle.
Je parvins à me baisser par réflexe et le premier clébard qui me sautait à la gorge, passa au-dessus de ma tête. Le second qui suivit juste après, me heurta à la poitrine et me fit tomber sur le dos. Je mis mes bras en opposition pour l’empêcher de me mordre à la gorge.
Ses griffes labourèrent mes avant-bras, déchirant les manches de mon imperméable. Concentré sur ma survie immédiate, j’avais oublié le premier bâtard qui était revenu à la charge. Des mâchoires pareilles à celles d’un piège à loups, se refermèrent sur ma cheville, et je pouvais sentir la pointe des crocs s’enfoncer dans ma chair.
Je ne pus retenir un cri de surprise tandis que Mila étouffa un glapissement. Du coin de l’œil, je vis qu’elle avait caché son visage entre ses mains. Je savais ce qu’il me restait à faire, je devais vivre pour elle.
Pour la serrer dans mes bras, lui prouver que je l’aime.
C’est alors que le Duc, mon père, choisit de s’en mêler.
– Tu me déçois, David, me lançait-il d’une voix monocorde. De ta part, je m’attendais à mieux. Qu’attends-tu pour me montrer ta vraie nature ?
Je serrais les dents et fermais les paupières pour ne pas laisser dégouliner sur mes yeux la bave du molosse qui tentait de me refaire le portrait. Lorsque j’ouvris les yeux, je me plongeai dans les siens pour ne voir que la bestialité, la rage.
– Je sais ce que tu caches au fonds de ton âme, David. Autrement tu n’aurais jamais survécu à Rain City.
Le chien me crachait à la figure, je voyais ses crocs claquer et claquer encore à deux centimètres de mon pif. Une folie s’était emparée et je commençais à la ressentir dans mon être.
– Cesse de t’accrocher à cette part d’humanité que tu crois encore posséder, c’est ce qui a perdu tous ceux qui ont cru que cette ville et ses habitants pouvaient être sauvés. Accepte la vérité, accepte ta vraie nature !
Ma vraie nature… chaque homme peut devenir un animal quand il le choisit. Devais-je m’abaisser à cela pour survivre ? Pour retrouver Mila pour de bon ? Accepterait-elle de me voir me comporter en autre chose qu’un homme ?
– Regarde-toi, David ! M’interpella l’autre. Un animal prend le dessus sur toi et que fais-tu contre ça ? Rien du tout, à part essayer de te comporter en être humain. Crois-tu que tu peux raisonner cette bête, crois-tu qu’elle est sensible à de nobles sentiments ? Crois-tu que tu peux lui inspirer l’amour, la compassion ? Sébastian t’a-t-il si bien éduqué qu’il n’a fait de toi qu’un petit roquet couinant ?
Je poussai le clébard à la force des bras pour tenter de l’écarter de ma figure mais il ne cessait de revenir à la charge.
– N’ai-je engrossé ta catin de mère que pour engendrer un rejeton aussi insignifiant, stupide au point de se croire encore humain ? Montre-moi ta véritable nature, montre-moi que tu es un animal, prouve que tu es mon fils, foutu bâtard !
Le second molosse tenait toujours ma cheville, la secouant avec l’intention de me l’arracher.
– Sinon tu mourras et elle te suivra dans la fosse !
Mon père attrapa une poignée de cheveux de Mila, sous mes yeux effarés. Elle ne cria pas mais son regard hurlait pour elle.
Je devais survivre… et pour cela je devais être un animal. Oui, exactement comme celui qui me prenait pour son futur amuse gueule. Tout en retenant le clébard d’un bras, je libérai l’autre et pliai mon poing.
Je le fracassai contre sa gueule à plusieurs reprises et cela le força enfin à me lâcher. Profitant de ce répit, je balançai mon pied gauche contre le museau de son compère qui poussa un piaillement surpris.
Je roulais sur le coté pour empoigner le bâton clouté et me relevai sur un genou. Je brandis mon arme à deux mains fermes et je surpris le premier molosse sauter sur moi d’un bond. Je fouettai l’air de mon gourdin et le cueillis rudement au torse, le flanquant sur le parquet. La seconde suivante, l’autre fut lui aussi mis au tapis.
Les clous qui hérissaient le bâton les avait sérieusement amochés et j’aurais du en rester là, mais ce n’était pas mon état d’esprit. Ils boitaient et je profitais de leur faiblesse pour leur asséner de violents coups de masse mécaniques et saccadés. Les clous transpercèrent leur peau, émiettèrent leurs os, réduisaient en bouillie les organes et leur sang me gicla à la tronche, aspergeant de même mes frusques.
Ils avaient cessé de remuer mais je continuais ma besogne, pris d’une frénésie excitée par l’odeur du carnage qui flottait autour de moi.
– David ! Me cria subitement Mila.
Je croisai son regard intense et j’éprouvai alors un sentiment de honte quand je contemplai mon œuvre macabre. Des deux molosses sauvages et vigoureux, il ne restait plus que deux vagues tas de viande sanguinolente mêlée à de la cervelle éclatée. Une sacrée ratatouille pas très appétissante, qui suscita dans mon estomac, un début de nausée.
Je détournai le regard, tout en ne me sentant pas vraiment dans mon assiette. Je tentai d’acquérir une nouvelle force en regardant Mila.
C’était pour elle que je faisais cela, que je l’avais fait. Pour l’entendre me parler, surprendre son sourire, me laisser aller à ses attentions, sentir son parfum et le laisser m’enivrer jusqu’à en être saoul.
Ah, Mila.
Je laissai tomber le bâton clouté au sol et Stakes le ramassa après avoir ordonné à Olson d’appeler les gardes dans le couloir pour qu’ils débarrassent les deux cadavres. Je commençais seulement à prendre conscience de ce que je m’étais abaissé à faire, ce que j’avais été réduit à commettre. J’avais montré à la face de tous les témoins présents, ma véritable facette. Celle d’un animal dont on avait coupé la laisse.
Ouais, j’étais bien le fils de mon père. Le Duc s’approcha et posa ses énormes paluches sur mes épaules.
– Notre famille est de nouveau réunie après une si longue séparation, proclama-t-il, tel le roi régnant en ces lieux.
Il me serra contre lui jusqu’à m’étouffer. Puis il m’écarta sans me lâcher.
– Tu as survécu jusque là et si tu nous sers bien, nous t’offrirons une vie meilleure que celle que tu avais connue. Mila pourra rester avec toi. Aide moi à accomplir l’œuvre ultime du Seigneur et elle en sera en sécurité.
La bienveillance fut chassée par cette froideur inhumaine qui le caractérisait.
– Es-tu avec moi, mon fils ?
Avant l’épreuve qu’il m’avait imposé, j’aurais nié et résisté contre vents et marées. Mais je n’en avais pas la force. Olson avait raison, Rain City ne pouvait pas être sauvé. Sébastian lui-même l’avait compris.
Ce dépotoir agonisait à ciel ouvert. Je ne voulais plus le laisser m’engloutir et je n’accepterais que Mila y soit entraînée.
– Oui, papa.
Ouais, j’étais le fils de mon père.
Il me flanqua une grande claque dans le dos qui manqua de me faire trébucher.
– Ah que d’émotions, que d’émotions ! Pérora-t-il d’un ton exagérément théâtral. Et si on fêtait cet heureux évènement ?
Le monarque claqua des doigts et Stakes se dévoua pour nous servir le Mélinart 2029, qu’il avait vanté comme étant un excellent cru. Mila elle-même eut droit à son verre, mais ses traits exprimèrent une absence d’envie à montrer un entrain quelconque même feint. Elle le porta à ses lèvres en y touchant à peine.
Pour ma part, je pris ce verre pour ce qu’il était. Un maigre réconfort éphémère après avoir tant perdu aujourd’hui.
– Levons un toast ! S’écria le Duc.
Il porta son verre à hauteur de son visage et je l’imitai, d’un enthousiasme très modéré.
– Aux Protecteurs, à notre famille ! À nous !
– À nous, repris-je en remuant à peine les lèvres.
Je pensais sans oser l’exprimer tout haut ; à Sébastian, à la mort de tous nos espoirs pour cette ville.
Je vidai mon verre cul sec et le reposai sèchement sur la table.
– C’est bon, on a fini ? Assénai-je avec impatience.
Mon cher papa posa son verre à coté du mien.
– Il reste encore une formalité, souligna-t-il.
Il se détourna un instant pour intimer à son toutou Olson.
– Lieutenant, raccompagnez madame au Divan de Cupidon. S’il lui arrive quoi que ce soit, vous en répondrez devant moi.
– Oui, monsieur.
Mila me jeta un dernier regard. Quand la reverrai-je ? Notre avenir commun semblait plus incertain que jamais.
– Monsieur Stakes, allez la chercher.
Le majordome s’éclipsa sans un mot, avec toute la célérité que l’on lui connaissait. Le Duc coinça ensuite un cigare entre ses dents et craqua une allumette. Il la broya ensuite négligemment entre ses doigts épais et laissa filtrer ce qui en restait, en poussière qui se dispersa sur le sol.
Il me tourna le dos pour contempler le paysage de notre monde stérile et désolé. À travers les éclairs qui déchiraient les cieux, parvenait-il à distinguer les ruines de Rain City ? À prendre conscience de l’âpreté de nos existences ?
Je fixais son dos massif, ne sachant que penser.
Stakes revint finalement avec une connaissance familière.
Stone.
J’ignorais combien de temps mon ancienne équipière avait séjourné dans le manoir Mélinart mais ce n’était pas une promenade de santé. Elle avait même sacrément dégusté. Sa figure sombre était encore plus noircie par le sang séché qui s’était étalé du haut de son crâne chauve jusqu’au menton. Un bandeau lui recouvrait son œil gauche, qu’elle avait sans doute perdu suite à ces mauvais traitements. Elle boitait, sa cheville tordue dans un angle pas très naturel.
Son superbe imper luisant était terni et déchiqueté. Elle tenta de se redresser lorsqu’elle me reconnut, Stakes eut l’obligeance de la soutenir pour lui éviter de s’étaler à cause de ses mains menottées dans le dos.
Il l’aida à prendre place sur la chaise à coté de moi et elle lui exprima sa gratitude d’un simple :
– Merci, connard.
Le Duc pivota pour la toiser.
– Lieutenant Stone, merci de nous avoir rejoints.
– Pas comme si j’avais eu le choix.
Mon père arborait un rictus satisfait et inquiétant.
– Les présentations sont inutiles, vous connaissez mon fils, David.
L’œil valide de Stone louvoya de moi à lui.
– Il raconte des cracks, c’est ça ? Me demanda-t-elle.
– Non, avouai-je d’un ton amer. C’est la vérité.
Elle laissa tomber la tête sur sa poitrine, résignée.
– Alors c’est la fin des Éclairés.
– Je le fais pour Mila.
Mon père me glissa un pistolet chargé dans la main droite et elle comprit immédiatement tout comme moi de quoi il en retournait.
C’était donc cela, la formalité dont me parlait mon géniteur. Que nous restait-il d’autre à raconter l’un à l’autre ?
– Les rondes que nous avons faites ensemble vont me manquer, concéda-t-elle. Toutes nos enquêtes, les salauds que l’on a liquidés.
– À moi aussi, cela me manque.
Il était temps de trouver la force pour accomplir ce nouveau sacrifice. Il ne servirait à rien de ressasser le passé. Nous savions tous les deux ce qui se passerait si je ne le faisais pas. Stone ne serait pas la seule à y passer.
Je levai le flingue et elle ne cilla pas. Elle avait accepté son sort, je surpris même un sourire au coin de ses lèvres.
– J’espère que vous trouverez un jour la paix, David, me souhaita-t-elle.
– Ça, je n’en suis pas certain.
Le souvenir de Sébastian flotta dans mes pensées. Avait-il trouvé la paix, là où résidait sa dernière demeure ?
Je pressai la détente et sa tête fut renversée en arrière lorsque la balle l’atteignit en plein front. Elle s’affaissa sur elle-même avant de basculer de la chaise, allongée de travers sur le sol. Je fus heureux que Mila ne fut pas présente.
Aurais-je pu continuer à croiser son regard, après ça ?
Mila… elle s’appelait Mila. Je l’ai fait pour elle, Stone le savait. J’aperçus à peine mon père ouvrir les bras à mon intention. Je sentis à peine ses mains qui se plaquaient sur mes épaules, sa poigne qui ressemblait à un piège à loups dont je ne pouvais pas m’extirper.
Le rat bloqué au fonds du baril, qui laissa rebondir sur le parquet le flingue fumant.
– Tu as réussi la dernière épreuve. Tu as détruit ce qui te liait à ce passé de perdant, tu es maintenant des nôtres.
Il semblait heureux de m’adopter pour de bon.
– Oui, papa.
– Tu es maintenant un Protecteur et tu vas m’aider dans mon Grand Projet.
Les derniers mots me firent émerger de mon apathie.
– Le Grand Projet ?
– Ah, je pensais que tu l’avais compris avec le temps.
Son sourire me fit glacer le sang et la folie brillait dans ses yeux insondables. La pression de ses doigts sur mes clavicules s’accentua douloureusement.
– Cette ville est en train de mourir et nous allons abréger enfin ses souffrances.
Il m’attira vers lui après que j’eus demandé :
– Comment ?
– Nous allons détruire Rain City. La raser de la surface comme si elle n’avait jamais existé, la purifier par le feu des anges vengeurs.
Il le disait d’un ton calme et posé et je n’en fus que plus terrifié encore. Le Duc et ceux de l’Extérieur en avaient assez de jouer avec nous, nos désespoirs et notre cannibalisme primaire qui nous poussait à survivre en espérant revoir le soleil un jour.
– Et nous assisterons au spectacle père et fils, ensemble.
Je ne parvins qu’à murmurer :
– Oui, papa.
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