Chapitre 4
Il s’écarta de moi alors que Stakes avait appelé deux gardes pour qu’ils débarrassent le corps de Stone. Ils l’agrippèrent et la traînèrent, laissant un large sillon de sang derrière. Le Duc tira sur son cigare et la fumée s’échappa hors de ses lèvre en un panache brumeux qui s’éclaircit avant de disparaître.
– Toute bonne nourriture ne doit pas être gaspillée, lâcha-t-il tout à coup.
J’ai compris qu’il faisait allusion à Stone. Il y avait certainement d’autres clébards autour du Manoir Mélinart qui devaient être affamés.
– C’est ce que les rats du baril et ce que mon cousin ont compris.
– C’est comme ça que vous considérez les gens ? Grognai-je, révolté par son mépris envers une flic pour qui j’avais toujours eu de l’estime.
– Les morts ne valent pas qu’on s’y attache, David. Et tu accepteras qu’une ville qui est déjà morte ne mérite pas qu’on s’y attache durablement.
Je ne répondis pas qu’il me restait encore quelqu’un à qui je tenais plus que tout. Il le comprit à mon silence.
– Une voiture te reconduira en ville.
Je fus plutôt surpris par sa décision. Je pensais qu’il préférerait me garder auprès de moi pour s’assurer de ma loyauté, pour m’apprivoiser. Je me demandais si je représentais vraiment quelque chose pour lui.
Étais-je vraiment son fils ?
– En attendant qu’elle soit disponible, monsieur Stakes peut te faire visiter le manoir. Histoire de te familiariser avec les lieux et l’histoire de ma famille. Ta famille.
– Cela ne m’intéresse pas, je préfère attendre dehors, plaidai-je.
– J’insiste.
Il tourna le tête par dessus son épaule pour accrocher mon regard. Sa voix lourde comme la hache du bourreau insinua que je n’avais pas intérêt à refuser.
– Suivez moi, monsieur Selstan, m’invita l’autre rapace.
Je lui emboîtai le pas, pas vraiment enthousiaste à l’idée d’être traîné par un croque mort à travers un manoir craquant de partout et veillé par de nombreux gardes armés. Je suivais mon guide indésirable dans les couloirs, les salons, les chambres, pérorant comme un coq orgueilleux sur tel ou tel vestige de la famille du Duc, ses souvenirs, ses ancêtres.
Mes ancêtres.
Je n’avais que faire de ces foutaises. Que la pluie inonde ce manoir Mélinart de mes deux et l’emporte dans une crue jusqu’aux tréfonds du Styx. Je voulais retrouver cette femme qui était la braise qui illuminait ma terne existence.
Mila… elle s’appelait Mila.
J’ignorais combien de temps cette fichue visite dura. Je me foutais pas mal que Stakes retourne raconter à son maître que je n’avais pas été emballé par la visite. Il me tardait de partir d’ici au plus vite.
Finalement, un soldat nous avertit que mon taxi était arrivé. Stakes m’amena sur le perron et les larmes de Rain City s’abattirent sur nous au moment où une voiture de police se rangea devant moi. Deux Protecteurs en descendirent pour m’ouvrir la porte. Et l’un d’eux n’était autre que ce cher Olson.
Il m’avait pas manqué, celui-là.
– Le taxi de monsieur est avancé, me fit-il avec un sarcasme théâtral.
D’un simple regard appuyé, je lui fis comprendre que j’étais pas d’humeur à rire. Je m’installais alors qu’il claqua la portière en s’esclaffant. Un des Protecteurs me tint en compagnie alors que ce cher lieutenant prit place à coté du chauffeur.
Les essuie-glaces gémirent lorsqu’ils évacuèrent l’eau qui encombrait le pare-brise. De nouveau, nous traversions le paysage désolé de la Fange, pour retourner dans notre bagne perpétuel à l’agonie.
Les pleurs des cieux s’harmonisaient avec mes vagues à l’âme, surtout après tout ce qui s’était passé dans les dernières heures. Un énième nid de poule nous secoua avant que Olson ne daigna pivoter par-dessus le siège.
– Alors, tu es maintenant des nôtres, y paraît ? Félicitations, mon pote !
– Ouais, c’est ça. Faisons la fête.
Il me proposa une cigarette que je n’acceptai pas. Il croyait vraiment que nous allions devenir des potes. Collègues, à la rigueur.
Amis, certainement pas. Je m’y refusais.
– Tu sais, Selstan. Dans ton malheur, on peut dire que t’as eu une sacrée veine. Dommage que les autres Éclairés n’en aient pas eu autant.
Mila avait eu autant de chance que moi. Nous étions sans doute les deux seuls rescapés du désastre récent.
Hamid, Sébastian… tant d’autres dont je ne connaissais pas les noms, morts ou disparus. Eric, Esa qu’étaient-ils devenus ?
Je ne préférais pas le savoir, je me torturais suffisamment l’esprit comme ça.
– L’histoire de ma vie.
– Je ne pensais pas que tu sortirais vivant de ton entretien avec le Duc. Mais bon, il a pris la peine d’organiser votre rencontre en des termes plus officiels.
Il tira sur sa clope, et de la brume s’échappa de ses narines pour intoxiquer tous les occupants. Il centra de nouveau son attention sur la Route du Pèlerin que nous arpentâmes. Les traces du dernier affrontement entre les Éclairés et les Protecteurs étaient encore visibles. Les carcasses des camions incendiés hantaient les lieux.
Certaines épaves encombraient le chemin, que personne ne prendrait la peine de débarrasser. Mon taxi zigzagua pour les contourner, sans pouvoir éviter les innombrables nid de poule qui mettaient à rude épreuve notre confort éphémère.
– C’était enrichissant.
– Crois-moi, Selstan, tu verras qu’il n’y a que des avantages à être de notre coté. La ville est à nous et nous n’avons plus qu’à nous servir. Les Éclairés ne nous gêneront plus.
Il était content et je ne partageais pas sa joie.
– Je vais annoncer la bonne nouvelle à nos collègues. Selstan a ouvert les yeux, ceci est décidément un grand jour !
– J’ai quelqu’un à voir, avant. Aux Brumes de l’Extase.
Il exprima un rire agaçant.
– Ah oui, ta poupée. Bon comme tu veux, fit-il avec négligence.
Il s’adressa au chauffeur à coté de lui.
– Tu connais le chemin ?
– Ouais, mon lieutenant.
Olson proclama tout à coup :
– Vous savez quoi ? Ce serait finalement sympa que l’on aille tous s’encanailler ensemble, il n’y a pas raison de laisser Selstan en profiter tout seul !
– Ça c’est bien vrai, mon lieutenant ! S’exclama mon nouveau pote à coté de moi.
Je n’étais pas dupe de leur petite comédie. S’encanailler en ma compagnie peu avenante signifiait tout simplement qu’ils souhaitaient me garder à l’œil, surveiller les autres personnes que Mila à qui je pourrais sympathiser.
Et qu’ils devraient ensuite rendre compte au Duc.
– T’en dis quoi, Selstan ?
– Super idée, grognai-je.
Lorsque nos regards se croisèrent, il n’exprimait plus de la bonhomie à mon égard. Seulement de la méfiance envers un ennemi juré. Le message était clair, je devrais rester sur mes gardes même si j’étais devenu un Protecteur.
À Rain City, ceux qui prétendaient être vos amis n’hésitaient pas à vous poignarder dans le dos. Celui qui prétendait être votre père, trahissait votre combat. Nous avions nourri une inimitié si forte avec Olson, qu’elle ne s’effacerait peut-être jamais.
Ce ne serait pas le cas de cette ville maudite. Mon père était on ne peut plus sérieux lorsqu’il parlait de la raser de la surface de la terre.
Nous distinguions au loin les sommets de notre monde déchu et nous entrâmes dans ses entrailles putréfiées. Les feux de poubelle éclairaient notre parcours, surprenant des silhouettes blafardes courbées. Des camés qui erraient au hasard, privés de but, assommés par les doses de Vipère Jaune qui empoisonnait leur sang.
D’un geste de la main, Olson intima de ralentir et la voiture freina à hauteur de deux hommes en train de se quereller. À les entendre vociférer à travers la vitre, sur notre gauche, ils n’étaient plus en pleine possession de leurs moyens.
Ils étaient face l’un à l’autre, l’un tendant la lame d’un couteau et l’autre un tesson de bouteille. Olson baissa alors la vitre et leurs cris nous parvinrent plus distinctement.
– Tu as volé le soleil, espèce de salaud ! Cria celui qui tenait le couteau.
– Non, c’est toi, ordure !
Je ne parvenais pas à distinguer leurs traits mais je devinai leur folie. Il n’y avait rien à faire, Rain City allait pleurer la perte d’au moins un de ses enfants.
Couteau se jeta et poignarda Tesson de bouteille à l’abdomen, ce qui le fit plier en deux. Ce dernier répliqua en lui enfonçant son morceau de verre dans le cou. Ils s’écroulèrent dans leur flaque de sang qui se mêlait au goudron rouillé et se déversait dans le caniveau.
Olson accrocha mon regard en remontant la vitre, nous devions nous trouver quelque part à cet instant dans la Cour des Illusions.
– Tu veux encore essayer d’aider ces gens, Selstan ?
Je fixais les deux cadavres qui pourrissaient sous la pluie, qui resteraient là à se décomposer jusqu’à ce que le premier indisposé par l’odeur ne s’en débarrasse.
– Personne ne peut les aider, marmonnai-je.
Il parut satisfait.
– Heureux de l’entendre, il t’en a fallu du temps pour ouvrir les yeux !
Il ria à gorge déployée avant de me flanquer une claque sur l’épaule. Non, ces pauvres bougres, Dieu-lui même n’y pouvait plus rien.
Peut-être me donnerait-il la force d’aider la dernière personne qui me tenait à cœur.
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