Chapitre 6
J’avais deviné notre destination au Hachoir avant que nous y arrivions. La voiture des Protecteurs nous déposa devant la Ruche, un endroit qui m’était maintenant si familier. La racaille en faction devant l’immeuble délabré constituait notre comité d’accueil, comme je m’y attendais.
Olson se présenta à eux sans hésiter.
– On doit causer à Harold.
L’un d‘eux se détacha du mur contre lequel il était plaqué et se proposa pour nous guider à l’intérieur de cette ruine branlante.
Je connaissais le chemin par cœur, pour y avoir déjà fait une incursion. Je m’attendais à y retrouver le spectacle désolant de l’infortune de cette ville en dépérissement. Je ne fus guère déçu et même plus que cela.
Les cadavres qui jonchaient le sol semblaient plus nombreux que la dernière fois, preuve que la situation devenait de pire en pire. Nous avions descendu un étage et ils s’animèrent d’un coup, leurs yeux hagards nous fixant avec une intensité angoissante.
Nom de Dieu, il y en avait plus que la dernière fois.
Leurs mains implorantes se tendaient hors de leurs corps décharnés et émaciés murmurant dans un souffle atone.
– Le Soleil… pitié, rendez-nous le soleil.
Et des centaines de fioles étaient brisées à leurs pieds, entre leurs jambes fines comme des brindilles. Une puanteur nous prit à la gorge, mélange immonde de défections humides et de décomposition de morts en cours.
Quelques mouches flottaient au-dessus de quelques uns d’entre eux sans parler des rats qui couinaient en mordillant leur peur.
Des mains s’accrochèrent à nous pour nous retenir, nous forcer à les regarder. À nous contempler nous-mêmes.
– Nous voulons… le soleil.
Un des Protecteurs devant moi se débattit et repoussa deux misérables de violents coups de pieds. Il dégaina son jouet et flingua sans autre forme de procès un qui voulait revenir à la charge. Les détonations claquaient dans le couloir.
Je l’entendis jurer :
– Putain de clodo !
Les autres s’écartèrent de notre chemin, ils n’étaient pas encore assez désespérés pour consentir à la mort en ayant pris conscience qu’ils n’avaient jamais vécu que dans la misère la plus absolue. Ils n’étaient pas résolus à quitter ce monde, s’accrochant aux artifices, à cette Vipère Jaune qu’ils laissaient couler dans leur gorge, dans leurs entrailles, liquéfier leur esprit jusqu’à le rendre insipide.
Ils avaient choisi.
Nous avions tous choisi d’abandonner.
Au fonds de notre âme, nous voulions rester avec notre mère. Nous étions les enfants de Rain City, loups les uns pour les autres.
– Allez, on bouge ! Cria Olson.
Nous avions des affaires en cours, ouais. J’avais hâte de revoir ce cher Harold, revoir à quel point je l’avais estropié.
Nous le retrouvâmes là où nous l’avions trouvé avec Eric et Esa, au milieu des caisses remplies de Vipère Jaune. Le bouledogue hargneux ramassé sur lui-même nous fixait l’un après l’autre, je tentais de me camoufler du moins que je le pouvais mais Satan avait doté ses engeances du sixième sens.
Je le devinai au venin contenu dans le regard qu’il me lança. Il m’avait reconnu.
– Bonsoir, Harold.
– Olson, je vous attendais pas de sitôt.
– Oui, nos amis ne sont pas encore arrivés. Ce qui nous laisse le temps d’aborder un sujet essentiel.
– Ce n’est ptet pas le bon moment…
Le ripoux l’interrompit sèchement.
– Le Duc m’en a chargé.
Le bouledogue fut remis à sa place, à mon grand plaisir. Il était sans doute le patron du Hachoir mais mon père, le Duc était le maître d’un territoire plus grand. Harold savait qu’il n’était rien à coté de forces en œuvre.
– Je suis pas sûr de comprendre, lieutenant.
– Le Duc pense que l’approvisionnement de la Vipère Jaune ne se passe pas comme prévu. Il pense que certains de tes intermédiaires ont les yeux plus gros que le ventre.
Le bouledogue dansa nerveusement.
– Chui pas au courant, Olson.
– Nous ne te reprochons rien, on se détend l’ami.
Olson s’approcha et lui donna l’accolade.
– Parce que dans le cas contraire, le Duc n’aurait pas permis que nous ayons cette conversation, tu piges ?
Harold se tourna vers moi.
– Et lui, vous lui faites confiance ?
– C’est un débutant, t’occupe pas de lui.
Le bouledogue écarta le lieutenant d’un simple revers de main pour s’avancer vers moi. Je redressai la tête.
– Je reconnais cet enfoiré ! Il a voulu me buter, c’est un Éclairé !
– Plus maintenant. Il est des nôtres, plaida mon nouveau pote Olson. Si ça ne te plaît pas, on peut t’arranger un rendez-vous avec le Duc.
Le bouledogue ne fut pas enchanté par cette perspective.
– Non, ça ira lieutenant.
– À la bonne heure. Revenons à notre petite affaire.
Olson alluma une cigarette et renvoya une bouffée, comme si l’air que nous respirions n’était pas assez toxique.
– Comme prévu, les distributeurs viendront se servir.
– Et que dois-je faire ? Demanda Harold.
– Comme d’habitude. Rien. Nous nous occupons du reste.
Il n’y avait plus rien à dire, il ne restait plus qu’à attendre les intermédiaires. Les deux Protecteurs se rangèrent chacun du coté de la porte, flingue chargé à la main. Olson gardait le sien dans la poche et me fit signe d’une inclinaison du menton de m’écarter.
Je m’appuyai contre le mur face à Harold qui me foudroyait du regard. Il ne tenterait rien contre moi.
Le premier dealer de bas étage se présenta. Il fut déconcerté par le comité d’accueil.
– C’est quoi ça, Harold ?
– Une précaution, répondit Olson. Contre l’avarice et l’avidité de ceux qui ont oublié de rester à leur place.
L’air ahuri de l’autre se figea lorsque le ripoux lui logea une balle dans la tête. Il tomba face contre terre, noyé dans sa flaque de sang. Ses petits copains arriveraient bientôt un par un, personne ne prit la peine de nettoyer.
Un second franchit le seuil et stoppa net devant le cadavre de son camarade.
– C’est quoi cette merde ? Beugla-t-il.
Cette fois, personne ne s’emmerda à lui répondre. Olson fixa seulement un des deux Protecteurs derrière la racaille, qui étendit son bras armé. Trois détonations rapprochées et un autre macchabée s’étala devant nous.
Et ainsi de suite. Ils entraient et les corps s’entassaient. Je regardais ce tas de viande empilée qui gagnait en hauteur et s’élargissait à nos pieds.
Une quinzaine de pauvres diables y étaient déjà passés quand quatre autres déboulèrent en même temps. Ils faillirent trébucher sur le tas. La surprise passée, ils comprirent de quoi il en retournait et voulurent rebrousser chemin.
Trop tard.
Trois furent refroidis et le quatrième se jeta subitement sur moi, un couteau à la main. Je parai au dernier moment le coup qu’il voulut me porter à la carotide. Emporté par son élan, il se cogna le torse contre le mur, lorsque je l’agrippai avec vigueur, renversant au passage une caisse de Vipère Jaune dans un bruit d’éprouvette brisée.
J’attrapai son poignet et le frappa à l’estomac, le désarmant enfin. J’enfonçai son couteau dans ses tripes jusqu’à la garde et il mourut rapidement en silence. Je fusillai du regard les autres qui étaient restés passifs.
– Merci du coup de main.
– On savait que tu saurais te débrouiller, me fit Olson avec hypocrisie.
– Et si ça n’avait pas été le cas ?
Il haussa les épaules.
– On aurait seulement prévenu ton papa que tu n’avais pas été à la hauteur.
Nous poursuivîmes le boulot jusqu’à ce que Olson annonça :
– Il en manque un à l’appel.
Je sus immédiatement de qui il s’agissait avant même que son nom ne soit prononcé.
– Zho, lâchai-je.
– Ouais, dans le mille.
Olson s’approcha pour me tendre son jouet fumant.
– Trouve ce putain de rat et bute-le. T’auras les tripes pour ça, tu penses ?
Je pris le pistolet qu’il me prêtait.
– T’en fais pas pour ça, même si c’est toi que je préférerais refroidir.
Nous nous défiâmes du regard et je surpris la haine luire dans ses yeux. Il y a si longtemps que nous voulions régler nos comptes mais ce n’était pas le bon moment.
Pas encore.
– Tu trouveras Zho dans la Cour des Illusions. Viens me voir au commissariat quand t’auras fini, ajouta-t-il avant que je lui tourne le dos. T’as pas intérêt à foirer ce coup.
– Pigé.
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