Chapitre 9
Olson m’avait donné rendez-vous au commissariat pour que je lui fasse mon rapport et lui confirmer que Zho ne serait plus un problème. Il m’accueillit dans son bureau, en chemise et cravate.
Comme un officier de police au boulot. Mais je savais ce qu’il en était réellement.
Il tira sa cigarette, assis alors que j’étais debout face à lui. Puis il se balança contre sa chaise, avec beaucoup de relâchement.
Il l’écrasa dans un cendrier.
– Le cafard t’aurait pas donné un tuyau qu’on aurait pu exploiter ?
La question me surprit mais je parvins à garder contenance. J’avais vérifié que j’avais fermé mon talkie avant la course poursuite. Je décidai de jouer l’ingénu.
– Un tuyau ? À propos de quoi ?
– Zho était ton indic et il était pas con. Il a bien dû te proposer un os à ronger pour sauver sa peau, non ?
– Je confirme qu’il a bien essayé de le faire. Il a voulu me baratiner mais je ne lui en ai pas laissé l’occasion. Je le connaissais très bien.
Il me dévisageait comme un vautour pugnace, guettant le moindre signe de fébrilité sur mon visage. Mais j’étais un enfant de Rain City, j’avais appris à survivre et à mentir. Les secrets entretenus augmentaient l’espérance de vie, si on parvenait à les garder cachés.
– Une des patrouilles a ramené son corps à la morgue. Les légistes l’ont examiné, on peut dire que tu n’y es pas allé de main morte. Plus possible de l’identifier.
– Je ne voulais pas lui laisser la moindre chance, c’est bien ce que vous vouliez, non ?
– Détends-toi, je te reproche rien. Mais le balancer dans le vide, c’est pas une méthode très orthodoxe de la maison.
– Depuis quand, vous en avez quelque chose à faire, lieutenant ?
Il ricana puis se leva finalement de sa chaise pour contourner la table et me flanquer une accolade.
– Tu sais, Selstan. Quand t’étais dans le service, t’avais pas ton pareil pour résoudre tes affaires. On te jalousait mais on t’admirait aussi.
Spikes m’attendait dans le couloir lorsque nous sortîmes de son bureau. Le commissaire bedonnant tripotait ce qui ressemblait à mon ancien insigne de la police. Il m’étudiait tandis que son crâne dégarni était aussi luisant qu’une bougie de cire en train de fondre.
– Je prends la suite, Olson.
L’autre recula pour s’éloigner et je fis face à Spikes. Nous restâmes ainsi figés tous les deux pendant de longues secondes. Cette scène nous paraissait si familière. Il tenait dans ses mains mon insigne d’officier qu’il m’avait arraché des années auparavant devant tous les collègues. Je n’avais pas oublié et je le lui fis savoir tacitement.
– Il est temps de rendre la chose officielle. T’auras besoin de ça si tu veux éviter que l’on te refroidisse par mégarde.
– Trop généreux.
Je pris l’insigne pour le ranger à l’intérieur de mon manteau.
– Vous m’excuserez si je vous serre pas la main, commissaire. Je souffre d’une allergie aux hypocrites.
– Tu n’oublies rien, c’est ça ?
Il le disait sur un ton fatigué et atone.
– La pluie nettoie les rues mais n’efface pas le passé, commissaire.
Il ne tenta pas de relever ma remarque.
– Viens, me fit-il.
Il m’entraîna à sa suite et je devinai notre destination lorsque nous nous arrêtâmes devant la porte de mon ancien bureau. Il ouvrit la porte, pour me laisser constater que les lieux avaient un peu pris la poussière.
– C’est resté comme tel après ton départ. Même Stone n’a osé toucher à rien depuis que tu nous a quitté.
Il referma la porte derrière lui et à ses yeux qui épiaient les murs, je devinai que la conversation allait prendre une tournure inhabituelle.
– Tu as de ses nouvelles ? Ça fait trois jours qu’elle a disparu. Vous vous entendiez bien tous les deux, peut-être que tu pourrais t’en charger.
Il avait l’air sincèrement inquiet à son sujet, ce qui me déconcerta. Peut-être que ce bonhomme n’était pas aussi salaud qu’on pourrait le croire. J’hésitais entre lui mentir et lui dire ce qui s’était vraiment passé.
Ce que j’avais été forcé à faire, sous peine de perdre Mila, retenue au Divan de Cupidon et dont le sort dépendait de moi.
– C’est plus la peine, elle est morte, avouai-je.
La nouvelle lui causa un sacré choc.
– Morte ? Comment ça ?
Encore un moment que j’allais détester.
– Elle était détenue au Manoir Mélinart, dans la Fange. Elle en a sacrément bavé, je l’ai achevée sur ordre du Duc.
Il me fixait, atterré. Privé de la capacité à prononcer un seul mot au point qu’il se laissa tomber sur une chaise.
– Pourquoi ?
– Elle travaillait pour les Éclairés.
Il accusait visiblement le coup, montrant que d’une certaine façon il tenait à elle. Je n’aurais pensé ça de lui, je l’avais toujours considéré comme un enfoiré sans cœur qui se moquait comme d’une guigne de cette foutue ville.
Il avait foutrement bien caché son jeu, je l’avais mal jugé.
– C’était une brave petite, concéda-t-il.
– Une excellente équipière.
Il me posa alors sa question de but en blanc, que je n’avais pas prévue.
– Tu penses qu’il est possible de sauver cette ville ?
Je crus avoir mal entendu.
– Quoi ?
– Ne me fais pas répéter.
J’inspirai un grand coup, j’ignorais si je devais lui accorder ma confiance. Finalement, la situation de la ville n’empirerait pas plus que ça.
– Je n’y arriverai pas seul.
– Reste-t-il encore des Éclairés ?
– Aucune idée.
Il se leva de la chaise, le visage encore plus renfrogné.
– Vous avez prévu de m’aider, Spikes ? Lâchai-je avec une impatience de moins en moins contenue.
– J’ai choisi mon camp, il y a longtemps, Selstan.
Pas salaud, donc. Mais pas assez courageux pour bousculer l’ordre établi et changer le cours du destin.
J’ai été un peu trop optimiste.
– Vous êtes commissaire, vous pourriez changer les choses.
– Tu es à Rain City, fils ! S’écria-t-il avec éclat. Tu crois vraiment que je possède le moindre pouvoir ?
Le désespoir suintait à travers ses mots.
– Je ne commande rien, ni à personne. Tous ces Protecteurs ne répondent qu’au Duc, Olson le premier. Je suis enfermé et épié dans mon propre bureau.
Il eut un mouvement du bras, qui semblait être un aveu d’indifférence.
– Je ne peux qu’obéir et je continuerai de le faire, il est trop tard pour moi. Si tu te crois capable de sauver quoique ce soit de cette ville, fais-le avant qu’il ne soit trop tard pour nous tous. Dieu nous a abandonnés.
– Alors continuez donc à obéir au Duc, je me débrouillerais sans vous, je servirais mieux cette ville que vous ne l’ayez jamais fait.
Ma provocation n’eut aucun effet sur un type qui avait rendu les armes. En admettant qu’il ait eu ne serait-ce qu’un jour, la volonté de se battre.
Il s’apprêtait à quitter mon bureau lorsque la porte s’ouvrit à la volée à l’intention de ce foutu Olson, qui n’avait pas eu la politesse de frapper. Spikes, d’abord surpris par son irruption osée, l’interpella sèchement.
– Que voulez vous, lieutenant ?
Celui-ci mijotait un mauvais coup, à en juger par la lueur satisfaite qui brillait dans ses yeux de rat sournois.
– Le Duc m’a fait part d’une nouvelle instruction.
– Et cela ne pouvait pas attendre, évidemment, grinça Spikes.
– Je crains que non.
Un frisson désagréable parcourut ma carcasse de part en part. Un mauvais pressentiment me tenaillait.
– Le Duc tenait à vous faire savoir qu’il n’avait plus besoin de vos services. Il est temps de ne plus nous encombrer de poids morts.
Il se fendit en avant et Spikes poussa un râle étouffé lorsqu’il fut agrippé par l’épaule. Je ne compris pas tout de suite ce qui venait de se passer jusqu’à ce que Olson ne brandit la lame sanglante d’un couteau.
Il l’avait poignardé en plein cœur. Il s’écroula entre nous deux et son meurtrier posa avec nonchalance la main sur son flingue à la ceinture.
– Pas de conneries, Selstan, me prévint-il.
– Mes félicitations, Olson. Je pensais pas que t’aurais les tripes pour ça.
Il se contenta de nettoyer la lame salie par le sang avant de la ranger.
– Vous discutiez de quoi, tous les deux ?
Je ne cillai pas un instant.
– Du passé, rien d’important.
Il hocha la tête, ma réponse ne l’ayant guère convaincu.
– Commence par emménager ton nid, le Duc passera bientôt te voir. Débarrasse-toi de tes ordures avant que ton cher papa ne débarque.
Je passai derrière mon bureau et ôta mon imper dégoulinant, pour en revêtir le dossier de ma chaise grinçante. Je caressai la surface de ma table vide et toussai lorsque la couche de poussière s’évapora jusqu’à mes narines.
Olson me regardait faire.
– Une dernière chose, Selstan.
– Ouais, lieutenant ?
– N’oublie pas tu es de nouveau des nôtres, à partir de maintenant. Parce que sinon, tu pourrais finir pareil que ce gros tas de merde.
Il ne se priva pas de me montrer du doigt le cadavre tout frais.
– Message reçu, me contentai-je.
– Ce serait dommage qu’il t’arrive la même chose.
– J’ai dit que j’avais compris le message, sale enfoiré !
Il émit un sourire sarcastique avant de me laisser enfin seul. Le silence m’accueillit comme un vieil ami alors que je commençais à faire le tri dans d’anciens dossiers, des affaires classées ou en cours d’élucidation.
Après ma dégradation puis mon limogeage, je n’avais pas eu le luxe de ranger mon bureau correctement. Mon départ avait été précipité.
Je regardais le corps de Spikes qui refroidissait rapidement, sous le coup d’une révélation. Le commissaire qui m’avait viré de la police, l’avait-il fait sans regrets ? Mon père avait du lui forcer la main.
Le cher papa qui allait me rendre une visite de courtoisie.
Il était si épais et massif, plus qu’une armoire à glace, que je crus qu’il allait faire s’écrouler une partie de l’entrée lorsqu’il ouvrit la porte.
– Salut, fiston.
Ce foutu croque mort de Stakes l’accompagnait, évidemment. J’étais occupé à trimballer des dossiers d’une étagère à une étagère et je ne m’interrompis pas dans ma tâche.
– Je suis occupé. En quoi puis-je vous aider, messieurs ?
J’avais adopté exprès un ton dédaigneux, histoire de les mettre un peu mal à l’aise ou en colère. Ce fut le second objectif qui fut atteint avec l’autre valet.
– Selstan, est-ce ainsi que vous osez vous adresser…
– Laissez-nous, monsieur Stakes.
Le croque mitaine ne discuta pas plus et évacua les lieux. Le Duc qui portait un costume de pingouin referma la porte derrière lui.
– Alors tu es bien installé ?
– Je dois passer un coup de balai et ça commence à puer le cadavre moisi, ici.
Il considéra le pauvre Spikes, raide à ses pieds.
– Je regrette que cela soit arrivé dans ton bureau. Je peux appeler des gens qui pourraient te débarrasser de ça, sans que tu aies besoin de te déranger.
– Je n’ai pas besoin de votre sollicitude, merci.
Sa mâchoire inférieure sembla se décrocher sous le coup du dépit.
– David, nous formons une famille. Nous pourrions tenter de sauver un peu les apparences, non ? Malgré nos désaccords.
– Bon, vous voulez quoi ? Papa.
Ca me déchirait la gorge de l’appeler ainsi. Il se rapprocha et claqua ses mains massives sur mes épaules comme pour m’écraser jusqu’au sol.
– Tu ne te sens pas encore à ta place mais cela viendra avec le temps, m’affirma-t-il avec un grand sourire.
Je demeurai impassible, attendant qu’il réponde enfin à ma question.
– Les Conseillers nous envoient une nouvelle cargaison de Vipère Jaune dans trois jours, m’expliqua-t-il. Pour compenser les ruptures de stock.
Cela lui était grisant d’être victime de son succès. Pour lui, la rupture de stock n’étaient pas une mauvaise nouvelle. Mais seulement pour les autres, pour nous tous. La ville entière finirait par sombrer dans un état bien pire que maintenant.
Plus personne ne pouvait l’empêcher, à cet instant. Moi, Mila, ce qui restait des Éclairés menés par Eric…
– Je veux que tu participes à la réception de la cargaison sur la Fange, m’annonça-t-il pour m’arracher à mes pensées.
– Et que je m’assures que le convoi arrive à bon port.
Un grand sourire élargit ses lèvres de bouledogue.
– Ravi que l’on se comprenne si bien. Tu vois, David, les choses ne sont pas si compliquées finalement.
Il me flanqua une puissante accolade insupportable.
– J’espère qu’il n’arrivera rien… de fâcheux.
Traduction : je serai plongé dans la merde jusqu’au cou si quelque chose dérapait. À moins que ce soit Mila qui paie les pots cassés pour moi.
Là, je me sentais vraiment impuissant.
– D’ici là, essaie de reprendre tes bonnes vieilles habitudes. J’imagine que cela ne te pose aucun problème si Olson est promu commissaire.
– Non, sauf s’il me demande d’aller récurer les chiottes. Parce que s’il en a l’intention, dites-lui de ma part d’aller se faire foutre.
Ma répartie cassante le fit éclater de rire. Puis il me planta là, après m’avoir lancé à la volée.
– Je vais te laisser avec quelqu’un que tu apprécies beaucoup.
Il croisa sur le pas de la porte Mila qui ne lui accorda aucun regard, en gardant la tête haute. Lorsque le Duc quitta mon bureau, elle abandonna sa réserve et se jeta à mon cou. Notre étreinte dura un temps indéfini avant que nous nous écartions.
– Comment ca se passe pour toi, ici ? M’interrogea-t-elle.
– C’est supportable.
Elle remarqua alors le cadavre de Spikes.
– Ils t’ont demandé de le faire ?
Je compris ce qu’elle insinuait.
– Olson s’en est chargé lui-même.
– Quelle ordure, ce sale type, cracha-t-elle.
Je ne pus me retenir de sourire à l’idée que nous partagions le même constat. Elle me regarda ranger mes dossier en silence et me prêta même un coup de main. Alors que nous étions si proches que je pouvais murmurer à son oreille, je saisis l’occasion de raconter brièvement ce que j’avais appris et la mission dont mon cher papa m’avait chargée.
– Eric a survécu.
Elle se figea, manquant de laisser quelques dossiers glisser à terre. Nous ne pouvions pas nous exprimer à voix haute, quelqu’un pouvait nous écouter à la porte. D’une inspiration subite, je la serrai contre moi pour faire mine de lui rouler une pelle.
– Il mène un groupe de survivants dans des ruines le long du Styx, dans la Fange.
– Ils sont assez nombreux ?
– Je l’ignore et je ne pourrais pas m’assurer que ce soit le cas. Je dois ramener un convoi de Vipère Jaune dans trois jours.
Elle passa sa main dans mes cheveux. Ah, que son parfum était grisant…
– Ça, affirma-t-elle sans hésitation, je peux m’en assurer. Et je trouverai ensuite un moyen de te contacter.
– Comment comptes-tu t’échapper du Divan du Cupidon et semer tes nounous ?
– J’improviserai. Concentre-toi sur ce que tu as à faire ici.
Je retrouvais ma Mila, celle qui faisait front contre les évènements et les éléments. Elle saurait se débrouiller sans moi.
Car elle était une enfant de Rain City.
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