Chapitre 10

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La Fange était gloutonne.

Au bord de la Route du Pèlerin, je tentais de distinguer malgré la bruine agaçante, les stigmates des moments les plus sombres de notre monde. J’avais l’impression que les carcasses de voitures calcinées qui avaient marqué la chute de Rain City et de nos illusions s’enfonçaient de plus en plus dans le marécage.

Le spectacle était éclairé par les phares des trois voitures garées sur le bas coté, de part et d’autre de la chaussé gluante. Nous guettions tous l’arrivée du convoi de Vipère Jaune que l’Extérieur devait nous envoyer, certains dans les caisses et les autres dehors comme moi.

Je fumais, assis sur le capot, protégeant comme je le pouvais ma clope des larmes de Rain City. Quelqu’un éternua juste à coté de moi avant de se moucher bruyamment dans la manche de son manteau.

– Putain de pluie de merde ! Jura le gars.

Ce type basané, d’habitude réservé se nommait Mouez. Contrairement aux autres Protecteurs, je lui étais reconnaissant qu’il me foute la paix. Je ne le détestais pas vraiment, en fait.

– Eh Selstan, tu m’en grilles une ?

– Pas de problème, acceptai-je.

Je lui prêtai une cigarette qu’il coinça entre les lèvres. Histoire de préserver mes allumettes, je me penchai pour l’allumer en y bloquant ma clope contre la sienne. Il s’écarta en lâchant une bouffée, ponctué d’un hochement de tête reconnaissant.

Un autre s’agaça.

– Ca fait une heure qu’on est trempé comme des chiens ! Qu’est-ce qu’ils foutent, bordel ?

Il faisait allusion aux copains de l’Extérieur.

– Ferme-la, lui rétorqua Mouez. Ils arriveront quand ils arriveront.

– Ils nous prennent pour des putains de clébards, plutôt !

Des murmures approbateurs résonnèrent autour de l’autre gars. Apparemment, certains Protecteurs n’appréciaient pas les agents de l’Extérieur. Je notais dans un coin de ma caboche, ce détail intéressant qui pourrait s’avérer utile.

Mouez ne trahit aucune réaction mais je remarquai cette lueur d’irritation. Il tentait de calmer les troupes tout en partageant leur opinion. Je serais curieux de savoir ce qu’il pensait de Olson et consorts. Ce qu’ils pensaient du Duc.

Leur poser directement la question n’était peut-être pas très malin. Après tout, nous sommes tous dans le même camp.

Un bruit de moteur de camion s’éleva quelque part devant nous, précédé de lucioles lumineuses qui grandissaient. quelqu’un cria :

– Les voilà !

– Ben c’est pas trop tôt, grogna Mouez.

Lui et moi jetâmes simultanément nos mégots dans la boue tandis que tout le monde se regroupa autour de nous deux.

Certains des Protecteurs brandirent leurs fusils mitrailleurs alors que les camions ralentirent en file indienne l‘un derrière l’autre. Certains d’entre nous grimpèrent à bord, juste à coté du conducteur pour renforcer l’escorte.

Les autres regagnèrent les bagnoles pour ouvrir la voie. Mouez et moi prirent place dans le même rafiot, mon nouveau camarade s’intercalant au milieu. Le convoi agrandi redémarra et je puis me laisser aller à contempler le paysage. Je pense que je n’aurais rien d’autre à faire de tout le trajet… contempler notre déchéance perpétuelle.

Mouez eut la même idée que moi, visiblement et je l’entendis me grogner.

– T’as vu ce putain de merdier, David ?

Je retins que c’est la première fois qu’il m’appelait par mon prénom. Il avait adopté ce ton désabusé qui m’était si familier. Un point commun entre nous deux.

Puis il s’adressa au conducteur.

– Tu peux pas rouler plus vite ?

Le mec de l’extérieur réagit au quart de tour. Sous son casque de soldat, je le devinai sérieusement à cran.

– Commence pas à me faire chier, toi ! Cria-t-il à Mouez. T’as vu l’état de la route ? T’as qu’à conduire à ma place, la prochaine fois !

Mouez fut sur le point de répliquer avant de laisser tomber, se contentant de se mordre la lèvre. Je compris pourquoi il souhaitait rentrer à Rain City. Il ne supportait pas le spectacle de la Fange, Il ne supportait plus l’expression de ce néant qui emplissait l’âme de ce monde.

– Quand ce sera fini, j’espère pouvoir me tirer de cet enfer, me confia-t-il subitement à voix basse. Si je reste ici, je vais devenir fou.

Je croisai son regard.

– Tu penses que les Protecteurs peuvent faire un break de l’autre coté du bouclier ?

Cette fois, il ria.

– Bordel, t’es à coté de la plaque. On a pas plus de privilèges que tous ces pauvres gens qu’on est censés empêcher de déserter. On est aussi prisonniers qu’eux. Nous sommes tous des bagnards, David.

Rain City était notre prison commune, je partageais ce sentiment. Nous ne pouvions pas voir le soleil à travers les barreaux. Pas le moindre rayon de lumière divine, nous en avions été privés. Nous devions tous expier.

Protecteurs, Éclairés… tous.

– Ca fait des années que je ne suis pas retourné à l’extérieur, voir ma famille. Quand j’ai intégré les Protecteurs avec mon frère, je pensais qu’on était chargé de surveiller de dangereux criminels. Je me suis rendu compte rapidement que que c’était faux, comme tous ceux qui étaient venus avec moi dans cette ville.

Le conducteur restait concentré sur la conduite mais la crispation de sa mâchoire traduisait son envie de réagir aux propos de mon collègue.

– C’est des conneries ! Pourquoi on prendrait la peine d’enfermer tous ces gens si ce n’étaient pas des criminels ?

– Je connais le sujet mieux que toi, rétorqua Mouez. Tu peux me croire. Si c’est pas le cas, tu peux interroger tes supérieurs.

La peur brilla dans les yeux du soldat.

– Tu crois que je suis assez cinglé pour ça ? J’ai pas envie de me retrouver flingué dans un endroit aussi paumé que celui-ci !

– Tu m’as surtout l’air pas très finaud. C’est peut-être pour ça qu’on t’a refilé un volant entre les mains. T’étais juste assez intelligent pour ça.

– Attends un peu que je m’arrête, ducon ! Je vais te faire ravaler ça.

Mouez semblait s’amuser à le mettre hors de lui. Dans ce monde merdique, on se changeait les idées comme on pouvait.

– Pour l’instant, essayons d’arriver à destination avec notre cargaison intacte. Olson se paiera sa commission sur nos payes si on n’assure pas le coup, rappelai-je.

La dispute prit fin sur ces bonnes paroles. Le silence fut seulement perturbé par le ronronnement du moteur et la cadence des pistons.

Les nids de poule nous secouèrent rudement, même à vitesse réduite. Personne ne se plaignit du manque de confort, c’était la routine pour nous. Notre camion était devant tous les autres, nous n’étions précédés que par les trois voitures, qui se distinguaient dans les ombres avec leurs gyrophares allumés.

Une façon de prévenir notre arrivée lorsque nous entrerons dans la ville mais une excellente idée pour se faire gauler au beau milieu de nulle part, dans la Fange. Je saisis mon talkie pour apostropher rudement ces touristes.

– Éteignez-moi ces foutus gyrophares. Vous tenez à ce qu’on aie une cible dans le dos ?

– Ta gueule, Selstan ! Me répondit l’un d’eux. C’est Mouez qui commande, pas toi !

Mon camarade qui avait entendu la réponse, m’arracha le talkie des mains.

– Ici Mouez, vous allez faire ce que Selstan vous a dit.

– C’est quoi, ces conneries ? Rétorqua le même crétin. On a déglingué tous les Éclairés ! La seule chose qui pourrait nous faire flipper, c’est de nous embourber !

– Éteignez ces gyrophares ou je les arracherais pour vous les enfoncer dans le cul ! S’énerva Mouez. C’est clair, bande de cons ?

– Ouais, bien reçu.

Les lucioles clignotantes disparurent aussitôt, ne dissipant pas mes doutes alors que l’obscurité s’épaississait.

– Y a un truc que tu sens pas ? Me demanda Mouez.

Je me fiais à mon instinct de flic en alerte.

– Ouais.

Mouez m’accorda un hochement de tête avant de dégainer son pétard et de vérifier que le chargeur était plein.

– T’as du croiser Hamid, non ?

Ma défiance naturelle s’éveilla avant de comprendre qu’il m’interrogeait par intérêt personnel. Il n’avait pas braqué son flingue sur moi, n’ayant pas l’intention de me forcer à lui répondre.

– Ouais.

– T’étais son ami ?

Le mot avait si peu de sens dans cette ville qu’il était difficile de s’en faire, des amis.

– Il avait sa façon de faire qui ne me convenait pas toujours mais on se battait côte à côte quand il le fallait.

À son regard, je sentis qu’il commençait à se détendre. Qu’il commençait à m’apprécier alors que nous nous connaissions à peine.

– Tu sais ce qui lui est arrivé ?

– Il est mort.

Ses yeux se voilèrent quelque peu, j’avais du toucher une corde sensible.

– Tu étais avec lui ?

J’acquiesçai du menton. Le camion tangua sur un énième nid de poule et le conducteur jura entre ses dents :

– Bordel, on tiendra jamais à ce rythme !

– La ferme, toi, coupa Mouez.

Se tournant de nouveau vers moi, il reprit :

– Il t’a parlé ?

– Il m’a fait promettre de faire ce qui est juste, pour sa femme et son fils.

Cette fois, il fixa de nouveau l’horizon de la Fange, préférant peut-être ne rien laisser paraître de ses moindres émotions.

– C’était mon frère, m’avoua-t-il.

Ça, je l’avais deviné sans lui avoir posé la question.

– Désolé, j’ai rien pu faire pour le sauver.

Il demeura figé, il tentait visiblement de se souvenir des meilleurs moments qu’ils avaient passé ensemble. Je constatais à quel point ils possédaient un air de famille. Son mutisme dura plus d’une minute.

– Accélère, fit-il au conducteur.

– Putain, je suis déjà au maximum ! Tu veux qu’on se renverse ?

Las de devoir répéter, Mouez para au plus pressé en collant le canon de son joujou contre la mâchoire de l’autre gars qui ne se fit pas prier une autre fois. Il transmit l’ordre à tous les Protecteurs du convoi à travers le talkie.

– Accélérez le rythme, nous devons atteindre les faubourgs dans dix minutes.

– Hé ! L’interpella un autre. On roule dans des putains de sardines, pas dans des tanks !

– Discutez pas ! Mouez, terminé.

Le conducteur embraya la vitesse supérieure et le camion se souleva, ses suspensions rudement martyrisées. Je surpris Mouez serrer les dents, craignant une embuscade alors que les autres semblaient soutenir que ce risque n’avait jamais été aussi bas.

Peut-être avaient-ils raison et que nous nous trompions.

La pluie s’intensifiait, Rain City semblait anticiper la mort imminente de beaucoup de ses enfants. Elle déversait son chagrin, inondant la Fange pour préparer nos linceuls. La tension à bord devenait plus oppressante.

Un éclair à cinquante mètres de nous, sur notre droite, déchira la nuit et deux secondes après, la voiture des Protecteurs en tête de file s’embrasa comme un bûcher frais, touchée par une roquette au niveau du capot.

Le convoi fut stoppé net.

– Merde ! Jura notre conducteur qui appuya de toutes ses forces sur le frein.

Nous manquâmes d’être projetés, tête la première contre le pare brise. Après un instant de flottement, je pus examiner rapidement la situation. Les trois collègues à bord de la caisse en feu, ouvrirent leur portière à la volée, arme au poing.

Cela n’échappa pas à Mouez.

– Restez dans les véhicules ! Beugla-t-il.

Trop tard.

Une rafale de mitrailleuse lourde les faucha l’un après l’autre, donnant le signal d’un tir nourri. Les balles traçantes nous révélèrent la position de nos assaillants qui s’étaient planqués dans des tranchées creusées à cette intention.

D’autres Protecteurs ripostèrent à travers les vitres et la Fange devint immédiatement le théâtre d’un bordel pas possible. Les deux voitures devant nous tentèrent de manœuvrer, ils formaient des cibles trop faciles.

La plus avancée recula avant de prendre de l’élan pour sortir de la Route du Pèlerin et contourner l’obstacle enflammé. Mal lui en prit car elle s’embourba aussitôt dans la boue épaisse. Ses occupants en sortirent finalement pour se réfugier derrière la carcasse, à l’abri des rafales croisées et efficaces.

– Ici Mouez, passez-moi le commissaire Olson, putain ! Magnez-vous ! Nous sommes tombés dans une embuscade, nous avons besoin de renforts !

Son talkie cracha des parasites angoissants.

– Quelle merde !

Un nouvel éclair illumina l’horizon et une explosion nous secoua. Je regardais dans le rétroviseur extérieur sur ma gauche et constatai que le camion le plus en arrière, était dévoré par les rafales. Ce qui signifiait que nous étions coincés.

Les tirs précis des assaillants nous décimaient avec une précision chirurgicale, ils avaient bien préparé leur petite surprise. La mort dansait autour de nous et se riait de notre infortune. Rain City pleurait la mort de ses enfants, un à un.

Les Protecteurs dans la troisième voiture ne bougeaient plus. Le sang à la lumière de nos phares éclaboussait leur pare brise étoilé. Ils devaient tous être refroidis.

– Ça suffit, ces conneries ! Tire-nous de là ! Hurla-t-il au conducteur.

– Mais comment ? Se lamentait l’autre.

– Eh ben, fais le tour !

Le soldat fit marche arrière puis tourna le volant sur la droite, pour se frayer un chemin à travers la Fange. À l’instant où il s’engagea hors de la chaussée, une balle le frappa au milieu du front. Il fut projeté au fonds de son siège, la figure ensanglantée.

Mouez fut aspergé à ma place, et sans prendre le temps de nettoyer, dégaina son joujou et vida le chargeur en direction des assaillants. Impossible de vérifier s’il avait bien visé, lui-même ne perdit pas son temps à vérifier.

Restant la tête baissée, il ouvrit la portière coté conducteur et éjecta sans aucun remords, le macchabée tout frais. Il prit sa place et attrapa la boîte de vitesse pour nous tirer de ce pétrin, tout en beuglant à mon adresse.

– Je peux pas faire deux choses en même temps, Selstan ! Flingue-les !

Je me secouai, j’avais déjà été confronté à bien pire après tout.

Mouez était à son tour visé par des tirs proches alors que nous nous élancions pour échapper à l’embuscade. Deux silhouettes apparurent sur la droite.

– Reste pas dans ma ligne de mire, alors !

Je m’arc-boutais sur lui mais il appuya sur le champignon à l’instant où je les avais ciblés. Les pneus patinèrent et mes balles se perdirent au loin. Le visage de Mouez était crispé sous la tension, mais il demeurait concentré.

Il ignorait la mort qui frappait autour de nous de sa faux infernale. Je jetai un coup d’oeil dans le rétro extérieur. Trois camions flambaient joyeusement, renversés alors que des Protecteurs tentaient de s’en éloigner, en fuyant éperdument.

Je les vis se tordre de douleur, touchés par les balles.

– Mouez à toutes les unités ! Hurla mon camarade dans son talkie. On décroche ! Je répète, on décroche ! Fuyez vers la ville, fuyez tous !

Les pneus agrippèrent de nouveau la Route du Pèlerin et nous fûmes dépassés par le second camion. Il fut touché par une roquette au moment où il se rabattit devant nous à cinq mètres. Notre pare brise fut éclaboussé par les éclats de shrapnel et les morceaux d’acier, alors que le transport touché louvoyait sur la route, le postérieur en feu.

L’un de ses pneus éclata sous l’effet de combustion et il termina sur le bas coté, couché et immobile. Un des Protecteurs ouvrit la portière coté conducteur pour nous héler alors que nous le dépassions. Les flammes léchaient son dos.

Je ne pouvais quitter mon rétro des yeux et je le vis chuter de son promontoire, frappé par une rafale.

Du convoi, il ne restait plus que Mouez et moi à bord de ce camion grinçant. Plus nous fuyions, plus nous nous enfoncions dans cette mélasse. La Fange semblait ne pas avoir de fin, un désert stérile prêt à nous ensevelir tous.

– On s’en est sortis, Selstan !

Il en criait presque de joie, et je commençais à croire qu’une bonne étoile veillait sur moi. Jusqu’à ce qu’une explosion soulève le camion et ne nous envoie valdinguer dans une série de tonneaux infernaux.

Ma tête cogna le tableau de bord rudement et je m’envolais dans un endroit que je ne qualifierais pas de franchement merveilleux.

Un monde de merde, quoi.

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