Chapitre 11
Ce fut l’odeur de l’essence cramée qui me ramena dans le monde des vivants. Ajoutez à ça les larmes fraîches de Rain City qui pleuvaient sur ma trogne. Un bourdonnement encombra mes oreilles avant de s’estomper rapidement.
Notre camion était vautré sur le flanc, comme un bovin paresseux. Et j’étais couché sur Mouez qui ne s’était pas réveillé.
Je l’entendais respirer, il n’était pas encore fini. Je me redressais et il se mit tout à coup à grogner entre ses dents.
Cette odeur d’essence vaporisée ne me rassurait pas. Cela ne pouvait dire qu’une chose, notre cercueil improvisé était en train de flamber. Mourir en soi ne me dérangeait pas, mais finir rôti comme un sauté de porc… l’idée ne m’emballait pas.
J’agrippais la portière et parvins à l’ouvrir.
– Putain… mon bras.
J’allais me hisser hors du camion mais je me ravisai pour m’enquérir de son état. Il paraissait pâle dans la pénombre.
– Tu peux bouger ? Lui demandai-je.
Il plia les genoux pour s’appuyer sur ses pieds. Il ramena les bras contre son corps et je vis qu’un gros morceau de métal était planté dans son biceps juste au-dessus du coude. Un sacré morceau qui lui faisait serrer les dents de douleur.
– Tu peux courir ?
– Ouais j’crois, répondit-il.
Je soulevai ma carcasse hors de l’épave puis m’agenouillai sur le pneu avant de me pencher par l’ouverture et lui saisir la main. Sa figure grimaça sous l’effort et il fallut plusieurs dizaines de secondes pour le sortir de cette cage.
Nous sautâmes de notre épave pour mettre pied à terre et faire le point sur notre situation, pas très reluisante, il fallait le reconnaître. Notre camion inutilisable brûlait par l’arrière et les flammes reflétaient cette flaque jaune qui luisait sur la Route du Pèlerin. La Vipère Jaune s’écoulait des fioles brisées qui gisaient ici et là.
Je considérais que ce n’était pas une grande perte, en soi.
Nous étions perdus au beau milieu de la Fange, Mouez regarda derrière lui, là où l’embuscade avait eu lieu.
– Merde, regarde ! Me lança-t-il.
Je pivotai et vit des silhouettes lointaines, s’agiter entre les épaves des voitures et des camions des Protecteurs qui servaient de brasier dans la nuit qui tombait. De temps à autre, des claquements retentissaient.
Les assaillants fouillaient les lieux pour achever les survivants.
– Foutus Éclairés ! Faut pas qu’on reste là !
– Arrête de gueuler ! Le repris-je.
Nous reculâmes vivement, accroupis pour quitter la Route du Pèlerin au plus vite. S’il s’agissait bien des Éclairés, cela me faisait un drôle d’effet de fuir ceux aux cotés desquels j’ai combattu et tant donné.
La survie, avant tout. Je devais m’assurer que tout allait bien pour Mila. Pour cela, je devais rejoindre Rain City, en compagnie de quelqu’un en qui je demandais qu’à faire confiance. Dans un autre monde, cela serait devenu possible.
Mais pas ici, pas à Rain City.
Ce monde-là possédait ses propres lois et nul n’y échappait. Tuer et dépouiller son prochain, pour survivre, c’était seulement cela qui comptait.
J’ignorais combien de temps nous errions ainsi, il était facile de se paumer et de tourner en rond dans un endroit pareil. Nous rapprochions-nous de la ville ou au contraire, étions-nous en train de nous en éloigner ?
Nous pataugions jusqu’aux chevilles dans cette éponge spongieuse qui avalait nos godasses et l’emplissait de sa morve putride. Rain City pleurait sur notre infortune à nous, ses orphelins égarés qui avions perdu le chemin du retour.
J’entendis dans mon dos quelqu’un s’effondrer d’une pièce dans le marécage. Mouez avait trop présumé de ses forces. Me précipitant vers lui, je m’aperçus qu’il avait arraché l’éclat de métal tordu de son bras, laissant à vif une plaie béante d’où s’écoulait une importante quantité de sang. Beaucoup trop de sang.
– T’as mal choisi ton moment pour jouer les chiffes molles, lâchai-je avec sarcasme.
Il eut la force de répliquer.
– Ta… gueule.
Je soupirai, me penchant pour le soulever par les aisselles.
– Allez accroche-toi, l’encourageai-je. On va sortir de la Fange.
– Avec quoi ? Le pouvoir… de l’optimiste ?
– Tout compte fait, je te préfère quand tu ne l’ouvres pas.
Notre progression devint plus lente, je résistai à la tentation de contorsionner la tête pour vérifier que nous n’étions pas suivis.
La brume s’épaississait et cela me força à ramener Mouez vers la Route du Pèlerin, pour éviter de nous égarer. Pas facile de distinguer le goudron usé et défoncé, de la tourbière ambiante qui nous encerclait.
Mouez pesa tout à coup plus lourdement sur mes épaules.
– T’es toujours avec moi ? Lui demandai-je.
Son absence de réponse m’indiqua qu’il avait du perdre connaissance. Tant qu’il la fermait, cela m’arrangeait, à la rigueur. Cela me permettait de me concentrer sur ma survie. Le bruit d’une voiture qui rodait sous les intempéries me fit redresser.
Protecteurs ? Éclairés ?
Quoiqu’il en soit, je ne pouvais pas courir, à moins d’abandonner Mouez dans ce marécage puant. Sérieusement blessé, peut-être mourant. N’importe quel survivant, tout enfant de Rain City l’aurait fait pour sauver sa peau.
Je ne m’y abaissai pas.
Je continuai à déambuler à la même allure, en espérant que le foutu bon Dieu qui n’en avait rien de ce monde, me donnerait un coup de main. Les phares percèrent les ténèbres et m’éblouirent alors qu’une bagnole surgissait devant nous, provenant sans doute de la ville.
Elle s’arrêta dans un crissement de pneus mouillés et trois personnes en débarquèrent, fusils au poings. Un type et deux femmes qui ne portaient pas d’uniforme, et ressemblaient plutôt à des clodos en quête d’un mauvais coup.
Des Éclairés.
J’ignorais si c’était une providence, compte tenu de mon récent changement forcé d’allégeance. Le type me braqua en se contentant d’une sommation sommaire.
– Toi, bouge pas !
Je levai un bras en signe de bonne volonté. La femme à ma droite fit à sa camarade :
– On se grouille, les Protecteurs vont rappliquer !
Celle qui avait reçu l’ordre, s’avança et nous dépassa.
– Oh, attendez ! M’écriai-je. C’est possible de parler à Eric ?
Je ne reçus pas d’autre réponse qu’un simple coup de crosse qui fracassa ma caboche. Je m’aplatis face contre la boue, avant de plonger dans un trou noir.
*****
Mon sommeil involontaire fut agité. Sans doute à cause de ma mauvaise conscience. Dans des flash, je me revis poursuivre Zho à travers le labyrinthe de la Cour des Illusions. L’acculer en haut de cet immeuble et le jeter dans le vide.
Mes rêves prirent des proportions irréalistes, Zho prenant le visage d’Ada, mon ancienne équipière qui me reprochait de l’avoir laissé crever.
Ce fut cette vision qui m’éveilla tout à coup, pour découvrir que j’étais allongé sur une paillasse, dans une maison en ruines. On m’avait laissé tel quel, ainsi que Mouez adossé contre le mur, assis cul par terre. La tête penchée sur sa poitrine soulignait qu’il n’avait pas émergé de son hébétement, mais je remarquais qu’on avait pris soin de lui. On lui avait enlevé son manteau et sa chemise pour laisser en marcel, avec un bandage autour du bras.
Une douleur sur la tempe m’élança lorsque je me mis debout. Je fouillai l’intérieur de mon imper et fus surpris de constater qu’on m’avait laissé mon flingue. Personne n’avait pris la peine de me fouiller, à moins que quelqu’un d’important ait estimé que cela était inutile.
Du regard, je fouillai le salon désert et vide. La maison qui nous hébergeait semblait à peu près intacte. Une gageure dans un monde pareil.
Mouez ne risquerait rien en mon absence. Je n’avais rien à perdre à sortir dehors, sous les pleurs de Rain City.
Je me retrouvai à ce qui ressemblait à une allée piétonne. De part et d’autre, beaucoup de maisons s’étaient écroulées sur elle-mêmes, les lieux ressemblaient à un champ de ruine après un bombardement de masse.
Le mugissement d’un fleuve à vingt mètres de là m’apprit que le Styx grondait tout proche. Je me trouvais encore dans la Fange.
Au bout de l’allée, des feux de poubelle éclairaient des silhouettes de gardes, trois Éclairés qui se contentaient de se réchauffer les miches en m’adressant à peine un regard.
– David, m’appela-t-on derrière moi.
J’avais reconnu le doux parfum de Mila avant qu’elle ne se plaça face à moi et ne m’embrassa avec passion. Elle avait repris ses frusques de soldate endurcie.
Je lui posai sans tarder la première question qui me venait à l’esprit.
– Comment t’as fait pour t’échapper du Divan de Cupidon ?
– Pas compliqué, répondit-elle avec insolence. Tous les hommes se comportent comme de grands nigauds quand ils voient une belle femme. Tu fais pas exception, me décocha-t-elle au passage, beau brun.
Le compliment m’alla évidemment droit au cœur.
– Les deux abrutis que Olson m’avait laissée n’ont pas été difficiles à duper. Il a suffi que je les invite à passer un moment sympa avec moi puis à piquer un de leur flingue.
– T’as du faire du bruit, lui fis je remarquer.
– Le temps que leurs copains réagissent, j’étais déjà loin.
Elle m’entraîna par le coude.
– Viens, y a des gens qui seront ravis de te revoir.
Nous prenions la direction vers la fin de l’allée qui débouchait sur ce qui ressemblait à une place de village authentique. Toutes ces belles maisons devaient appartenir jadis à la banlieue huppée de Rain City, du temps où elle prospérait.
La plupart des Éclairés étaient regroupés là, à discuter ou à griller des clopes. Les discussions s’interrompirent une à une lorsque Mila m’amena au centre.
– David, t’es vivant !
J’avais reconnu la voix du môme qui fendis les rangs de ses camarades, un fusil en bandoulière. Ce gamin d’Eric. Il était accompagné d’une fille qui possédait le même âge que lui, Esa. Ces garnements se précipitèrent pour m’étreindre.
– Salut, mon pote, lançai-je.
Cela dépendit certains Éclairés qui me souhaitèrent la bienvenue contrairement à d’autres qui se demandaient si je n’étais pas devenu un Protecteur.
– Tu sais, Mila m’a prévenu pour le convoi, m’annonça le môme. C’est moi qui ai mené l’attaque ! Se vanta-t-il.
– Tu t’es débrouillé comme un chef, le félicitai-je.
S’il ne mentait pas, il m’impressionnait. Dans la foule, je surpris les regards approbateurs de beaucoup de ses camarades.
– Au fait, Mila t’a prévenu que j’étais dans le convoi ?
– Euh, oui bien sûr.
Il semblait moins certain de ce qu’il affirmait.
– Nous avons quand même pris le risque d’attaquer, le soutint Mila. Nous voulions te récupérer à tout prix.
– J’apprécie cette marque de confiance. Le problème est que les Protecteurs ne m’accorderont plus la moindre confiance, ils m’accuseront de les avoir balancés. Peut-être même qu’ils feront aussi porter le chapeau à Mouez.
– Nous avons quand même besoin de quelqu’un dans leurs rangs, puisque Stone n’est plus de ce monde, insista-t-elle.
– Il va falloir que je me montre très convaincant, alors. Je suis pas certain que le Duc avalera ma version très facilement.
– Faudrait déjà éliminer l’autre gars qui t’accompagnait, avança Esa.
– Si c’est de moi que vous parlez, vous donnez pas cette peine, lança une voix derrière nous.
Tout le monde s’agita en direction de Mouez qui tenait un flingue à la main et le braquait sur nous quatre. Les Éclairés les plus proches le tinrent en joue et Mila s’exclama :
– Ne tirez pas !
C’était la bonne décision. De là où il se tenait, il ne pouvait pas nous rater même si les Éclairés ouvraient le feu immédiatement.
– C’est le frère de Hamid, déclarai-je.
Tous l’entendirent et la tension se relâcha après cette révélation. Les armes furent baissées, Mouez fit de même. Il avait remis sa veste et son manteau, sans que la méfiance ne l’ait quitté. Mila fit quelque pas dans sa direction.
– Quelles sont tes intentions ?
– Me barrer d’ici, répond-il. Vu qu’on a l’air au milieu de nulle part, c’est pas gagné.
Mila cria haut et fort :
– Retournez à vos postes !
Les Éclairés se fixèrent comme des idiots avant de hausser les épaules et de se disperser. Elle donna l’ordre à Eric et Esa d’organiser des tours de garde et des patrouilles.
– J’aimerais te parler de ton frère, fit-elle à Mouez.
Il la dévisageait, se demandant s’il pouvait lui faire confiance.
– Pourquoi ça m’intéresserait ?
– Je sais qu’au fonds de toi, tu aimerais savoir ce qu’il représentait pour chacun de nous. Vu qu’il n’existe pas d’autre activité intéressante dans le coin, tu n’as pas grand-chose à perdre.
Il opina du chef et ils s’éloignèrent de moi, marchant lentement côte à côte. Au bout de dix mètres, ils s’arrêtèrent pour se faire face.
Mila parlait et Mouez l’écoutait. Ses mots étaient animés d’une passion sincère lorsqu’elle évoquait le rôle qu’avait joué Hamid dans la résistance. Peu à peu, elle parvenait à gagner sa sympathie, à abattre les barrières qui les séparaient.
Les crispations de la mâchoire s’estompèrent chez Mouez et je le surpris en train de poser des questions précises. Mila y répondit une à une, sereinement. La conversation se termina lorsqu'il accepta de lui serrer la main.
Elle revint vers moi, me lâchant au passage :
– C’est quelqu’un de bien.
À son tour, Mouez me croisa. Il fixait ses godasses, plongé dans ses pensées. Ce que Mila avait raconté sur son frangin, le faisait sérieusement cogiter.
– Alors, tu te sens mieux ? Lui demandai-je.
– Tu ferais mieux de t’occuper de toi, Selstan, me répondit-il d’un ton bourru.
*******
– Tu dois retourner en ville.
J’abaissai mes paumes vers le brasier qui croupissait au fonds d’une poubelle. Une toile avait été hissée de travers entre deux ruines de maison pour nous préserver de la pluie incessante. Je me frottais les mains pour les réchauffer davantage.
– C’est risqué. Je sais pas si je serai bien reçu. À l’heure qu’il est, les Protecteurs ont du envoyer une patrouille fouiller les restes du convoi et commencer à se faire une idée de ce qui a bien pu se passer. S’ils trouvent pas les corps de Mouez et de moi, ils en tireront des conclusions. Soit qu’on a été emmenés comme prisonniers, soit qu’on a déserté.
– Il faudrait donc les convaincre que vous leur êtes toujours fidèles, renchérit Eric.
Le silence fut rythmé par les larmes de Rain City alors que nous nous creusions la caboche pour tenter de donner le change, tromper l’ennemi. J’eus finalement une idée et ce n’était pas la meilleure de mon existence.
– C’est sur moi que les soupçons porteront. Surtout si j’ai l’air aussi frais qu’un tocard aussi sobre qu’un pasteur.
Mila fronça les sourcils, elle avait deviné le fonds de ma pensée. Eric se montra moins dégourdi.
– Attends, David. Tu proposes quoi ?
– Il veut qu’on le repasse, histoire qu’il soit crédible, avoua Mila.
Le môme me regarda, les yeux écarquillés.
– T’es pas sérieux !
Je soupirai.
– C’est le seul moyen, p’tit gars.
Eric me fixait, atterré par mon idée folle. Y avait de quoi… qui apprécierait de se faire molester et piétiner la figure pour donner le change ? Pas grand monde.
– C’est pas possible, c’est du délire, maugréait il.
– Personne ne t’oblige à regarder, Eric, ajouta Mila.
Elle attrapa son talkie pour appeler deux Éclairés, parmi les gars les plus balèzes que nous possédions dans les rangs. Lorsqu’ils se présentèrent, je compris que j’allais morfler mais c’était pour la bonne cause.
Intelligente comme elle est, elle n’allait pas appeler deux enfants de chœur en tenue de majorette. Mila se plaça face à eux et leur expliqua en quoi consistait leur tâche. Cela fait, les deux types vinrent m’encadrer.
– David, je suis désolée.
Je m’écartai du feu de poubelle, suivi de mes nounous. Ils commençaient à entourer leurs phalanges de bandelettes de tissu pour les protéger. Eric s’éloignait peu à peu pour ne pas avoir à assister à ce spectacle.
Je jetai ma clope qui n‘était pas encore consumée.
– Bah, j’ai l’habitude.
Elle détourna le regard avant qu’un poing énorme n’emplit mon champ de vision. Je titubai en arrière, sans chercher à lever mes avant bras pour me protéger. Un deuxième poing s’enfonça dans ma rate, la douleur me forçant à me plier en deux.
Mes deux copains obéissaient aux consignes. Prenaient-ils du plaisir à me défoncer la gueule ? Peut-être que non.
Un crochet me flanqua dans la boue, une de mes paupières était collée contre mon œil par le sang qui giclait de mon pif. La première étape de mon traitement corsé était terminée. Plus qu’à passer à l’étape suivante.
Ils ne me laissèrent pas me relever et me bourrèrent tout le corps de coups de pieds à une fréquence saccadée. Je perdis connaissance avant que Mila ne leur ordonna d’arrêter.
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