Chapitre 12

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Je me réveillai sur la Route du Pèlerin et mes yeux hébétés fixaient sans comprendre la chaussée humide qui défilait devant moi. J’eus alors des sensations au bout des orteils qui raclaient le goudron glissant et grognai, sentant mon épaule tirer, sur le point d’être déboîtée.

Quelqu’un me traînait, et n’y prenait aucun plaisir.

– Putain, marre de traîner ce poids mort ! Jurait Mouez.

Je repris pleinement possession de mes esprits, tout en ayant l’impression d’avoir été martelé par des dizaines de masses. Je m’écartai de mon collègue si peu commode.

– Je t’ai entendu, ducon.

– J’ai pas signé chez les Protecteurs pour être chargé comme un mulet boiteux.

– T’aurais peut-être dû rester chez les Éclairés, comme ton frère.

Cette fois, il ne releva pas tout de suite.

– Si tu voyais ta tronche, Selstan, ricana-t-il subitement.

– Ça sera jamais pire que la tienne.

Il ria plus fort avant de se calmer. Je l’imitai et ce fut assez douloureux pour mes côtes. j’ignorais si nous étions encore loin de la ville.

La bruine était si épaisse qu’il était difficile de voir à plus de trente mètres. La Fange nous entourait de son silence et de sa misère.

– Tu sais, mon frère Hamid…

Je ralentissais pour rester à sa hauteur.

– Ouais ? L’encourageai-je.

– C’était un sale con.

L’aveu abrupt m’intriguait au point que je tentais de déchiffrer son expression maussade. Il pensait ce qu’il disait.

– Mais il avait du cran.

– C’est vrai, appuyai-je.

– Je ne savais pas pendant longtemps qu’il travaillait pour vous, même quand il était encore Protecteur.

– Il ne t’a jamais rien dit ?

Mouez passa la main sur sa figure, pour éponger les pleurs de Rain City qui inondaient ce monde oublié. La nostalgie l’imprégnait d’une grande tristesse d’être passé à coté de quelque chose d’important sans pouvoir y remédier.

– Je ne crois pas que sa femme était au courant, son fiston encore moins. Mais avant qu’il déserte, je le sentais plus réservé, plus renfermé.

– Il ne te faisait pas confiance ?

– Peut-être. Nos relations étaient compliquées. Gamins, on passait plus de temps à se cogner dessus qu’à jouer.

Je me disais que ce devait être semblable dans d’autres familles, dans un autre monde que celui-ci en tout cas.

– Cela a du vous passer avec le temps.

– Nan, c’est resté compliqué. L’un envers l’autre, nous continuions à nous comporter comme des gamins. Si nous nous sommes engagés chez les Protecteurs, ce n’était pas vraiment par conviction, mais pour nous prouver quelque chose.

– Et maintenant ?

Il baissa la tête, accablé.

– Je suis pas aveugle, David. Je sais très bien ce qui se passe dans cette ville, même si pendant longtemps j’ai essayé de me voiler la face. Je pensais au début que nous protégions l’Extérieur d’une épidémie mais en réalité, nous retenions les gens ici dans leur propre enfer comme si nous en avions honte. Ou comme si nous voulions cacher quelque chose.

Les derniers mots me travaillèrent soudainement. Cacher quelque chose. Mais qu’y aurait-il d’autre à cacher à part l’extrême expression de notre dénuement ?

Les silhouettes décharnées et courbées des ruines au loin montrèrent que nous étions arrivés. Pas trop tôt.

– J’espère qu’on n’aura pas de problèmes, souffla Mouez.

– On sera fixés assez tôt.

– Tu crois que Olson va avaler notre couleuvre ?

Des phares percèrent la pénombre, une voiture de patrouille, gyrophare allumé, qui nous avait repérés depuis les faubourgs et ne tarderait pas à nous rattraper.

– Si tu veux prier, c’est le moment, me contentai-je de lui répondre.

Parce que nous n’aurions pas d’autre occasion d’invoquer le Seigneur, si tant est que nous croyions en lui. Ce qui n’était plus le cas, pour ma part. Sébastian n’était plus de ce bagne, gorgé de larmes et de désespoir.

La voiture éteignit son gyrophare et freina dans un crissement de pneus malmenés. Le conducteur abaissa sa vitre, avisant Mouez.

– Vous sortez d’où, vous deux ?

– On faisait partie du convoi, expliqua mon pote.

Le Protecteur à coté du conducteur, échangea un regard avec ce dernier.

– On croyait que personne n’en avait réchappé. Ce sont les Éclairés qui ont fait le coup ?

– Qui d’autre, à ton avis ? Bon, vous nous ramenez ou vous nous laissez nous les geler ? S’agaça Mouez.

– Ça va, on vous ramène. M’est avis que Olson voudra vous briefer.

Nous ouvrîmes la portière, Mouez me jetant un regard anxieux au passage. La partie la plus périlleuse commençait.

Nous retournions dans l’antre du diable. Dieu ne nous serait d’aucun secours là-bas.

******

Olson, notre cher commissaire, nous avait convoqués dès notre arrivée dans son bureau. Il se comportait comme un nabab, les pieds exagérément posés sur la table, fumant un cigare dont l’odeur âcre fit tousser Mouez.

Il fixait le plafonds avec nonchalance, donnant l’impression qu’il n’en avait pas grand-chose à faire de ce que mon nouveau pote lui racontait. Il voulait profiter à fonds de sa nouvelle promotion.

– Donc, ils vous sont tombés dessus sans crier gare ?

Il parlait sur un ton distant, en écrasant son cigare au fonds du cendrier. Il caressa sa barbichette puis fixa Mouez avec une intensité dérangeante.

– Ouais, tout juste si on en a pu réchapper.

– Vous vous en êtes bien sortis.

Le sous entendu était à peine voilé, ce qui accrut notre inquiétude. D’autant plus que Elvis se tenait dans notre dos, flingue à la main. Attendant impatiemment de presser la détente.

– On a eu de la chance, reconnut Mouez.

– Hum. C’est certain.

N’y tenant plus, Mouez se pencha vers lui.

– C’est quoi le problème, lieutenant ?

Commissaire.

– Rien à battre, c’est quoi le problème ?

Le calme effrayant et reptilien de Olson contrastait avec sa colère.

– Les Éclairés ne font pas de prisonniers, comme nous. Ils ont du fouiller toutes les voitures, tous les camions pour détruire la Vipère Jaune. Nos patrouilles sont arrivées sur les lieux et n’ont pas trouvé de survivants. En tout cas, ils ne vous ont pas trouvé, tous les deux. Et voilà que vous débarquez, sortis de nulle part.

– Pour ma part, j’étais dans les vaps, plaidai-je.

Ça faisait partie du plan. Quoique je disais, Olson ne me croirait jamais. Mouez le savait.

– Je l’ai traîné dans la Fange avec moi, insista-t-il d’ailleurs. Mais on s’est paumés.

Le commissaire le dévisageait avec une intensité malveillante, il prendrait certainement plaisir à repérer la moindre gêne. Mais Mouez honora le souvenir de son frangin, il était de la même trempe.

– Ouais, il est facile de se paumer dans ce foutu marécage quand on a pas le sens de l’orientation.

Mouez fut assez intelligent pour résister à la provocation, il ferait un partenaire adéquat en fin de compte.

– Enfin, ce n’est pas ce qui me travaille.

Il jongla avec son cigare entre les doigts et je fus l’objet de toute son attention.

– Les Éclairés étaient au courant pour le convoi et il se trouve que la donzelle, que deux de nos gars devaient garder au Divan de Cupidon, s’est carapatée la veille en les refroidissant. Je ne crois pas aux coïncidences.

Il observa le Protecteur qui nous surveillait.

– Ton avis, Elvis ?

– Ben, elle devait être au courant pour le convoi, commissaire. Et elle est partie rejoindre ses copains pour les avertir.

– T’es pas aussi con que t’en as l’air, finalement.

L’autre abruti fut tout fier.

– Donc la véritable question est : comment était-elle informée pour le convoi ? Quelqu’un a commis une indiscrétion.

Là, j’étais pas trop à l’aise dans mes pompes. Et il le savourait cet enfoiré, comme une haleine délicieuse qu’il reniflait.

– T’as peut-être quelque chose à nous dire sur le sujet, Selstan ?

Son ton mielleux était plus irritant qu’effrayant.

– Ouais. Tous les Éclairés n’ont pas été éliminés comme certains s’en vantaient. Quelqu’un a mal fait son travail, dans le lot.

Ma réplique ne lui avait pas plu.

– Tu feras moins le malin quand tu devras l’expliquer à ton papa.

– Le Duc est ici ? Interrogea Mouez.

Il n’en laissait rien paraître mais je devinai sa peur.

– Ouais, confirma l’autre serpent. Le moins que l’on puisse dire, est qu’il n’est pas ravi de la situation. Il veut en discuter avec vous deux dans ton bureau, Selstan.

D’un vague geste du bras, le commissaire ordonna à Elvis d’ouvrir la porte pour laisser entrer deux autres Protecteurs, lourdement armés en uniforme de flic.

La confiance régnait.

Ils nous escortèrent jusqu’à mon bureau, sans un mot. Mon cher papa nous y attendait et il n’était pas venu les mains vides. Un brasero le réchauffait dans un coin de la pièce, contenant un tisonnier qui fumait.

Le Duc se tourna lorsque les Protecteurs claquèrent la porte, gardant l’entrée. Elvis nous fit bénéficier de sa compagnie, sans lâcher son flingue.

– Heureux de te voir en vie, fiston, me félicita-t-il. J’aurais été impardonnable s’il t’était arrivé quelque chose.

– Merci, je suppose.

Je compris à son expression sournoise qu’il ne le pensait pas du tout. Il aurait sans doute préféré que je sois englouti dans la Fange à jamais.

– Le commissaire Olson m’a appris ce qui s’était passé. Visiblement, le convoi dont vous aviez tous les deux la charge n’est jamais arrivé à destination. C’est plutôt décevant mais pas très surprenant en fin de compte.

– Ah ouais, j’étais aussi responsable du convoi, persifla Mouez. On ne m’a pas mis au parfum, monsieur le Duc.

Je voulais le prévenir que la provocation n’était pas une très bonne idée. Pas très futé de ta part, Mouez.

Impassible, le Duc se plaça face à lui, espérant l’intimider grâce à ses deux mètres de haut. De fait, mon papa le dépassait de deux têtes.

– Sergent, je vous confirme que vous en étiez responsable. Il est donc tout à fait légitime que je vous punisse, tout comme mon fils.

Mouez blêmit légèrement, comprenant un peu tard qu’il aurait peut-être mieux fait de ne pas ouvrir sa grande gueule. Le poing massif du Duc s’enfonça dans ses intestins, le pliant en deux et le faisant lâcher une quinte de toux.

Le canon du flingue d’Elvis se colla contre ma tempe.

– Bouge pas, ce sera bientôt ton tour, me cracha-t-il avec une joie sadique. Profite du spectacle en attendant.

Et le spectacle ne faisait que commencer.

Le Duc agrippa Mouez à la gorge, le soulevant d’une main aussi facilement qu’un fétu de paille. Puis il le balança contre le mur. Mon pote tenta de se relever, complètement groggy. Mais que pouvait faire un homme face à un monstre ?

Il se retrouva à terre après un crochet dévastateur puis mon papa l’agrippa avec une prise de catcheur pour l’envoyer valser à travers la pièce. Il atterrit sur ma table et tenta de se redresser, mais le Duc le plaqua impitoyablement d’une droite terrible.

Les ecchymoses et les bleus déformaient sa trogne à chaque coup de poing, le pauvre gus dégustait sérieusement. Le Duc le projeta ensuite tête la première contre la porte, l’assommant sur le coup. Le sang s’écoulait de ses entailles sur sa tronche lorsque son bourreau le releva sur ses appuis.

Mouez grogna lorsqu’il lui serra le bras, là où il avait été amoché lors de l’embuscade.

– Tiens sergent, vous avez été blessé ici récemment ?

Mouez hurla à la mort lorsqu’il le lui serra très fort. Le visage de mon père resplendissait de bonheur à ce hurlement.

Puis il décida qu’il en avait terminé avec lui. Elvis frappa à la porte et les deux Protecteurs évacuèrent Mouez évanoui sans que nous n’ayons pu échanger un seul mot.

Mon tour était venu.

– C’est rare, les réunions de famille, commenta le Duc. Ce sont des moments dont il faut profiter le plus, surtout dans un monde pareil.

Il posa lourdement la main sur mon épaule avec un étrange sourire béat. Les festivités allaient bientôt débuter.

– Ton ami a payé pour sa négligence, il est temps que tu payes pour ta trahison, mon cher fils.

Il se dirigea vers le brasero, pour remuer le tisonnier planté dedans. Avec une lenteur calculée, froide.

– Il s’agit d’un malentendu, tentai-je.

– Tut tut tut, fit-il pour me couper en plein élan.

Il se tourna vers Elvis pour lui adresser un geste de l’index. Il ouvrit la porte pour laisser entrer les deux Protecteurs.

– Je n’ai pas besoin de savoir plus que ce que tu t’apprêtes à me dire, David. Je sais ce qui s’est passé, je connais très bien la nature humaine.

Il arracha le tisonnier du brasero pour le fixer.

– Je te connais très bien, David. Tu as livré cette information à ta chère demoiselle qui a échappé à notre attention, en assassinant deux vaillants agents de police. Mais je ne t’en veux pas, en fin de compte.

– Super alors, faites-moi un bisou et laissez-moi partir.

– D’un certain point de vue, je te laisserai partir.

Je déglutis lorsqu’il tendit le tisonnier dans ma direction. Je voulus reculer mais les deux Protecteurs immobilisèrent tout à coup mes bras dans le dos.

– Je crains cependant que le bisou ne soit pas ce que tu espérais.

Le monde explosa une fraction de seconde quand Elvis me frappa à la tempe avec la crosse de son flingue. Il prenait son pied, lui.

– En fait, tout est de ma faute. Je n’aurais pas du accepter le marché que Sébastian m’a proposé pour te sauver la vie. Il aurait du t’achever et te laisser pourrir dans la Fange comme il a fait avec ta mère.

Je repris conscience pleinement pour voir l’extrémité du tisonnier chauffée à blanc, progresser vers mon visage. Je commençai à me débattre, mais mes efforts étaient vains. Les deux Protecteurs me tenaient solidement.

– L’attaque du convoi me met dans une position délicate. Tes amis Éclairés m’obligent à réagir très vite, je vais devoir activer le Grand Projet plus tôt que prévu. Quand j’en aurai fini avec toi, bien sûr.

Je reniflai l’odeur de métal calciné lorsque la tige ne fut plus qu’à quelques centimètres.

– Cette ville agonise depuis tant de décennies, quand le Conseil a décidé de construire le bouclier pour laisser tous ces braves gens dépérir. Cette ville te ressemble tant, David.

Il écarta le col de mon imper, pour laisser le haut de ma clavicule à découvert.

– Tu es né dans la souffrance, tu as grandi dans la souffrance. Mais tu n’as pas réussi à t’élever au-delà de ça. Moi, si.

Je sentais l’ardeur du tisonnier réchauffer ma peau. Par un réflexe de survie que Rain City m’avait appris à développer, je me contorsionnai pour m’arracher à l’étreinte de mes bourreaux. Autant essayer d’écarter les pinces d’un crabe géant en acier trempé.

– Je suis devenu le maître de la souffrance et je l’ai distribué à chacun de ces misérables cloportes. J’en connais chaque facette et j’en ai joui, à les voir se tordre, à les voir se rabaisser en animaux sauvages.

De sa poigne puissante, il bloqua mon front.

– Laisse-moi t’enseigner cette connaissance.

Il planta le tisonnier dans ma peau et la douleur intense me fit perdre d’abord toute force de crier tant elle fut fulgurante. Je sentis l’odeur de ma propre chair qui cramait alors que le tisonnier me paralysait.

Je n’avais jamais souffert à ce point-là. Le Duc m’instruisait donc de la souffrance.

Merci, papa.

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