Chapitre 14

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Comme Mouez nous l’avait fait remarquer, il aurait été suicidaire que la meute misérable se montre au grand jour. Les Protecteurs nous seraient tombés dessus en force et cela aurait été un carnage. Je suggérai alors de passer par les souterrains, qui avaient constitué jusqu’il y a peu, un refuge précaire contre nos ennemis.

Pour bon nombre des Éclairés, ce fut un crève cœur de retourner là où ils avaient perdu beaucoup de camarades. Les tunnels vides et silencieux portaient de manière visible les impacts de balle et nous croisâmes des cadavres en pleine décomposition. Certains avaient été ensevelis par l’effondrement de quelques corridors.

L’odeur de la mort flottait dans l’air et irritait les narines. Dans le groupe, des cris s’élevèrent lorsque des macchabées furent reconnus. Certains Éclairés se jetèrent sur eux, pour les appeler, les enlacer, les embrasser.

Les pleurer.

Mila et Eric durent se démener pour les en arracher. Il ne fallait pas s’arrêter, les morts n’avaient plus besoin qu’on les pleure. Ils avaient seulement besoin qu’on les venge.

C’était la loi de Rain City.

Nous parvînmes à nous orienter et j’ouvris la marche jusqu’à la Cour des Illusions, j’avais une idée folle en tête. La petite troupe arriva devant une des échelles qui permettait l’accès à ce quartier hospitalier et Mila se rangea à ma hauteur.

– David, pourquoi ici ?

Je me contentai de lui indiquer l’échelle avant que je ne commence l’ascension. Je soulevai la plaque d’égout pour l’écarter sur le coté. Nous étions de retour chez nous, dans cette ruelle où Zho avait l’habitude de mener d’office.

Un à un, les Éclairés émergèrent tels des rats en quête de la moindre pitance, les feux de poubelle illuminant les silhouettes courbées et lasses.

– Silence ! Fit Eric.

Cela mit un terme aux murmures craintifs. Les ruines qui nous encerclaient n’étaient guère amicales, nous étions en plein territoire ennemi.

– Je vais sur l’Avenue des Damnés, indiquai-je à Mila.

Elle semblait choquée de l’apprendre tout comme Mouez qui persifla :

– T’es déjà pressé de mourir ?

– Passe-moi ton talkie, lui répondis-je. Je vous avertirai quand la voie est libre.

Il me prêta son appareil tandis que Ric transmit les ordres.

– Planquez-vous !

Les Éclairés se réfugièrent dans les ruines tandis que je m’éloignai pour rejoindre l’Avenue des Damnés. Comme je m’y attendais, elle était remplie de gens égarés dont la seule obsession était de revoir ce fichu soleil.

Ils l’appelaient dans leurs râles, dans leurs grognements presque animaux. Dans mon champ de vision, il y en avait des centaines.

Ils se traînaient hagards, le regard vide. L’absence même du désespoir montrait qu’ils avaient cessé d’être humains. Une coquille vide de toute substance. La flamme qui s’était éteinte, pouvait-elle être rallumée ?

Je pouvais toujours essayer.

Une voiture de patrouille des Protecteurs me dépassa sans me prêter la moindre attention. Une autre patrouille ne tarderait pas à surgir, je n’avais que peu de temps devant moi. L’heure de vérité était venue.

Je m’avançai au milieu de la chaussée et commençai à crier :

– Écoutez-moi !

Quelques uns s’arrêtèrent pour me fixer sans comprendre.

– Je sais qui vous a volé le soleil !

Les plus proches commencèrent à m’entourer, leur visage émacié exprimant une attente incroyable.

– Qui nous l’a volé ? S’écrièrent ils. Dites-le nous !

Ils brandirent le poing dans ma direction, me pressant de leur donner la réponse. Me pressant de leur donner une cible sur laquelle ils pourraient s’acharner. Et cette cible se présenta à point nommé.

Une voiture de Protecteurs approchait de nous, à vive allure. Les pneus crissèrent, et les gyrophares hurlèrent lorsque le véhicule s’arrêta à ma hauteur.

D’un certain point de vue, je n’ai jamais été aussi heureux de les voir. D’un certain point de vue…

Trois d’entre eux en sortirent, l’arme au poing et l’index sur la détente.

– Bouge pas, toi ! Me gueulèrent-ils.

Bon, ils m’avaient ordonné de ne pas bouger, pas de cesser de parler. Je les montrais du doigts à mes nouveaux potes.

– Ce sont eux qui vous ont volé le soleil ! Ce sont les Protecteurs !

Voilà, je leur avais donné une cible, peut-être même un exutoire à leur bestialité enfouie en eux, qui ne demandait qu’à s’exprimer.

Cela marcha mieux que je ne l’espérais. Tous leurs yeux injectés de sang à cause des effets de la Vipère Jaune se tournèrent vers les trois larbins, qui comprirent en tournant la tête qu’ils étaient encerclés. Mes cris avaient rameuté d’autres infortunés titubants.

– Ces salauds nous ont volé le soleil !

Des briques pourries provenant de maisons et d’immeubles qui tombaient en ruines, furent ramassées une à une et lancées sur les ripoux, ces flics indignes de leur uniforme. Ces derniers reculèrent, tentant de se protéger avec leurs bras.

– N’approchez pas ou nous ouvrons le feu !

Autant parler dans le vide.

Alors l’un d’eux vida le chargeur de son pistolet dans l’air. Les détonations claquèrent au-dessus de nos têtes, sans effet autre que d’exciter la frénésie des toxicomanes en fin de cycle. Leurs cris redoublèrent d’intensité, jusqu’à devenir une cacophonie hystérique.

– Ils nous ont volé le soleil ! Tuons-les !

Cette fois, les Protecteurs commencèrent à paniquer, braquant leurs armes directement sur eux. L’un d’eux beugla vers le conducteur :

– Appelle le central ! On a besoin de renforts !

– Empêchez-les d’avertir d’autres voleurs ! Répliquai-je.

Le Protecteur face à moi croisa mon regard, comprenant qu’il avait peut-être une chance de mettre fin à l’émeute en m’envoyant ad patres sans discussion inutile. Il était trop tôt pour moi de quitter ce monde de merde.

Un camé hargneux agrippa tout à coup ses poignets, s’interposant entre nous deux. Cela provoqua le début de la fusillade. Les deux autres Protecteurs ouvrirent le feu et des corps s’affalèrent dans la rue.

Rain City baignait de ses larmes les corps sanglants de ses enfants.

Les balles n’arrêtèrent pas la foule déchaînée, au contraire. La vague se compacta au fur et à mesure qu’elle resserrait son étreinte autour des trois flics et de leur caisse. Le conducteur avait attrapé son talkie mais n’avait pas détaché ses yeux du spectacle effrayant.

Et bientôt la vague les submergea et les coups de feu cessèrent. J’entendis seulement leurs hurlement de terreur alors qu’ils étaient renversés et piétinés. Certains de ces camés se couchèrent sur eux, disparaissant sous la masse de leurs camarades d’infortune. Les mêmes bruits de mastication écœurants me parvinrent, comme l’autre fois au Hachoir.

Ils avaient décidé de s’offrir au menu un carpaccio de Protecteur. Bon appétit.

Le conducteur se décida finalement à sauver sa peau. Il appuya sur le champignon et percuta plusieurs individus. Le bruit d’os brisés net m’indiqua qu’il venait de fracasser les hanches d’une femme si émaciée qu’elle ressemblait à un porte manteau.

D’autres se jetèrent de manière complètement suicidaire sur son capot, obstruant sa vue. La voiture s’emboutit finalement vingt mètres plus loin contre l’entrée d’un immeuble, le Protecteur fut extirpé de sa voiture par des dizaines de mains.

– Tuons le voleur de soleil ! Tuons-le !

Là, j’eus un peu de pitié pour le bougre qui allait vivre ses derniers instants. Je le vis disparaître sous la masse de ses tourmenteurs, alors qu’il poussait des cris de goret terrifié. Puis il fut soulevé à l’horizontale, brandi comme un trophée.

Des mains agrippèrent ses chevilles et ses poignets, puis leurs propriétaires tirèrent dans des directions opposées. Ils lui arrachèrent ses membres, l’écartelant sans le tuer. Ses bras et ses jambes furent hissés vers le ciel pluvieux et macabre, comme une offrande à notre mère qui observait ses enfants turbulents jouer.

À Rain City, il n’existait qu’un seul jeu. Celui de la mort impartiale et absolue.

Le sang s’écoulait des moignons déchirés du Protecteur qui continuait de beugler. Désarticulé, il fut jeté au sol puis piétiné comme un paillasson. Au bout d’une minute, il cessa définitivement de hurler.

Ses bourreaux se désintéressèrent de lui, scandant à tue-tête :

– Qu’ils soient maudits ! À mort, les voleurs de soleil !

Ils se dispersèrent, recommençant à errer comme des atomes privés d’attraction. Déjà je voyais ceux qui commençaient à dévorer le corps démembré, se repaître de ce festin. Ils étaient retombés dans leur état primaire de bestialité.

L’esprit de révolte commençait déjà à s’essouffler.

Je glissai le talkie vers mon visage.

– C’est bon, vous pouvez venir.

Les autres Éclairés se déployèrent avec circonspection dans l’Avenue des Damnés. Mouez, Eric et Mila constatèrent l’étendue des dégâts. Personne ne se sentait vraiment à l’aise au milieu de tous ces gens qui avaient cessé d’être humains depuis bien trop longtemps.

Mouez commenta avec un sarcasme caustique :

– Joli travail. Et maintenant, on leur chante une chorale ?

Mila réagit avec un sourire pincé. Ma méthode ne lui avait pas tant plu que ça.

– C’était donc cela, ton idée.

– Ouais, ça a marché mieux que je ne l’espérais, avouai-je.

Eric rejoint par Esa, intervint.

– On devrait aider ces gens !

– Regarde dans quel état ils sont ! Lui fit remarquer sa copine.

J’acquiesçai tristement.

– Le seul moyen de les aider est de nous débarrasser des Protecteurs, tranchai-je.

– En nous servant d’eux comme arme ? Fit Mouez qui n’était pas très emballé. Cela n’a pas l’air de te poser problème de les envoyer à la mort.

– Ils sont déjà morts, souffla Mila.

– Nous devons en sacrifier certains pour sauver les autres, proposai-je.

Nous ne prononcions plus un mot, le simple fait d’avoir énoncé les précédents était déjà de trop. Cette idée d’utiliser ces infortunés pour éliminer les Protecteurs, était plus déprimante qu’autre chose.

Nous étions soumis à la loi de Rain City.

Quelqu’un cria par-dessus la pluie.

– Des Protecteurs !

Les Éclairés qui s’étaient étirés loin des uns des autres, nous entourèrent vivement, guettant les ordres à venir.

Nous entendîmes le hurlement des sirènes au loin, les gyrophares percèrent les ombres et les silhouettes des camés.

J’accrochais le regard de Mila, de Mouez et de Eric.

– Vous savez comment faire pour nous débarrasser d’eux.

Je n’eus pas besoin d’en dire plus que ça.

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