Chapitre 15

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Nous éliminâmes les Protecteurs qui tentaient de nous barrer la route. Grâce à la horde qui se compressait autour de nous, nous refoulâmes ceux qui avaient survécu vers notre objectif principal. Le commissariat.

D’une meute insignifiante, nous devenions peu à peu une armée grouillante où les mêmes cris se faisaient entendre.

– Ils nous ont volé le soleil !

Mouez, Eric, Esa, Mila et les autres Éclairés ne cessaient de les exciter pour en garder le contrôle. Répétant sans cesse le nom de ceux à qui ils devaient tous les malheurs et leur déchéance.

– Mort aux Protecteurs ! Encourageaient-ils.

Ce slogan gonfla leur poitrine émaciée et j’eus l’impression que la ville toute entière se liguait contre ceux qui l’avaient trahi, marginalisé. Rain City laissait éclater sa révolte, pour la première fois depuis très longtemps.

Rain City se levait, pour secouer le joug de son bannissement.

Et bientôt, d’autres enfants, d’autres camarades parmi ceux que la Vipère Jaune n’avait pas encore annihilé, nous rejoignirent. Nous étions maintenant plusieurs millier à converger vers le commissariat, mettant en déroute tous ce que les Protecteurs, pris au dépourvu, envoyaient contre nous. C’est-à-dire, pas grand-chose.

Ce torrent inexorable était à peine ralenti, tout comme le Styx qui charriait nos égouts putrides. Et nous, les derniers Éclairés, étions parmi ce torrent. Nous étions prêts pour la deuxième manche, la revanche.

Peu après, l’objectif fut en vue.

Au bout de l’Avenue des Damnés, se trouvait un carrefour important. Un bâtiment imposant et sombre rectangulaire se dressait au milieu. Les grilles qui la cernaient étaient éventrés à cause de la rouille.

Des voitures de police en barraient l’entrée, derrière lesquelles étaient planquées des dizaines de Protecteurs armés. L’un d’eux muni d’un porte-voix se redressa pour nous avertir :

– Ce rassemblement est illégal ! Dispersez-vous immédiatement !

Personne ne les écouta.

– Dehors, les Protecteurs! Criaient les uns.

– Vous nous avez volé le soleil !

– Rendez-le nous ! Rendez-le nous !

Les affûts de fusils d’assaut et de mitrailleuse apparurent aux fenêtres grillagées en hauteur. Mila me rejoignit et me prit la main.

Il y aurait beaucoup de morts. La foule continuait d’avancer et à vingt mètres des plus proches défenseurs, plusieurs se mirent à ramasser des morceaux de chaussée et à les envoyer à la figure.

– Allez crever, salauds !

Le porte voix se baissa pour éviter un projectile. La tension augmentait.

– Nous n’hésiterons pas à faire usage de balles réelles ! Dispersez-vous !

Il répéta encore :

– Dernière sommation !

– Rendez-nous le soleil ! Lui fut-il répondu.

Une pierre l’atteignit finalement à la tête et quelqu’un d’autre parmi les Protecteurs lança :

– Ouvrez le feu ! Ouvrez le feu !

Et le carnage commença. Les balles transpercèrent ces amas de chair desséchés que les larmes de Rain City parvenaient à peine à humidifier. Le sang qui gicla des plaies possédait une teinte si décolorée, qu’on avait du mal à imaginer que c’était du sang.

Des dizaines s’effondrèrent en quelques instants alors que la foule rendue folle furieuse chargea vivement. Une marée qui fut tout d’abord stoppée par les rafales croisées des Protecteurs qui tenaient leur position, des fenêtres et derrières les voitures.

Mila se baissa tout comme moi et donna l’ordre de répliquer pour couvrir les manifestants. Les saccades des Éclairés se mêlèrent aux hurlements de haine et aux appels aux meurtres. À l’une des fenêtres, au premier étage, un Protecteur abaissa un lance roquette dans notre direction.

À cinq mètres de nous, une bonne douzaine de camés fut dispersée par l’onde de choc. Mouez réagit plus vite que tous les autres.

– Les fenêtres !

Des Éclairés levèrent leurs armes, quadrillant les étages. Les balles émiettèrent les vitres et les rebords, créant une fumée qui gêna leur visibilité.

Un Éclairé, frappé d’une balle en pleine tête, tomba à coté de moi, je n’eus pas le temps de voir son visage. Quelle importance, l’enfer s’en moquait bien de la tronche des décédés. Autour de nous, la foule continuait d’affluer en nouveaux kamikazes prêts à tomber.

C’en était terrifiant. Nous n’avions pas vraiment de scrupules à les utiliser comme armes. Nous nous comportions comme des rats à visage humain. Nous n’étions que ce que Rain City a fait de nous.

Nous les observions se jeter sur les fusils des Protecteurs, s’offrant à la mort sans pouvoir la redonner. Tout ça pour revoir le soleil.

Après leur dernier soupir, leur vœu était-il exaucé ? Le saurais-je un jour ?

Pour économiser leurs munitions, les Protecteurs recoururent à des cocktails incendiaires et aux grenades. Des flammes dévorèrent les infortunés qui se mirent à danser, hurlant de douleur, roulant à terre sous la mitraille.

Des morts qui étaient aussitôt comblés par de nouveaux idiots qui voulaient en finir. Les défenses des Protecteurs cédèrent enfin, lorsqu’ils se retrouvèrent à court de munitions. S’apercevant de leur précarité, certains tentèrent de battre en retraite vers le bâtiment assiégé.

Des fous furieux escaladèrent les voitures abandonnées pour se jeter sur eux. La ligne de défense avait été brisée et la panique fut telle que les Protecteurs n’hésitèrent pas à faucher leurs propres collègues avec leurs rafales de mitrailleuse.

Les Éclairés se déployèrent et avancèrent dans le sillage des assaillants déchaînés qui flanquaient à terre un à un, nos ennemis jurés. Certains Protecteurs concentrèrent leurs tirs sur nous et nous dûmes nous protéger derrière les caisses.

Les Protecteurs dans la cour furent rapidement neutralisés par d’autres camés qui avaient forcé les grilles branlantes. Et bientôt ils se précipitèrent sur le portail et les fenêtres grillagées pour les arracher, les forcer.

D’autres plus agiles se mirent à escalader pour accéder au premier étage. Les Protecteurs les rejetèrent en leur tirant dessus à bout portant ou en les frappant de crosse.

Mila me jeta un regard inquiet. Parviendrons-nous à tenir ces enragés qui étaient déterminés à mettre à sac le commissariat ? Étions-nous déterminés à garder cet endroit intact alors qu’il avait symbolisé pendant si longtemps l’oppression et l’indifférence aux souffrances de notre ville ?

Je me doutais que non.

Qu’ils aillent en enfer.

Les Éclairés guidés par Mouez, qui visaient les fenêtres, cessèrent le feu, conscients qu’ils ne manqueraient de toucher les cinglés qui tentaient les Protecteurs de leur perchoir. Je craignais que nous ne soyons dans l’impasse.

Il était possible que d’autres Protecteurs traînaient dans d’autres quartiers de la ville. S’ils étaient avertis de ce qui se passait ici, accourraient-ils ou se planqueraient-ils ?

Dans un grincement de métal brisé, le portail fut arraché de ses gonds, et les fous furieux se déversèrent comme une nuée de sauterelle à l’intérieur du bâtiment.

La partie était finie, l’issue ne faisait plus de doute.

– Allons-y ! cria Mila.

Et tous les Éclairés dépassèrent les voitures pour se précipiter vers l’entrée. Sur le seuil, nous bousculâmes les badauds incontrôlables, avides de sang. Il fallait en finir le plus vite possible, au risque de laisser la ville plonger dans le chaos et la folie.

Nous ne pouvions pas nous le permettre, car c’était ce qui ressemblait le plus pour nous à notre foyer.

Nous traversâmes le hall, les Protecteurs tentaient de résister à cette marée furieuse qui les culbutait. Mila m’attrapait le bras alors que les Éclairés nous couvraient, le doigt sur la gâchette.

– David ?

– Je dois trouver Olson. Toi et Mouez, essayez de ramener l’ordre, ici. Persuadez les autres Protecteurs de se rendre.

Elle me laissa m’éloigner pour emprunter le chemin du bureau du commissaire, droit devant moi. Alors que j’écartais les fous furieux qui écrasaient et piétinaient les anciens maîtres de la ville, je marchais d’un pas déterminé vers le terrier du serpent.

Derrière moi, Mouez avait attrapé un porte voix.

– C’est terminé ! Lançait-il. Rendez-vous, aucun mal ne vous sera fait !

D’autres Éclairés vidèrent leurs chargeurs en l’air pour calmer la foule. D’autres encore se déployèrent dans les couloirs pour tenter de faire des prisonniers avant qu’ils ne se fassent écharper.

Quant à moi, je m’arrêtai face à la porte de Olson.

Dégainant mon joujou, je tambourinai du poing sur l’entrée.

– Olson, c’est terminé !

J’eus droit à une réponse sans équivoque de sa part. Des balles trouèrent le bois, me forçant à me jeter sur le coté. Cela attira l’attention de deux toxicos qui se jetèrent, complètement suicidaires, sur la porte.

– Le soleil ! Il faut nous rendre le soleil !

– Non, dégagez de là ! Leur ordonnai-je.

Ils tombèrent sous mon pif, fauchés par de nouvelles balles gaspillées par le commissaire. Je l’entendis recharger son pistolet avant qu’il ne me répondit.

– Je ne me rendrai pas, Selstan !

– J’espérais entendre ça, commissaire !

Ouais, en fin de compte, cela m’arrangeait.

– Amène-toi, il est temps de régler nos comptes !

Il avait le toupet de me provoquer encore.

– Pour une fois, nous sommes d’accord.

J’allongeai le bras pour tirer dans la serrure, espérant le toucher. Je pressai la détente trois fois puis je lançai mon talon férocement dans cette foutue porte. Celle-ci s’écarta d’un coup, manquant d’être arrachée de ses gonds.

Les balles volèrent dans le couloir, avant que je ne ripostai. Cette fois, je n’entendis pas Olson recharger.

Bon il devait être à court.

Je quittai ma cachette pour entrer, en pointant mon arme devant moi. La chaise devant sa table semblait inoccupée, ce foutu serpent devait se planquer…

J’avais à peine passé le seuil que le monde se brouilla tout à coup autour de moi. Je sentis seulement que je tombais sur mes genoux rudement, complètement sonné. Ce salopard m’avait cogné avec la crosse sur la tempe.

Quelle erreur de débutant.

Olson me fit tomber sur le dos d’un coup de genou dans le buffet avant qu’il ne se saisisse de mon arme que j’avais lâché.

Il souriait comme un enfant qui venait d’ouvrir son cadeau.

– Je pensais pas te revoir en vie, Selstan !

– C’était peut-être pas une bonne idée d’avoir envoyé Mouez m’accompagner à la petite sauterie dans la Fange.

– J’aurais du le parier mais je vais réparer cette erreur, assura-t-il.

Il raffermit sa prise sur la gâchette jusqu’à ce qu’une main agrippa son épaule. Celle d’un de ces pauvres diables, crachat du sang, qu’il n’avait pas refroidit complètement.

– Nous voulons… le soleil.

Il braqua son flingue sur lui et l’acheva, me donnant une occasion en or. Je me remis sur mes appuis et lui attrapa le poignet. Nous luttâmes avec acharnement jusqu’à ce que je parvins à le déséquilibrer, pour lui arracher le joujou.

Les rôles étaient inversés.

– T’espère encore sauver cette foutue ville, Selstan ?

Il en ricanait, ce salaud.

– Où est le Duc ?

– Ton papa est retourné dans son cher manoir, voyons. Il va certainement lancer son Grand Projet, si ce n’est déjà fait.

Cette perspective le réjouissait.

– Tu vas crever comme toute cette ville.

– Toi avant moi, répliquai-je.

Il rigola davantage.

– Ma mort ne changera rien.

– Non, mais ça va me soulager, affirmai-je.

Je vidai le chargeur et mis fin à sa carrière professionnelle, prématurément. Il n’avait pas été commissaire bien longtemps, ce salopard. Je fixais son cadavre sanglant jusqu’à ce qu’un des Éclairés vint me retrouver.

– Mila veut te causer, me fit-il, bourru.

Je le suivis sans poser plus de question jusqu’au hall d’accueil où les Protecteurs qui n’avaient pas été déchiquetés, avaient été regroupés, agenouillés et les mains sur la tête. Une quarantaine environ. Mila se tenait à l’écart, avec Eric et Esa, près du portail.

Mouez était parti patrouiller dans les couloirs récupérer les armes, les munitions et en faire l’inventaire.

– Alors ? Me fit-elle.

– C’est fait, assénai-je.

– On peut pas dire qu’il va nous manquer beaucoup, ironisai-t-elle.

– Nous n’en avons pas encore fini, rappelai-je. Il reste le Duc.

Elle hocha la tête, soucieuse.

– Oui, sans parler des autres Protecteurs qui sont encore en ville et dont nous ignorons les intentions. Je ne sais pas si nous pourrons les convaincre de se rallier à nous, pour éviter que la ville ne se transforme en champ de bataille.

– Je peux sans doute tenter de les raisonner avec Mouez.

Elle déclina ma proposition.

– Non, trancha-t-elle. Il faut que quelqu’un retrouve le Duc et empêche le pire de se produire.

Je compris que moi seul, pouvais accomplir cette mission. C’était le destin du fils de tuer le père.

– David, je peux demander à quelqu’un d’autre si c’est trop difficile…

– Non, je m’en charge. Il me faut juste une caisse.

– Tu en trouveras dans la cour.

Elle posa sa main fine sur ma poitrine sans me lâcher des yeux. Et ce parfum qui continuait de me griser…

– Bonne chance, me souhaita-t-elle. Et reviens-moi vite.

Nos lèvres fusionnèrent avant que je ne la contournai. Sur le seuil, je me retournai et crus voir ses magnifiques prunelles embuées. À moins que ce ne soit les larmes de Rain City qui brouillaient ma vision.

Les camés erraient dans la cour, hagards, réclamant sans cesse depuis le début, leur précieux soleil. Leur foutu soleil.

D’autres plus sobres, s’adonnaient au pillage et dépouillaient les cadavres sanglants des Protecteurs laissés à l’abandon. Comme des rats à visage humain le feraient à d’autres rats morts. Sur le carrefour, une voiture de police me semblait encore en état de rouler.

J’écartai du pied, les cadavres qui me gênaient le passage avant de m’y installer. Je mis le contact, entamai un demi tour, mes pneus écrabouillant sans remords les monceaux de macchabées aux quatre coins des rues.

Je ne pus me retenir de jeter un dernier regard vers le commissariat, vers tous ces mendiants paumés qui s’éparpillaient de nouveau dans les quartiers de la ville, retournant à l’état primaire duquel nous avions tenté de les extirper.

Éliminer le Duc suffirait-il à les sauver ? Dieu seul, le savait.

J’appuyai sur le champignon, il était temps pour le fils de retrouver le père. Pour une dernière discussion.

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