Chapitre 16
La Fange me montrait le même horizon alors que je roulais à tombeau ouvert sur la Route du Pélerin. Les moutons noirs galopaient dans le ciel, plus volumineux et plus serrés les uns contre les autres. Comme si toutes les larmes de l’enfer pleuvaient sur nous, les enfants de ce monde abandonné.
Les prémices d’un enfer qui s’apprêtait à déferler pour engloutir notre misère, ce qui restait de notre humanité. Ce qui faisait de nous, des humains et pas encore totalement des animaux. Je devais empêcher le Grand Projet de se réaliser.
Je devais trouver mon père.
J’ignorai les nid de poule qui secouaient ma bagnole, prête à m’envoyer dans le décor. Je ne pouvais pas ralentir, hors de question de gaspiller la moindre parcelle de seconde, le temps m’était compté. Je devais sauver Rain City.
Parce que Mila et d’autres pensaient que cela en valait la peine. Je devais le faire pour Mila, pour qu’elle soit fière de moi.
Moi seul était en mesure de le faire.
Bang !
Un des pneus éclata et la voiture de patrouille manqua de quitter la chaussée pour aller s’embourber dans la boue de ce marécage. Je parvins à garder le contrôle après de brusques torsions du volant, tout en diminuant la vitesse.
Ce ne serait pas sans doute une bonne idée de finir le trajet à pied. La sueur perla de mon front, démangeant ma peau tirée par la fatigue et la tension. Parviendrai-je à me reposer après tout cela ? Je n’en aurai peut-être pas le luxe.
Le Manoir Mélinart était enfin en vue et je jugeai plus prudent de rouler au pas. Me rapprochant, je fus tout de suite intrigué par l’absence de gardes. Le périmètre n’était pas surveillé, ce qui signifiait qu’il n’en était pas moins dangereux.
Une silhouette apparut tout à coup sur l’allée, à vingt mètres. La silhouette d’une armoire à glace qui me paraissait familière.
– Tu vas crever, Selstan !
Ah, ce bon vieux Elvis, comme il m’avait manqué. Deux balles fracassèrent le pare brise, l’étoilant davantage qu’il ne l’était déjà.
– T’as buté Stan, mon copain !
Il s’avança d’un pas, le flingue braqué vers moi. Cette je n’hésitai plus, ouvrant la portière et me jetant sur le bitume sableux trempé. Trois détonations claquèrent et les débris de verre tombèrent dans mes cheveux.
– Tu vas crever !
Serrant mon flingue à deux mains, j’inspirai un grand coup avant de me redresser par-dessus ma planque.
– Passe le bonjour à ton pote Stan, chez Lucifer !
Sur cette réplique, je pressai la détente. Je vis sa silhouette vaciller quelques instants avant de s’affaler sur le dos, pour ne plus bouger.
Mince, il me manquait déjà, ce sale con.
Je progressai prudemment, le gardant dans ma ligne de mire. On ne savait jamais, les rats à visage humain n’étaient plus à une perfidie près. À sa hauteur, je vis nettement que sa poitrine se soulevait encore.
Pas tout à fait raide, mais bientôt. Le sang qui s’écoulait de sa bouche, encombrait sa gorge, le faisant gargouiller. J’entendis ses derniers mots.
– Trop… tard…
Il cessa de respirer, un rat venait de quitter ce monde pour un autre bien pire, je l’espérais. Le manoir Mélinart se dressait maintenant devant moi. Libre d’accès, il ne restait que quelques barbelés qui n’avaient pu être retirés.
Mais où étaient passés les soldats ? Sans doute avaient-ils reçu des ordres de l’Extérieur. Dans ce cas, leur absence ne pouvait pas être un bon augure, même si cela me facilitait la tâche. Je faisais face à l’entrée, plongée dans la pénombre. Cette fois, aucun majordome aussi aimable qu’une statue, ne se dévoua pour m’ouvrir.
Certaines choses devaient être faites par soi-même. J’entrai sans sonner et je me mis en tête d’emprunter le chemin semblable qui m’avait amené jusqu’au bureau du Duc. Le meilleur moyen de ne pas m’égarer.
Et aussi le meilleur moyen de tomber dans le plus con des pièges. C’est ce qui arriva au grand corniaud que j’étais. Je me souvins qu’après le vestibule, je devais accéder ensuite au salon. Monsieur Stakes m’y attendait, s’appuyant sur sa canne à l’élégant pommeau d’acier chromé. Toujours tiré à quatre épingles avec sa redingote ridicule et cet air suffisant de vautour sec avec lequel il me fixait froidement.
– Je ne me rappelle pas que vous ayez rendez-vous avec le Duc, monsieur Selstan.
– Il se trouve que si, justement. Écartez-vous de mon chemin avant qu’il ne vous arrive la même chose que l’autre abruti qui a tenté de me refroidir à l’instant.
Il gloussa de façon agaçante.
– Navré, monsieur Selstan. Mais le Duc m’a donné expressément l’ordre de ne laisser passer personne. Il n’existe pas de dérogation possible, y compris pour vous.
– Ça suffit, vous me faites perdre mon temps.
Je m’avançai pour le dégager de mon passage et je commis l’erreur de le sous estimer. En apparence, ce vieux débris semblait inoffensif et non armé. Mais ce n’était qu’une apparence, ce majordome cachait bien son jeu.
Avec une célérité incroyable, il recula pour esquiver ma main hargneuse et se voûta subitement en agrippant sa canne à deux mains. Il tira sèchement sur le pommeau pour dégainer une lame de son fourreau.
Une canne épée.
Il se fendit en avant pour fouetter l’air devant lui, de droite à gauche et je sentis une brûlure au niveau de l’abdomen.
Plutôt dégourdi, ce vieil enfoiré. Il lança une nouvelle attaque pour profiter de l’effet de surprise. Sans bouger les pieds, je me cambrai en pivotant à moitié. Pas suffisamment pour éviter le tranchant de la lame qui m’entailla l’épaule.
Bordel, il m’abîmait mon imper, ce salaud. Un imper auquel je m’étais attaché et dont j’étais fier. Il était de le lui faire payer.
Je reculai pour prendre du champ, esquivant trois attaques de taille successives. J’attrapai une chaise pour la lever à hauteur de poitrine et m’en servir comme bouclier. Finalement la lame se ficha dans le dossier, la coinçant irrémédiablement.
Parfait.
Stakes tenta de la dégager, vainement. C’était la chance à saisir pour en finir. J’écartai brusquement la chaise, la jetant au sol. Il perdit sa canne épée dans ce mouvement et ce fut à son tour de se retrouver exposé.
Parfait.
Je me ruai sur ce fumier pour le percuter et le renverser sur le tapis au dragon ailé. Un dragon ailé entouré de jolies pétales et de roses.
Bon, une nouvelle teinture s’imposait. Je fis pleuvoir sur la trogne du vautour, mes deux poings l’un après l’autre avec une rage effrénée. Ben ouais, il avait abîmé mon imper. Certes, il n’était pas de première jeunesse mais j’y tenais.
Bientôt le tapis se colora d’un nouveau ton un peu plus écarlate et chaque coup fit sauter ses dents une à une, lui fracturant la mâchoire méthodiquement. Ce fut ensuite le tour de sa fosse nasale et de sa boîte crânienne que je fis cette fois exploser à coups de talon, éparpillant aux quatre vents ses morceaux de cervelle.
Je me lassai de cet acharnement, lorsque je constatai sans mal qu’il avait eu son compte, le majordome de mes deux.
Il était temps de retrouver papa.
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