Chapitre 18
Je n’avais pu empêcher le Grand Projet d’être déclenché. Alors que je fonçais pour rejoindre la ville, je ne cessais de me maudire. Aurais-je pu l’empêcher si j’avais été plus rapide à atteindre le Manoir ?
Serrant les dents et crispant mes mains sur le volant, j’étais persuadé que oui. Je me sentais responsable de Mila et de tous les autres que j’avais laissés derrière moi. J’appuyai sur le champignon de plus belle, priant que cette fichue épave me ramène à bon port. Je déchirai ce brouillard humide à l’aide de mes phares mourants qui éclairaient la Route du Pèlerin.
Que découvrirai-je en quittant la Fange ?
Au bout de l’éternité, j’eus cette réponse à ma question. Rain City, à travers l’incessante pluie, s’offrit à ma vue. Des lumières inhabituelles dansaient au sommet de ses ruines, et elles ne possédaient pas l’intensité d’un rassurant feu de poubelle. Au-dessus des plus hautes tours en ruines qui ne s’étaient pas encore écroulées, virevoltaient les frelons dont les piqûres étaient mortelles et dévastatrices.
L’attaque avait commencé et la ville n’avait aucun moyen de se défendre contre ces hélicoptères qui tiraient au canon et larguaient des missiles sur tout ce qui constituait une cible. Mila était-elle en sûreté ?
Je devais le savoir coûte à coûte. Le moyen le plus sûr restait d’emprunter les souterrains mais cela me prendrait trop de temps pour atteindre le commissariat. Je n’avais pas d’autre choix que d’entrer en force dans ma propre ville.
Les pneus patinèrent, la bagnole s’élançant en direction des faubourgs qui cernaient l’épicentre de l’action. Je dépassai les ruines des maisons, là où j’avais participé de loin à la première embuscade aux côtés des Éclairés contre ce convoi de l’Extérieur.
Alors que je me rapprochais du centre ville, empruntant l’Avenue des Damnés, je remarquai les groupes de fuyards qui traversaient la chaussée en tout sens, tentant de trouver un abri. Ils couraient, la mort à leurs trousses.
Un hélicoptère chuta tout à coup pour me barrer le passage, j’eus seulement le temps de piler pour ne pas m’écraser dessus. Ce gros frelon flottait maintenant à deux mètres du sol, toutes ses armes dirigées contre moi.
Et merde.
Je braquai brutalement le volant sur la droite pour m’engager dans la première ruelle. Le canon tonna, faisant exploser mes vitres arrières. C’était étroit, mais cela passait à condition qu’il n’y ait pas d’obstacle imprévu.
Fallait croire que je n’avais décidément pas de chance. Je stoppai net pour ne pas percuter un groupe de réfugiés qui se blottissaient contre un feu de poubelle. Leurs regards étaient apeurés, pareils à ceux des rats que l’on poursuivait pour les éradiquer.
Je klaxonnai pour leur demander de libérer le passage mais au lieu de ça, l’un d’eux tendit un index cadavérique vers moi. Ses yeux de camé fixaient quelque chose au-dessus de moi. Je compris de quoi il s’agissait lorsque j’entendis le bourdonnement d’un rotor s’intensifier derrière moi.
Foutu hélicoptère… moi qui pensais pouvoir le semer dans ce labyrinthe.
J’enclenchai la marche arrière mais à peine avais-je fini d’embrayer que ma caisse fut soulevée pour se renverser sur le flanc. Une haleine d’essence brûlée encrassait mes narines, alors que j’avais réussi à garder conscience.
À travers le pare brises en miettes, je vis les silhouettes décharnées tenter de se soustraire à la justice divine.
Que l’Enfer se déchaîne.
Ils se tordirent comme des marionnettes que l’on agitait au bout d’un fil, des morceaux de chair déchirés de leur torse volaient aux quatre vents. Oui, Dieu avait rendu son verdict quant à ces pauvres diables.
Ils devaient expier leur péchés. Comme tout ce qui restait d’entre nous. Nous devions tous expier, quitte à disparaître comme si nous n’avions jamais existé. C’était ce qu’avait manigancé mon père.
C’était la volonté du Conseil.
L’hélicoptère reprit de l’altitude et survola la zone du carnage, en quête de d’autres proies à traquer. L’odeur de carburant calciné m’irritait de plus belle les narines, ce qui me décida à quitter ma voiture de fonction.
À peine m’étais-je éloigné de quelques mètres, qu’une explosion me jeta face contre terre. Me relevant, je fixais longuement le feu de joie qui s’élevait vers le ciel. Je dégainai mon flingue lorsqu’une voix fluette perça dans mon dos.
– Vous avez vu, monsieur, le miracle est arrivé…
Une infortunée en haillons au visage masqué de turbans enroulés autour de son crâne, sortait d’un abri de fortune en tôle froissée. Une forme emmaillotée était blottie contre elle, qu’elle tenait avec difficulté.
Pris d’un haut le corps, je compris de quoi il s’agissait. Un nourrisson qui n’avait pas survécu aux privations. D’après l’odeur de décomposition qui s’en dégageait, il devait pas dater d’hier. Peut-être une semaine, voire plus.
Elle le fixait le brasier, presque béate.
– Madame, vous devriez vous éloigner.
Elle ne m’écouta pas, obnubilée par l’incendie. Je compris pourquoi en examinant ses yeux rougis qui voulaient sortir de ses orbites. Sur elle comme sur tant d’autres, la Vipère Jaune avait accompli son office.
– Le soleil est revenu, le soleil brille ! Je savais qu’il reviendrait !
– Police de Rain City ! Intervins-je plus fermement. Pour votre sécurité, madame, ne restez pas ici !
Je compris ce qu’elle allait faire.
– Dieu a exaucé mes prières ! Nous sommes libres ! Le soleil est parmi nous ! Laissez-moi voir sa lumière, je veux sentir sa chaleur me réchauffer !
Je l’agrippai pour l’empêcher d’approcher davantage mais elle rua avec une vivacité inattendue, se dégageant trop facilement. Sans lâcher son nourrisson en train de pourrir, elle courut en quelques pas, se jeter dans le bûcher.
– Non ! Hurlai-je.
Les flammes l’enveloppèrent, l’engloutissant totalement. Je ne pus supporter de voir cela, je fermai les yeux instinctivement. Je crus qu’elle disparaîtrait en silence. L’incendie laissa échapper au milieu des crépitements de tôle tordue et fondue, un hurlement terrifiant qui résonnait jusque dans mes tripes.
J’eus l’impression d’entendre le hurlement d’agonie de toute une ville.
La femme en pleine immolation, surgit du bûcher, tendant les mains vers moi. Sa peau avait fondue comme de la cire, laissant à vif ses muscles. Elle s’écroula après un pas de trop, achevant de se consumer.
Mes mains tremblaient, preuve que cela m’avait sacrément secoué. Je croyais avoir tout appris de l’horreur, du désespoir mais je continuais encore de l’apprendre. Je ne cesserais jamais de l’apprendre tant qu’un tel monde perdurerait.
Je levai les yeux vers les moutons lugubres qui détalaient au-dessus de nos têtes. Était-ce le sort qui nous guettait tous ? Était-ce ta volonté, seigneur ?
Ainsi soit-il.
Détruis donc ce monde en sursis tant que je peux sauver Mila et d’autres de ce désastre. Que ce monde disparaisse tant que certains d’entre nous en réchapperont.
Je devais retrouver Mila, l’embrasser avec ardeur, sentir son parfum m’enivrer à nouveau. Lui dire combien elle comptait pour moi. Lui répéter qu’elle était à jamais ma guerrière inflexible et dure à la tâche.
Car elle était comme moi, une enfant de Rain City.
******
J’attendis que l’incendie s’apaisa grâce aux pleurs des cieux, et je pus le contourner pour quitter la ruelle et regagner l’Avenue des Damnés.
Le chaos y régnait.
Des immeubles condamnés par l’érosion s’étaient écroulés à cause des missiles encaissés à bout portant. Leurs débris de béton et de ciment s’étaient répandus sur la chaussée, écrasant au passage les malchanceux qui n’avaient pas réussi à s’écarter à temps. Des bras et des jambes dépassaient des décombres qui les avaient enterrés.
Des rugissements percèrent nos tympans, des silhouettes en delta d’avions de combat rasaient les sommets des tours, pour larguer des bombes incendiaires au gré de leur humeur. Tous ceux qui avaient assisté à leur passage, s’animèrent de plus belle, gagnés par la terreur. Ils s’égaillèrent comme des rats pressentant que la tempête s’abattrait sur eux.
Quelqu’un que la raison avait abandonné depuis trop longtemps, errait en levant les bras.
– C’est le châtiment de Dieu ! Nous devons expier pour nos péchés !
Je lui criais ;
– Ne restez pas là !
Une bombe éclata à cent mètres devant moi et l’onde de choc balaya tout ce qui était à portée. Le napalm carbonisa tout ce qui se tenait à plus de cinquante mètres de l’épicentre. l’Avenue des Damnés méritait plus que jamais son nom.
– C’est le châtiment de Dieu ! Répétait l’autre fou. Il a envoyé les démons de l’enfer, Satan est parmi nous !
Je le bousculai pour me rapprocher des flammes, qui formaient un mur infranchissable. Pour rejoindre le commissariat et Mila, je devais trouver un détour ou rejoindre les souterrains. J’ignorais pourquoi mais je restais planté là, fasciné par cet horrible spectacle.
Des camés s’approchaient eux aussi, murmurant :
– Le soleil est là, le soleil est là…
Tout à coup l’un d’eux s’élança pour se jeter dans le brasier. Il fut aussitôt rattrapé par ses camarades qui l’agrippaient par ses vêtements.
– Non, tu ne mérites pas le soleil ! Il est réservé aux élus ! Vociféraient-ils.
Bientôt ils se hurlèrent dessus.
– C’est moi qui en suis digne !
– Non, c’est moi !
Tout cette agitation tourna au pugilat général. Ils se repoussèrent, se frappèrent à coups de poing, de tesson de bouteille ou de morceaux de fiole de Vipère Jaune. Le larron parvint à se libérer et glapit à pleins poumons.
– Je serai béni le premier !
Il courut chercher sa bénédiction. Au milieu des halètements et des jappements des rats qui s’entre tuaient devant moi, je perçus ses derniers cris dans les flammes.
Le prophète improvisé revint à la charge.
– Un sacrifice ! Nous devons accomplir un sacrifice pour être sauvés !
Les camés stoppèrent la bagarre sanglante, le dévisageant. Puis ils se fouillèrent les uns les autres d’un regard fixe effrayant, qui convergea finalement vers un des leurs, une jeune adolescente blonde.
– Sacrifions-la ! Proclamèrent-ils.
La gamine fut saisie et la panique l’extirpa de la torpeur de la drogue qu’elle consommait. Elle se mit à piailler alors qu’ils l’amenaient vers l’incendie malgré ses ruades. Après toutes ces années, je ne connaissais rien de l’horreur.
Je la redécouvrais encore.
– David !
Surgi de nulle part, un Éclairé armé d’un fusil d’assaut me dépassa pour tirer en l’air de courtes rafales.
Mouez.
Il se plaça devant, braquant son arme sur chacun de ces cinglés qui forcés de reculer en lâchant la fille. Celle-ci s’enfuit sans demander son reste, tandis que mon pote, la figure ensanglantée, me lança par-dessus son épaule :
– Viens avec moi !
Nous reculâmes à pas vifs tandis que le prophète de malheur nous harcela.
– C’était une offrande nécessaire pour nous repentir du péché ! Comment osez-vous vous interposer ?
Mouez bouillait d’envie de lui en coller une, comme moi.
– Une offrande ? C’était une tentative de meurtre !
– Arrête de leur parler, Mouez ! On doit retrouver les autres !
Le prophète nous montra de l’index.
– Sacrifiez-les !
L’index de Mouez se crispa sur la gâchette et les balles fauchèrent les mendiants dégénérés qui se jetaient sur nous. Notre course dura jusqu’à ce que nous nous jetions la première ruelle disponible. Derrière nous, nous entendîmes :
– Laissez-les ! Trouvez d’autres sacrifices !
Reprenant ma respiration, j’emboîtai le pas à mon camarade.
– Comment ça se passe ?
Sa mine sombre ne laissa aucune place au doute.
– C’est la merde.
– À quel point ?
– Tu comprendras quand on arrivera.
Il ne m’en apprit pas plus que ça.
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