Chapitre 19 partie 2
Elle avait gagné l’adhésion de tous mais nous n’étions au plus qu’une centaine… contre toute une armée qui s’apprêtait à nous submerger, tel un rouleau compresseur. Mouez montra alors le gigantesque immeuble qui se dressait au-dessus du carrefour, au bout de l’Avenue des Damnés. Il nous proposa de nous poster là-haut, en gardant en vue le commissariat, car il était probable que cela serait leur principal objectif.
L’immeuble en ruines avait été dédaigné par les avions et les hélicoptères qui tournoyaient plus haut avec des mugissements intimidants. Nous prîmes position sur les trois derniers étages, de façon à nous prémunir contre toute riposte venant du sol.
Cela fait, je pouvais fixer la silhouette du commissariat. Mila et Mouez se tenaient avec moi, au bord du précipice. Une mitrailleuse avait été installée à travers l’une des fenêtres sur la gauche, et couvrait une large partie de l’Avenue des Damnés.
Les autres Éclairés se tenaient derrière des piliers, attendant. Certains utilisaient des talkie et les réglaient sur des fréquences aléatoires pour tenter d’intercepter les communications ennemies. Nous eûmes bientôt une idée de la stratégie ennemie.
Ils investissaient la ville en force, n’épargnant rien ni personne. Leurs intentions étaient limpides, bien plus que ces flaques d’eau croupie qui comblaient les chaussées défoncées. Nous étions assiégés dans notre propre bagne.
Un grondement naquit puis s’accrut en faisant trembler l’immeuble sur ses fondations. De la poussière fine et humide s’étala sur nous, nous faisant éternuer.
– Contact à neuf heures ! Lança une Éclairée.
Je me penchais comme plein d’autres et surpris à travers les larmes de Rain City, un convoi avancer. Des camions bourrés de soldats, escortés par deux tanks.
– Que tout le monde se tient prêt à mon signal, lança Mila.
Des Éclairés quittèrent les piliers pour s’accroupir ou s’allonger au bord, se mettre en position de tir. Mouez confirma que les mortiers sur le toit étaient opérationnels. Les camions stoppèrent au carrefour et les soldats descendirent prestement. De part et d’autre, les tanks couvrirent l’arrière et l’avant-garde.
Des officiers firent l’appel et les premiers troufions se dirigèrent vers le commissariat. Ne se préoccupant pas du tout des mendiants qui leur réclamaient le soleil. Mila leva la main tandis que Mouez me prêta un flingue. Elle abaissa la main et la mitrailleuse cracha ses balles avant que nous la relayâmes.
Que l’Enfer se déchaîne.
Les soldats à découvert s’écroulèrent comme des mouches et les mortiers frappèrent les transports de troupes. La moitié d’entre eux prit feu en l’espace d’une minute. Ceux qui tenaient encore debout se réfugièrent des trous ou derrière des carcasses de voitures, engageant une bataille d’usure.
Nous avions l’avantage de la position mais cela ne durerait pas à cause des chars qui entamaient des manœuvres. Les deux se mirent à reculer pour prendre de la distance. Les mitrailleurs en haut des tourelles furent neutralisés grâce à des tirs de précision.
Les ennemis restants furent réduits au silence les uns après les autres, grâce aux mortiers mais les roquettes ne furent d’aucun effet sur la carapace de ces foutues tortues. Ils seraient bientôt hors de portée.
Et ils pourraient nous pilonner à volonté, nous réduisant à l’impuissance. Mila aboya de nouveaux ordres.
Des Éclairés surgirent de l’immeuble, cocktail Molotov à la main. Je les slalomer entre les cadavres et les épaves fumantes avant que les deux chars ne relevèrent leur canon vers nous. Des camarades poussèrent des halètements de terreur avant que Mouez ne hurla :
– Reculez ! Abritez-vous !
Nous nous plaquâmes ventre à terre, puis un obus fracassa le plafonds au-dessus de nous. Les morceaux de béton tombèrent et j’entendis des hurlements de douleur, avant que le silence ne fut. Tout n’était que poussière et confusion.
Personne ne bougea jusqu’à ce que Mila ne nous rassura.
– Ils les ont eu !
Nous nous relevâmes et des cris de joie se firent entendre. Les tanks gisaient immobiles, nimbés de flammes, leurs occupants carbonisés à l’intérieur. Nous fîmes ensuite le bilan des pertes et nous eûmes à déplorer deux morts. Nous ne tentâmes pas de dégager les corps, le temps nous manquait.
– Ils vont envoyer du soutien aérien, on ferait mieux de dégager d’ici ! Conseilla Mouez.
L’immeuble fut évacué et tout ce petit monde se rassembla en bas, au niveau du carrefour. Des mendiants se dirigèrent vers nous, nous réclamant de nouveau le soleil. Nous les ignorâmes tandis que Mila donna l’ordre de fouiller les camions et les cadavres.
Le mugissement rauque précéda l’apparition de deux avions de combat qui rasaient nos têtes. Et l’immeuble qui nous avait servi de position, fut bombardé par les missiles. Les bombes incendiaires ravagèrent les premiers étages et le rez de chaussée, déstabilisant la structure. Le bâtiment s’affala sur lui-même.
Rain City nous fit écouter son hurlement d’agonie.
– Il faut évacuer le commissariat de ce qui nous reste de blessés ! Se reprit Mila.
– Je m’en occupe, se dévoua Mouez.
Il commençait à peine à désigner des volontaires pour le seconder, que le commissariat se transforma en une sphère aveuglante. Un avion disparut au loin dans le ciel quelques secondes plus tard.
Ce endroit qui avait symbolisé pendant longtemps la mainmise des Protecteurs sur la ville, n’existait plus. Tout semblait voué à disparaître. Nous demeurâmes sans voix jusqu’à ce que Mila nous ordonna de nous préparer au départ.
La voix d’un soldat claironna à travers un haut parleur depuis l’Avenue des Damnés :
– Vous là-bas ! Jetez vos armes sur le champ !
Un nouveau convoi s’approchait et une nouvelle image nous paralysa d’effroi. C’était une force plus importante que la précédente et les soldats poussaient cette fois devant eux des prisonniers, qui se tenaient mains sur la tête.
Je compris leur usage principal.
Ces malchanceux allaient servir de boucliers humains. Le soldat posté en haut d’un char, répéta à l’envie :
– Nous avons des otages ! Rendez-vous et ils seront épargnés !
Mila ordonna avec des gestes frénétiques du bras de prendre position derrière les carcasses incendiées.
Les soldats se déployèrent sur deux rangs au bout de l’Avenue des Damnés, face à nous. Devant la première ligne, ils forcèrent les monnaies d’échange à s’agenouiller. En les observant attentivement, il était évident que certains avaient consommé de la Vipère Jaune et ressemblaient à des squelettes sur pattes. Leur irruption attira les autres camés qui convergeaient vers eux, en ne cessant de clamer :
– Rendez-nous le soleil !
Le type en haut de son char fit un geste du poignet et les soldats ouvrirent le feu, histoire de dégager la zone. Nous assistâmes à leur exécution sans broncher, personne n’était en mesure de les aider, de toute façon.
– Jetez vos armes et vous serez bien traités ! Répéta l’autre quand cette tâche fut terminée.
Mouez me lança alors que je gardais la tête au-dessus de mon refuge :
– David, regarde !
Il montra quelque chose de l’index, droit devant. L’image des deux marmots serrés contre leur mère me laissa pétrifié, emplis de terreur alors que des soldats braquaient leurs armes sur leur tête.
– Les salauds ! Jura mon camarade.
À deux mètres de moi, Mila accepta de croiser mon regard.
– David, on ne peut pas les laisser les tuer.
– Tu suggères qu’on devrait se rendre ? Demandai-je avec perplexité.
– C’est peut-être la seule solution.
– Tu sais très bien que si nous le faisons, ils nous tueront tous sans exception.
Mouez qui avait écouté notre échange, approuva mon point de vue.
– On devrait les attaquer maintenant, proposa-t-il.
– C’est de la folie ! Protesta-t-elle.
Je prenais conscience que nous allions risquer la vie des otages mais ce risque méritait d’être pris. Mila se rangea finalement à notre avis.
– Les mortiers sont prêts ?
Elle avait recouvré une dureté de circonstance.
– Ils attendent tes ordres, comme tout le monde, lui répondit-il.
L’ultimatum fut réitéré à cet instant.
– Dernière sommation ! Rendez-vous ou nous liquidons les otages ! Vous voulez leur mort sur votre conscience ?
À vingt mètres de nous, dans notre dos, un Éclairé glissa un obus armé dans le tube de mortier, qui fut expulsé de l’affût avec un pop cinglant. Cinq secondes après, l’obus s’écrasa sur la tourelle du char, dispatchant les restes de l’autre abruti.
Que l’Enfer se déchaîne.
La fusillade se déclencha, prenant au dépourvu les soldats qui mirent du temps à réagir. Les otages se plaquèrent au sol, paniqués. Des Éclairés crièrent au milieu des rafales de fusils d’assaut :
– Courez ! Courez !
Ils se relevèrent et entamèrent une course folle au milieu des échanges de tirs qui en faucha plusieurs. Mila intima d’intensifier le tir de barrage pour les couvrir. Les soldats finirent par réagir et entamèrent la sinistre besogne pour laquelle ils étaient venus.
En finir avec nous.
D’abord, ils visèrent les otages qui fuyaient, ventre à terre. Alors que je vidais mon chargeur, je vis plusieurs de ces malheureux tomber un à un, assassinés dans le dos. Rain City continuait à perdre des enfants.
Cela ne nous rendit que plus enragés encore. Nous étions les rats à visage humain, qui se battaient pour leur survie.
La moitié des otages avait succombé quand les premiers atteignirent nos lignes. La mère et ses deux enfants étaient proches de nous.
– Par ici ! Les guida Mila.
La maman fut projetée au sol, abattue par un soldat. Un de ses enfants, un garçon, retourna auprès d’elle en l’appelant et en pleurant. Sa sœur se lança dans les bras de Mila avant que je ne me dévouai.
– Je vais le chercher !
Les ennemis qui s’étaient exposés, se replièrent précipitamment lorsque mes camarades les arrosèrent abondamment. Le gamin s’accrochait au cadavre, il ne me fut pas facile de l’en arracher. Je n’avais pas le temps de trouver les mots pour le réconforter. Dans un monde comme celui-ci, les mots n’avaient aucune saveur.
Il s’agissait seulement de survivre.
Je le ramenais à l’abri et ce fut à partir de cet instant que les combats redoublèrent de violence. Les soldats se mirent tout à coup à s’avancer, en bloc, avec lenteur. Les chars leur emboîtèrent le pas pour les soutenir.
Le sol devint criblé de coups d’obus qui explosèrent autour de nous et les salves adverses prirent le pas sur les nôtres.
Pour un ennemi qui tombait, deux… non trois autres le remplaçaient. Nos mortiers et nos lance roquettes éclaircissaient leurs rangs mais cela ne durait pas. Ce petit air de déjà-vu me laissait une sensation désagréable.
Notre situation ne laissait plus de place au doute.
– Ils sont trop nombreux, ils vont nous déborder ! Cria une Éclairée.
À qui Mouez rétorqua :
– Tenez vos positions !
Et tout le monde le fit, quitte à se faire tuer sur place. Chacun d’entre nous ne pensait qu’à viser, tirer, recharger. Nous avions à peine conscience de la mort qui resserrait son étau glacial, des pleurs charriés d’amertume qui nous trempaient.
Ils se rapprochaient et nous décimaient, mais nous ne cédions pas de terrain. Nous étions décidés à ne pas mourir sans faire de bruit.
L’Éclairé qui tenait la mitrailleuse, tomba mortellement touché. Mouez se dépêcha de prendre sa place, pour continuer à nourrir le feu. Un effort bien futile face à la marée qui allait nous déborder.
À cause du vacarme, je ne l’entendis pas au début.
Mais je reconnus le rugissement familier lorsqu’il s’accrut. Les grognements des rotors qui s’élevaient dans le ciel pour descendre jusqu’à nous. Et je vis ce foutu frelon qui stationnait cinquante mètres au-dessus du sol, à hauteur des soldats.
Foutu insecte qui excita les soldats de plus belle. Ceux-ci nous crièrent :
– On aura votre peau !
Des Éclairés se mirent à hésiter devant cette apparition de mauvais présage.
– On est foutus ! Il faut se barrer !
Et sous nos regards effarés, certains quittèrent leur abri pour fuir éperdument. Avec quelques réfugiés que nous avions sauvés.
– Restez à couvert ! Les retint vainement Mila.
Le frelon se pencha pour les cibler. Les roquettes et les canons les encadrèrent puis les réduisirent en des morceaux de viande troués. Par réflexe, ceux qui étaient en état de se battre concentrèrent leurs tirs sur l’hélico.
Celui-ci se déporta, les esquivant avec insolence et les piqua fort en retour, avec férocité, faisant gicler chair, os, métal et béton. Les soldats ne doutaient pas de leur victoire écrasante sur nous. Pour renverser l’issue, il nous faudrait un miracle, peut-être une aide divine. Une illusion de plus dans le nouveau royaume de Satan.
Dieu nous avait abandonnés, pourquoi espérer encore quelque chose de lui ?
L’un des chars qui nous bombardait s’approcha et abaissa vers un de nos groupes retranché derrière un camion en flammes. Parmi eux, un lance roquettes qui n’eut le loisir d’être utilisé à temps. Le groupe fut éliminé d’un coup au but.
Je vis là l’occasion de nous sauver, de gagner du temps. Sans hésiter, je me précipitai vers eux malgré Mila.
– David ! Me lança-t-elle.
J’ignorai son appel, ramassant le tube et le posant sur mon épaule. Je refusai de prêter attention aux cadavres étalés devant moi. Je levai l’affût vers le frelon qui nous castagnait fort et pressai la détente.
Le pilote remarqua la roquette et tenta de se cambrer pour l’éviter. Trop tard pour cet enfoiré. L’hélice arrière vola en éclat et l’appareil se retrouva désarçonné, en auto rotation. Il chuta rapidement, créant la stupeur chez les soldats qui freinèrent leur progression. La confusion fut telle que certains se serrèrent près des tanks.
Mal leur en prit.
L’hélicoptère s’écrasa au milieu de la troupe et la collision détruisit les tanks, oblitérant au passage tous les soldats se trouvant à proximité. Un nouvel incendie faisait rayonner Rain City. Le silence revint lorsque Mila ordonna le cessez-le-feu.
Les ennemis survivants n’insistèrent pas, démoralisés. Tout le monde se regroupa ensuite pour compter les pertes. La routine, quoi. Les deux marmots que nous avions sauvés ainsi que les autres réfugiés, demeuraient prostrés, en état de choc.
Des Éclairés allèrent les réconforter, les aidant à se relever. Mila me serra dans ses bras avant que Mouez ne nous appela en brandissant un talkie.
– Eric vient de nous prévenir. Ils ont sécurisé une sortie d’égout au Narrows.
Mila acquiesça, soulagée.
– Alors c’est là-bas que nous irons. Nous n’avons plus rien à faire ici. Ils reviendront bientôt, encore plus nombreux.
Elle sonna le rassemblement.
– On décroche ! Tout le monde au Narrows ! Plus vite que ça !
Aucun ne jeta un regard en arrière, sur les destructions, les morts que nous n’avions pas le temps de pleurer ou d’enterrer. Pour nous sauver nous-mêmes, il était enfin temps d’abandonner notre foyer.
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