1 - Sauvageonne - 3/3
Enfin libérée de mes entraves pédestres, je me rallongeai.
Quelques mois s’étaient écoulés. Lucas s’était coiffé en brosse, ce qui lui donnait des airs de Fred, dans Scooby-Doo, en moi, je l’appelais « le blond ». Grand, musclé, charismatique, le personnage lui collait comme un gant. Avec Bastien, nous préparions une blague à jouer à la prof d’histoire. Comme elle nettoyait toujours son siège avant les cours avec un mouchoir en papier, nous nous pensions recouvrir celui-ci de craie, dans l’idée de la voir s’énerver un peu.
Nous avions besoin de l’approbation du blond pour valider notre blague, il aurait peut-être l’idée de la pimenter davantage.
Nous le cherchâmes donc et le trouvâmes en pleine conversation avec un groupe de jeunes d’Antalvay, des gamins qui se donnaient des airs importants, car appartenant à la classe supérieure .
— Lucas, on a un truc à te demander ! lui lançai-je.
Pas de réponse.
— C’est pour une blague qu’on veut faire à la prof de maths, insista Bastien.
— M’emmerdez pas les pécores, j’ai d’autres amis maintenant.
La violence du ton qu’il employa nous coupa le souffle, mettant définitivement fin à l’amitié mal placée avec ce garçon.
Quelle ironie ! Le soir même, alors que nous revenions en bus, il nous appela chaleureusement pour qu’on vienne voir son nouveau smartphone. Nous l’ignorâmes : nous n’allions tout de même pas lui faire la charité de notre compagnie ! Il s’était donc rabattu sur celle de son smartphone de dernière génération chattant avec ses amis tout aussi smart et snobs.
Un autre passage de ma vie me revint à l’esprit, celui où nous perdîmes l’amitié d’Éléonore.
Nous étions désormais en cinquième, elle manifestait un désir de tranquillité croissant, quand Bastien et moi étions de plus en plus dissipés.
Pendant un cours de sciences, tous trois attablés à la même paillasse, nous avions récupéré quelques pétards et voulions nous amuser avec. Sauf Éléonore ! Bien sûr ! Elle refusait de se joindre à la fête. Je subtilisai sa trousse afin de l’embêter gentiment et Bastien eut une idée.
— Si on faisait éclater un pétard dans sa trousse ?
— Ah ouais, trop fort !
Lorsque deux andouilles comme nous, ont une idée farfelue, il n’y en a jamais un qui a la sagesse d’arrêter l’autre, c’est au contraire plutôt la folie de la surenchère. Je rajoutai un peu d’huile sur le feu :
— OK ! Si on le mettait dans son taille-crayon ? Il faut une caisse de résonance.
Nous avions donc joint le geste à la parole. Bastien aux commandes :
— Bon. Je l’allume et je remets la trousse dans son sac.
Quelques secondes plus tard, le pétard explosa de manière bien sonore. Cependant, la professeure de sciences n’avait pas du tout apprécié la plaisanterie.
— Que celui qui a fait ça se dénonce tout de suite !
Le tonnerre grondait dans sa voix. Elle marqua une pause, mais comme personne ne disait rien, elle ajouta :
— Sinon, punition générale.
Cette phrase, bien connue de tous les collégiens, ne nous surprit pas, contrairement à la fumée blanche s’échappant du sac. L’enseignante la remarqua et notre amie écopa de deux heures de retenue. Elle ne nous dénonça pas, ce qui nous mit encore plus mal à l’aise. Sa loyauté sonna pour nous comme un coup de massue, réveillant ainsi nos consciences. Nous nous excusâmes auprès d’elle, et nous nous dénonçâmes à la prof de sciences quelques jours plus tard. En conséquence, nous effectuâmes les heures de punition. Éléonore nous pardonna, mais quelque chose s’était cassé. Nous prîmes alors conscience de nos différences et nous cessâmes de nous fréquenter.
Sa timidité maladive l’empêcha de trouver d’autres amis dans l’immédiat. Mais elle rencontra une jeune fille d’Amalfay, Lucie Lassource assoiffée comme elle, de tranquillité. En fin de troisième, elles s’engagèrent toutes deux comme novices au temple de la Mère Universelle dans notre village pour y devenir prêtresses.
Quand le temps de quitter le collège arriva, notre sympathique prof de maths, nous distribua, à Bastien et moi le « diplôme supérieur ès bêtise et farce ». Il nous l’avait spécialement imprimé avec un décor semblable à celui du brevet des collèges, mais avec en filigrane des photos d’objets de farces et attrapes : un diable qui sort d’une boîte, un coussin péteur ou encore un pétard. Sa remise déclencha l’hilarité dans toute la classe et nous promîmes de nous en montrer dignes lors de notre arrivée au lycée.
À la fin des vacances, nous devions entrer dans ce nouvel établissement qui nous priverait de notre liberté jusqu’au bac. Le bus qui nous y conduisait démarrait un peu plus tôt.
— Bonjour les jeunes ! nous lança le conducteur, ajustant sa casquette.
De prime abord, il avait l’air beaucoup plus sympathique que la vieille acariâtre du collège, aussi le voyage s’en ressentit. Les habitués lui demandèrent les musiques qu’ils aimaient, et il nous passa la petite playlist faite des diverses demandes.
L’impression du premier jour se confirma, notre conducteur était vraiment aimable. Sans qu’il doive se fâcher, crier ou pester, l’atmosphère du bus se calmait rapidement. Le matin était propice aux révisions et aux pompages de dernière minute, quant au soir, les élèves préféraient se reposer de la journée, discutant tranquillement.
Au Lycée, tout allait bien, Bastien était dans ma classe. Nous faisions les quatre cents coups ensemble : le seau au-dessus de la porte du prof de maths, c’était nous, les pétards sous le bureau du prof de français, c’était nous, les chewing-gums collés sur la chaise de la prof d’anglais… c’était nous, bien entendu ! Et cela ne s’arrêtait pas là, car ses parents maraîchers n’étant jamais à la maison, nous étions toujours fourrés chez lui à concocter la prochaine farce. Quelle belle équipe faisions-nous ! Dommage que les choses eussent mal tourné, je regrettais amèrement mon ami.
Repensant à cette période douloureuse, j’ouvris les yeux. L’écureuil s’amusait à nouveau dans les branches du noyer, me régalant de sa démarche bondissante. Au moins lui, ne connaissait d’autres soucis que celui de trouver sa nourriture heureusement abondante. Après m’être étirée un instant, je replongeai dans les souvenirs. C’était deux mois auparavant…
Elle était sur une chaise devant nous et avait pour prénom Romane. Sans le savoir, la plus jolie fille de la classe, provoqua un différend de taille entre Bastien et moi. Dans ma grande simplicité ou niaiserie, je ne m’étais pas aperçue de ce qui s’était passé en moi. Je la regardais. Ses longs cheveux châtains tombaient en cascade jusqu’à ses reins. Lorsqu’elle tournait la tête, je pouvais voir son joli minois : un visage long et fin, le nez pointu, des yeux noisette, une moue boudeuse. Quand elle se levait, j’admirais sa longue silhouette, son port altier, elle était toujours habillée à la dernière mode et je n’y étais pas indifférente. Vous l’aurez compris : moi, Margaux Maillard, j’étais tombée amoureuse d’une fille.
Le jour malheureux arriva. C’était un beau matin, l’air était frais en ce mois de mars, et Bastien était introuvable dans la cour. Puis, juste avant la sonnerie, je le vis sortir du bâtiment principal, il n’était pas seul et Romane l’accompagnait. Ce traitre la tenait par la main tout en lui affichant d’angéliques sourires. Le monde s’écroula autour de moi, mon cœur manquat de s’arrêter, j’étais dévastée. Quel imbécile de Bastien ! Il aurait pu séduire n’importe quelle fille, mais pas Romane ! Le pire, c’est qu’ensuite, il s’en était vanté auprès de moi.
— T’as vu Margaux, je sors avec une fille ! Avec Romane en plus, c’est la plus belle de la classe.
Cet idiot n’avait vraiment aucun tact. Mais bon, il paraît que les hormones travaillent les garçons de cet âge. Les filles aussi, je crois.
— Oui, j’ai vu tout ce bonheur dont tu dégoulines, mais j’ai bien l’impression que tu sors avec elle juste pour fanfaronner devant les autres et flatter ton ego.
Je laissai ma franchise s’exprimer, avec Bastien, nous ne prenions jamais de gants.
— Qu’est-ce qu’il y a, tu es jalouse d’elle ? Tu aurais préféré que je sorte avec toi ?
— Pour que tu m’exhibes comme un trophée, certainement pas ! Dégage, je ne veux plus te parler.
Je sais aujourd’hui que je n’aurais pas dû lui parler comme cela, mais vous pouvez bien imaginer que toute la colère et la jalousie qui bouillaient en mon for intérieur devaient s’exprimer. Il ne pouvait pas savoir ce qui se passait en moi, mais il m’avait poignardée en plein cœur. C’est seulement à ce moment que je m’étais rendu compte que j’étais amoureuse d’elle.
Alors, je me mis à éviter mon ami, à le repousser, même si leur flirt n’avait duré qu’une semaine. J’étais dévastée, inconsolable et dans une colère terrible. Lorsqu’elle l’avait laissé tomber pour un autre, j’avais fini par lui pardonner. Désormais, c’était lui qui me repoussait, car il n’avait pas encore compris ce qui avait brisé notre amitié.
Depuis, j’arpentais la forêt, seule. Je profitais des parfums, de la beauté sylvaine, des fruits que Primaceton pouvait m’offrir. Les gamins plus jeunes m’avaient surnommée « La Sauvageonne ». À raison d’ailleurs. Mes longs cheveux noirs toujours ébouriffés provoquaient la honte de ma mère et ma manière de me vêtir ne lui apportait pas plus de fierté. Je portais la plupart du temps un T-shirt des plus banals, un vieux jean, ou même un short, comme ce jour-là. Je n’étais pas malheureuse pour autant et je vivais ma vie comme bon me semblait.
Toute à ces pensées, je dus finir par m’endormir au pied du noyer. Dans mon rêve, Romane apparaissait dans la clairière.
Les yeux fermés, je pouvais la voir, se promenant là, par hasard, dans une jolie robe printanière. Je me levais et me dirigeais vers elle, le sourire aux lèvres. Elle aussi me souriait et s’approchait de moi, se penchait vers mon oreille et murmurait tout bas :
— Margaux, je suis amoureuse de toi.
— Oh ! Romane, si tu savais depuis combien de temps j’attends ce moment ! (on pourra juger de ma niaiserie).
Mes bras l’enlaçaient, mes narines s’emplissaient de son parfum, celui des violettes jonchant le sol de la clairière. Puis, nous nous embrassions, timidement sur les joues d’abord, puis nos bouches se rencontraient. Non content d’avoir leur odeur, sa peau avait le goût des petites fleurs. Sentant la douce tiédeur de son corps contre le mien, j’étais submergée par une vague de chaleur. Je rêvais que nous nous étreignions aussi fort que l’amour seul peut le faire, et me laissais emporter par ce tourbillon incroyable de sensations et de sentiments.
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