4 - Les yeux de la sorcière - 1/3
Je sautai sur mes pieds à cinq heures du matin. Ayant passé une nuit abominable, ça ne changeait pas grand-chose à mon état. Habituellement, mon père se levait à cette heure-là : à la campagne, on est très matinal. Cependant, je savais bien qu’il n’émergerait pas tout de suite, vu la quantité d’alcool qu’il avait ingurgitée.
Faisant attention à ne pas réveiller ma mère, j’enfilai un jean, un T-Shirt propre et des baskets. La tenue classique pour aller au lycée.
Quand j’arrivai près de la cuisine, la porte était ouverte, mais le paternel ne s’y trouvait plus. Mais les ronflements sonores qui parvenaient à mon oreille me conduisirent jusqu’au salon où je le découvris affalé sur le canapé. Je fermai sa porte afin d’éviter qu’il entende mes déplacements. Dans son état éthylique, il avait fait tomber sa bouteille, brisée au sol. Pour éviter un travail désagréable à Maman, je nettoyai le tout, affrontant les odeurs de l’alcool fort et les morceaux de verre dangereux.
À cinq heures trente, je sortis en direction de la ferme de la famille Orion. Hugues était déjà à son poste d’observation. Le simplet déguerpit à mon approche et se retrancha derrière un arbre au milieu du jardin, espérant peut-être que je ne le verrais pas.
Je sonnai et Marthe vint m’ouvrir immédiatement. Cette femme d’une grande gentillesse me reçut avec un sourire aimable.
— Que puis-je pour toi de si bonne heure Margaux ?
— J’aimerais pouvoir emprunter votre fauteuil roulant. Si vous n’en n’avez pas besoin, je voudrais pouvoir emmener Grand-Papa au temple ce soir en sortant du lycée. Si je vous le prends maintenant, je perdrai moins de temps ce soir.
— Pas de soucis, tu sais, nous n’en avons plus besoins souvent. Dans l’état dans lequel est Jean-Claude !
Effectivement, Jean-Claude à 76 ans était dans un tel état de faiblesse qu’il passait désormais toute sa journée alité.
— Tu peux aller le chercher, il est au fond du couloir !
Le fauteuil semblait particulièrement confortable : molletonné, avec une partie inclinable lui donnant l’allure d’une chaise longue. Parfait !
Elle aurait bien voulu bavarder un moment, ressassant comme savent le faire les personnes âgées les moments de bonheur qu’ils ont vécus jadis. À contrecœur, je coupai court à la conversation, prétextant que je devais encore me préparer avant de partir au lycée. Je la remerciai vivement et retournai à la maison, en poussant le fauteuil devant moi.
Arrivée à notre seuil, je passai prudemment la tête par la porte d’entrée et dressai bien mes deux oreilles. Je repérai immédiatement les ronflements de mon père. Rassurée, j’entrai et filai droit vers le cellier : il n’y allait jamais. Qu’irait-il donc y faire ? La nourriture, il ne se souciait que de la consommer, mais en aucune façon de son achat, de son stockage ou de sa préparation. Dans son cerveau primitif, il ne pouvait s’agir que d’une affaire de femmes ! Je remontai dans ma chambre pour voir si ma mère était réveillée. Elle dormait encore, certainement exténuée par ce qu’elle avait enduré la veille au soir. Je décidai de la laisser se reposer. Aussi, faisant le moins de bruit possible, je préparai mon sac d’école comme si j’allais m’y rendre. Je n’oubliai pas d’y fourrer la carte topographique que m’avait donnée Grand-Papa.
Lorsque vint l’heure habituelle de mon petit déjeuner – six heures – je redescendis dans la cuisine. L’heure de tirer mon père du sommeil arrivait. Je rouvris sa porte, puis m’échinai à produire suffisamment de bruit pendant la préparation de mon petit-déjeuner : raclements de gorge, casseroles entrechoquées, crissements de chaises sur le carrelage… La stratégie s’avéra payante : les ronflements cessèrent et les bruits d’un réveil difficile se firent entendre dans le salon. J’étais attablée lorsque mon père pénétra dans la salle. Six heures dix ! L’œil vitreux, et ne me jetant pas même un regard, il se fit couler un café. Pendant que le liquide noir coulait, il se saisit du pain dont il coupa une large tranche sur laquelle il étala de la confiture maison. Enfin, il récupéra sa tasse et avala une bonne lampée.
J’observai le plus discrètement possible le visage taillé dans la pierre se décomposer petit à petit jusqu’à atteindre un rictus de dégoût prononcé. Il se leva précipitamment pour aller cracher dans l’évier. Ne pas rire.
— Pouah !!! Quelle gueule de bois ! Même le café est dégueulasse ce matin !
Le plan sorti de mon imagination la veille tenait compte qu’il était le seul buveur de café de la maison. Sans bruit, j’avais attrapé la cafetière et ajouté à l’eau une bonne quantité de sel : de quoi réveiller un mort.
Que ferais-je la prochaine fois ? Couper son eau-de-vie avec de l’eau ? Rajouter du piment ?… De nombreuses possibilités s’offraient à moi. J’avais promis à mon prof de math de troisième de faire honneur à mon diplôme ! Je respecterais ma promesse.
Victoire ! Il sortit de la salle pour se rendre dans la grange sans avoir rien avalé, mauvaise nouvelle pour quelqu’un avec un métier aussi physique. Relâchant la pression à laquelle je m’étais soumise, je pouffai de rire et me délectai de l’instant.
Je vidai le contenu salé de la cafetière et la remplaçai par de l’eau propre. Vous comprenez, tout l’art de la farceuse professionnelle tient dans les principes suivants : prévoir et minuter toutes les actions, surtout ne rien laisser paraître au moment de savourer la victoire, puis remettre tout en place pour ne pas se faire attraper. Mon père mettait le mauvais goût du café sur le compte de son état, je n’allais pas le détromper.
Cela me rassura sur une chose. Si par mégarde la situation familiale continuait à se dégrader, je disposais d’un outil de nuisance parfait pour lui rendre la vie impossible : ma ruse.
Avant de partir, j’allai tirer ma mère des bras de Morphée pour qu’elle s’occupe d’emmener ma sœur à l’école, tapai à la porte de Lydia, puis je redescendis les escaliers pour voir si Grand-Papa était réveillé. Lorsque je poussai la porte, ses yeux étaient ouverts. Après l’avoir salué, je lui glissai rapidement :
— Tout est prêt pour ce soir, je t’emmène faire une visite au temple, j’ai emprunté le fauteuil roulant des voisins, il est super confortable, ça ira pour aller là-bas. Il faudra juste prévoir une bonne couverture pour sortir. Je suis sûre que ça te fera du bien. Je te laisse !
Un œil malicieux me fit comprendre qu’il ne s’agissait pas uniquement d’une promenade. Il avait l’air satisfait. Après l’avoir embrassé, je pris mon sac.
À l’heure habituelle, je sortis de la maison. Au lieu de me rendre à l’arrêt de bus, je m’en fus dans la forêt par un chemin détourné.
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