4 - Les yeux de la sorcière - 2/3
La forêt de Primaceton était immense. Pour la traverser à pied de part en part, traversant montagnes et marécages, une ou deux semaines auraient probablement été nécessaires. Son centre était marqué par un ancien volcan culminant à environ mille trois cents mètres d’altitude, autour duquel s’éparpillait de petites collines au passé volcanique. Dès la lisière passée, le chemin montait en pente douce. Je le connaissais tellement bien que je sentais à peine le dénivelé. La Doucerive traversait la voie à plusieurs reprises, passant sous de petits ponts sommairement aménagés. En cette saison, il fallait faire attention aux éventuels débordements.
Je n’eus pas besoin de carte pour effectuer la première partie du chemin puisqu’il passait par ma clairière préférée.
Quand j’atteins cette première étape, je fus surprise d’y apercevoir une silhouette. La forme se tenait debout, le dos tourné et s’affairait autour de la pierre en forme de table. Approchant avec précaution, je constatai qu’il s’agissait d’une femme.
La sorcière ? Cette pierre pourrait bien faire office de table de sacrifice. Je pensais avec horreur que le jour précédent, j’imaginais l’utiliser pour un pique-nique ! En la regardant officier, j’avais un peu peur de l’aborder, mais j’étais déterminée, j’irais jusqu’au bout pour mon grand-père. M’approchant à pas de loup, je réussis à être suffisamment proche pour l’observer plus attentivement.
Elle était chaussée de solides bottines de marche en cuir. Elle portait des vêtements très simples en toile écrue. Un pantalon épais doté de nombreuses poches et probablement tenu par une ceinture. Par-dessus, une tunique descendait jusqu’en haut des cuisses. Une cordelette autour du vêtement soulignait sa taille fine et souple. Un chapeau mou laissait apparaître ses longs cheveux d’un roux flamboyant qui tombaient jusqu’à la moitié de son dos. Elle était de la même taille que moi, mais un peu plus svelte. Elle ressemblait beaucoup plus à une aventurière qu’à une vieille sorcière. Enfin… je n’avais pas encore vu son visage.
La sorcière était occupée sur sa table de travail à manipuler des herbes avec une précision et une dextérité étonnantes.
— Approche, n’aie pas peur ! lança-t-elle sans se retourner.
Sa voix était mélodieuse et joyeuse à la fois. Elle évoquait le chant d’une rivière bondissant sur les rochers.
Était-ce bien à moi qu’elle s’adressait ? Je ne voyais personne d’autre dans les parages. Je n’avais pas fait de bruit, pourtant. Une partie de moi aurait voulu fuir, mais un envoûtement, à moins que ce ne fût ma curiosité et ma détermination, voire un mélange des deux, me poussa en avant, me mettant à découvert au milieu de la clairière. Est-ce que la voix des sorcières était comme celle des sirènes, pleine d’un charme qui vous attire à elles pour vous conduire à votre perte ?
J’étais là, au milieu de cette clairière que j’avais crue si bien connaître, et mon cœur battait la chamade, quand tout à coup, elle se retourna. Je n’eus pas le temps de voir son visage, que ses grands yeux verts m’avaient capturée. Je m’y perdis…
Soudain, je sentis une petite main me tapoter la joue, me ramenant à la surface. Je restai un peu étourdie pendant un instant. Quand je repris pleinement conscience, je contemplai le visage en face de moi.
Une jeune femme d’une beauté angélique, me souriait avec gentillesse. Sa magnifique chevelure encadrait un visage fin et doux. De grands yeux verts dont je devais désormais me défier l’illuminaient et de très fines taches de rousseur parsemaient ses pommettes roses, ainsi que son petit nez en trompette, comme autant d’étoiles au firmament.
Sa beauté, soulignée par l’absence de maquillage ou d’autre artifice me subjugua.
Elle répéta les petites tapes sur ma joue. Je sursautai.
— Je suis vraiment désolée, je n’ai pas voulu… Il arrive parfois qu’on se perde dans mes yeux.
Son repentir semblait sincère.
Voyant mon air béat, qu’elle identifia peut-être comme des séquelles de l’incident, alors qu’il s’agissait d’une fascination sans bornes, elle me laissa une seconde pour retrouver mes esprits. À ce moment, j’avais complètement oublié Romane. Elle l’avait déjà remplacée dans mes pensées.
— Je me présente, je suis Sarah, la sorcière. Et toi, tu es Margaux, n’est-ce pas ?
Elle prononça ces mots d’un ton joyeux et chantant. J’étais non seulement subjuguée par sa beauté, mais aussi par sa voix mélodieuse et plus encore par ses manières d’une si grande simplicité.
— Euh… Oui, je suis Margaux, mais comment le savez-vous, et comment m’avez-vous repérée tout à l’heure ?
— Pas de vous entre nous, répondit-elle. Je suis la sorcière de cette forêt et j’en connais beaucoup sur ceux qui la fréquentent. Pour tout dire, je t’ai observée bien souvent jouer avec tes amis dans le bois lorsque tu étais plus petite. Plus récemment, je t’ai vue l’arpenter, seule.
« Je sais que tu l’aimes, cette forêt, et que tu n’as jamais persécuté le moindre animal sciemment ou dégradé un arbre sans raison, contrairement à la plupart des gamins. Ta gentillesse envers les habitants de ces lieux te vaut mon amitié.
À ce moment, le petit écureuil que j’avais rencontré la veille descendit d’un arbre et vint se loger sur la table, à portée de sa main. Elle le caressa :
— Il m’a raconté votre rencontre d’hier ! dit-elle en riant. Quant à te repérer… Tu as essayé d’être discrète, mais j’ai l’ouïe fine et l’odorat aussi ! Tu es assez bien intégrée dans Primaceton, mais tu es encore bien trop villageoise pour échapper à mes sens.
— Il y a autre chose que je voudrais savoir. Si vous, euh… si tu es une vieille amie de mon grand-père, tu devrais être bien plus âgée ! Alors que tu sembles aussi jeune que moi !
Je forçai un peu le tutoiement : je devais m’y habituer.
— Je connais bien Bernard, mais il a surtout connu Elizabeth qui n’est plus en activité, ton grand-père n’est certainement pas au courant, car c’est récent. Maintenant la sorcière officielle de la forêt, c’est moi !
— Elizabeth serait donc ta mère ?
— Effectivement, elle a pris, sa retraite, et vit désormais plus profondément dans la forêt. Tu pourras rassurer Bernard en lui disant qu’elle va bien.
— Oh ! Et tu as dû prendre sa succession, tu es bien jeune, la responsabilité n’est pas trop lourde pour toi ?
Sarah secoua la tête.
— Elle m’y prépare depuis le plus jeune âge, et si j’ai un doute sur une préparation, je peux toujours m’adresser à elle !
Elle marqua une pause, grattouillant le petit écureuil. Je tendis moi aussi la main vers lui. Il la renifla un instant puis me laissa le caresser. Elle me sourit :
– Pourquoi es-tu venue ? Je sens une ombre derrière ta présence. Y a-t-il quelque chose de grave ?
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