Chapitre 5 - La maison vivante - 3/3
Sarah m’invita à me lever.
— Nous devons désormais nous atteler à la tâche. Tout d’abord, nous devons occuper du jardin, puis préparer le repas, et comme tu m’as retardée, ajouta-t-elle avec un sourire en coin, nous préparerons les tisanes pour Bernard en début d’après-midi.
Nous nous rendîmes alors dans le jardin. Nous commençâmes par observer l’ensemble. Elle réfléchit aux tâches qu’il faudrait exécuter :
— Commençons par nous occuper de ces laitues, elles poussent trop serrées, il va falloir les éclaircir. Au travail !
Elle travaillait avec les mains. Cette façon de faire, nouvelle pour moi, me plut immédiatement. Le contact physique avec la terre, les plantes, m’emplissait de bien-être. Je ressentais, en travaillant la réalité de la vie que je manipulais : les racines, les tiges, les fleurs.
Elle m’expliquait chaque opération, et nous nous mîmes conjointement au travail, discutant et riant beaucoup. Ma place était bien plus ici à ses côtés que sur les bancs de l’école.
Nous fîmes ensuite quelques récoltes pour le repas de midi, et nous rendîmes en cuisine où je travaillai sous sa direction bienveillante.
En attendant que le plat cuise, nous reprîmes nos places dans les fauteuils en osier.
— Tu vois, je ne me fatigue pas trop, j’ai tout le temps pour faire les choses. Ce n’est pas comme les citadins qui n’ont jamais le temps pour rien ! Ici, on fait les choses au rythme de la nature.
— Puis-je te parler du traumatisme que tu as aperçu lorsque tu m’as sondée ?
— Bien sûr ! Je t’écoute.
Elle me regardait avec une tendresse non feinte.
— Merci. Tu vois, c’est à cause de mon père. Il souhaite tout diriger, tout régenter. Alors hier, il a annoncé qu’il voulait me faire arrêter le lycée, m’obliger à travailler comme caissière dans un supermarché… Ensuite, il veut me marier pour se débarrasser de moi et avoir de meilleures relations avec des gens dont je ne sais rien.
— Oh ! Je vois. On nage en plein Moyen-Âge.
— Puis, je me suis énervée, je lui ai rétorqué que s’il mettait son plan à exécution, j’irais voir la police. Alors, il a voulu me frapper. Ma mère s’est interposée et c’est elle qui a reçu le coup.
— Cet homme est un monstre !
— Ensuite, ma mère a parlé de divorcer pour nous protéger toutes les trois, avec ma sœur Lydia. Elle a bien raison.
— Je suis d’accord avec toi. Je ne vous laisserai pas tomber : ni toi, ni elles. Si la situation devait empirer, je vous accueillerai. On fera de la place.
— Tu es une personne adorable.
— Tu sais, je connais ta mère, Hélène. Elle a été l’apprentie d’Elizabeth, elle venait le mercredi après-midi. Elle aimait bien travailler ici, mais ton père lui a interdit de venir. Il disait que ça ne lui rapporterait pas d’argent ou que cette sorcière allait la pervertir. Qu’allait-elle donc lui faire ?
— Tu connais presque toute la famille alors ! Connais-tu ma grand-mère paternelle ?
— Ton grand-père m’en a parlé un jour. Ils ne s’entendaient pas du tout. Il n’y avait pas eu de violence, mais elle avait des vues productivistes que lui ne supportait pas. Ils n’avaient pas de points communs. C’est la raison pour laquelle ils n’ont eu qu’un enfant.
« C’est elle qui a contaminé ton père avec ses idées nauséabondes. Peut-être aurait-il été ainsi de toute manière, mais nous ne le saurons pas. Puis quand son fils a atteint une vingtaine d’années, elle a disparu du jour au lendemain. Personne n’en a jamais retrouvé la trace. La gendarmerie s’est occupée des recherches, Bernard a même été accusé de meurtre, mais en l’absence de preuves, ils ont fini par le relâcher.
Je tombai des nues, restant un moment estomaquée. on grand-père accusé du meurtre de sa femme ! Le connaissant, il n’aurait jamais pu faire de mal à une mouche, ni même à une vipère...
— Il ne parle jamais d’elle, je comprends maintenant pourquoi il passe tout ce qui la concerne sous silence ! finis-je par dire.
Elle se leva pour aller chercher le repas qui devait être prêt. De mon côté, je pris des ustensiles pour mettre la table. Tout était en bois, même les lames des couteaux qui étaient semble-t-il taillées dans un bois très dur.
Ce repas en tête-à-tête fut des plus agréables. Les saveurs exquises du plat emplirent mon palais et je n’aurais pu imaginer un vis-à-vis plus adorable. Rien à voir avec les sorcières de mes cauchemars !
Le début de l’après-midi se passa dans la préparation des tisanes destinées à Grand-Papa. Sarah avait la plupart des ingrédients sous la main, mais nous parcourûmes quelques centaines de mètres pour aller cueillir de la valériane. Elle prépara ensuite trois remèdes différents. Un pour le matin, bien vivifiant, un pour le déjeuner auquel elle ajoutait un peu de verveine et de menthe pour la digestion, et un troisième pour le dîner avec une touche de valériane pour bien dormir.
— La valériane doit être dosée avec précision, car en grande quantité, elle constitue un poison mortel.
Lorsque tout fut prêt, nous dûmes nous séparer. J’allai chercher mon sac et y fourrai les diverses décoctions. Quand je relevai la tête, elle me tendait une petite fiole où il était indiqué : Essence de Violetta Oniris. Je la glissai bien précautionneusement avec le reste.
— Pour avoir de doux rêves me rappela-t-elle, comme si j’avais pu oublier.
— Merci.
— On se fait la bise ?
Je m’approchai d’elle, lui tendis ma joue et nous nous fîmes la bise avec délicatesse. Sa peau était d’une douceur incroyable, légère brise caressant la chevelure des arbres. Je tentai de garder la sensation de son baiser, mais comme le vent, elle s’était déjà envolée. Je conservai néanmoins ancrée en moi son odeur, rappelant celle d’un matin de printemps.
Je pris le chemin du retour, mes tisanes dans mon sac et de nombreux conseils d’experte dans la tête.
— Demain huit heures, ça te va Margaux ?
Je me retournai pour lui répondre avec un large sourire :
— Parfaitement ! Bonne journée Sarah, à demain !
Après un dernier geste de la main, je repris mon chemin. En m’éloignant, je commençai à réaliser tout ce qui s’était passé aujourd’hui. J’étais venue un peu apeurée de rencontrer une personne étrange afin de chercher des tisanes qui soulageraient Grand-Papa. Par un miracle, j’avais trouvé bien davantage ! Sarah, une amie qui faisait déjà battre mon petit cœur plus que de raison, mais aussi d’étranges informations sur ma famille : la jeunesse de ma mère, la disparition de ma grand-mère, les soupçons sur mon grand-père. Hormis ces faits, j’étais toujours inquiète pour la santé de Grand-Papa. Tout se mélangeait dans ma tête.
J’étais déjà fatiguée, et la journée n’était pas encore finie !
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