6 - Le temple de la Mère Universelle - 1/3

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« Pour ceux qui ont peur de ne pas être à l’heure »

Lorsque je quittai Sarah, mon portable indiquait quatorze heures trente, mon emploi du temps étant plus que serré, je me hâtai sur le chemin de la maison. J’y parvins une heure plus tard. Cela ne coïncidait pas avec les horaires scolaires mais tant pis, il suffirait que mon père ne me voie pas !

Arrivée à proximité de chez moi, je pris la peine de raser les murs au cas où il serait en train de travailler dans la grange plutôt qu’au bois.

Je me glissai par la porte et me rendis à la cuisine. Ma mère s’y trouvait.

— T’étais passée où ? J’ai reçu un appel du lycée, tu n’y étais pas ! me dit-elle d’emblée. Je me suis fait un sang d’encre.

— Est-ce que le nom de Sarah ou d’Elizabeth te dit quelque chose ?

— Elizabeth Hildoras ? La sorcière ? Mais qu’a-t-elle à voir avec le fait que tu ne sois pas allée à l’école ?

Je continuai sur ma lancée sans me démonter, lui expliquant que j’étais allée chercher un remède pour Grand-Papa, chez elle. Elle me répondit que j’avais eu raison d’agir ainsi, mais que j’aurais dû la prévenir. Je poursuivis en expliquant le remplacement d’Elizabeth par Sarah. Elle ne connaissait pas Sarah, mais en avait entendu vaguement parler.

Lorsque j’évoquai son apprentissage et le refus qu’avait opposé mon père, son regard en dit long sur les frustrations qu’elle avait subies à l’époque.

— Alors, as-tu obtenu ce que tu étais allée chercher ?

— Oui, et même davantage : j’ai trouvé une amie. Elle m’a offert d’être son apprentie, et j’ai accepté.

Ma mère me regarda d’un air contrarié.

— Mais tu vas continuer ton travail au lycée quand même ! Être son apprentie ne te donnera aucun diplôme. Je ne vais pas faire comme ton père, imposer ce que je veux, mais je te déconseille vivement d’abandonner ta scolarité.

— Sarah me l’a également déconseillé, mais c’est ma décision. Je pourrai toujours être herboriste par la suite.

Un conflit se jouait apparemment dans la tête de ma mère. Elle finit par se décider :

— D’accord, tu es grande, tu as seize ans, la vie a bridé mes choix, je ne vais pas t’obliger à vivre la même chose. Mais tu devrais quand même passer ton bac.

— Je suis consciente de la situation. Mais les études, ça n’est pas pour moi. J’ai travaillé la terre avec Sarah, et j’ai su que c’était ma voie : les plantes, la forêt. Je ne me laisserai pas imposer ce que tu as subi, je n’irai pas travailler dans un supermarché ou me marier avec celui qu’on m’indiquera.

Une ombre passa sur son visage, puis me dit afin de me rassurer :

— Je ferai tout pour que ça n’arrive pas. Les lois d’aujourd’hui empêchent ce genre de pratiques.

— À ce sujet, j’ai quelque chose à te dire. C’est peut-être un peu brutal, mais il faut bien que je te le dise un jour : je ne suis pas attirée par les hommes, mais par les femmes.

Il fallait que je le lui dise. Ces mots me brûlaient les lèvres depuis quelque temps, ils devaient sortir. Depuis que j’avais rencontré Sarah, ils étaient encore plus d’actualité. Sortir cette phrase d’un coup me libéra. Elle resta quelques instants sans rien dire, l’air ahuri. Le temps de quelques battements de cœur, je regrettai presque de m’être lancée, mais elle reprit :

— Pour une surprise… se contenta-t-elle de dire. Bon, ce n’est pas grave. Enfin… C’est ainsi, nous n’y pouvons rien. Laissons les choses telles que la nature les a faites !

— Maman, ne t’inquiète pas pour moi, je m’en sortirai très bien.

Elle resta muette un instant et finit par me serrer dans ses bras.

— Ma petite fille, quoi qu’il arrive, je t’aimerai telle que tu es.

C’était la phrase que je voulais entendre. Ses autres tentatives maladroites n’avaient pas d’importance.

Le temps pressait, je repris :

— J’emmène Grand-Papa au temple comme on l’a décidé hier soir. Nous serons de retour assez tard, je pense, ne nous attend pas avant dix-huit heures trente. Je vais aller voir comment il va.

« Tu as vu le fauteuil ? Va jeter un œil dans le cellier, et si tu pouvais me l’apporter pendant que je lui prépare sa tisane, ce serait gentil.

J’actionnai la bouilloire électrique, puis je retrouvai mon grand-père.

— Alors comment te sens-tu aujourd’hui ?

— Pas plus mal qu’hier…

— Je t’ai apporté les tisanes. La sorcière que tu as bien connue n’est plus en fonction. Celle qui l’a remplacée est une certaine Sarah. Elle a remplacé Elizabeth.

Je lui annonçai comme à ma mère le changement de sorcière officielle. Je voulais observer sa réaction. Il ne parut pas spécialement surpris, mais lorsqu’il me répondit qu’Elizabeth devait être trop vieille, quelque chose sonnait faux dans sa voix.

Je lui expliquai rapidement le contenu des trois tisanes différentes ainsi que leur effet pendant que Maman arrivait avec la chaise roulante.

— Chaise grand luxe, annonça-t-elle en entrant comme si elle faisait une annonce publicitaire. Bernard, es-tu prêt à aller jusqu’au temple ?

— Avec ma petite Margaux, j’irais jusqu’au bout du monde !

Il n’avait tout de même pas l’air très vaillant.

— Je vais chercher l’eau chaude pour l’infusion.

Lorsque l’infusion fut prête, je vins m’asseoir vers Grand-Papa et lui tendis sa tasse. Il commença par simplement respirer la vapeur d’eau qui s’en échappait, s’en laissa emplir les narines et son visage prit une expression extatique. Puis lorsqu’il y trempa ses lèvres, ce fut avec délectation. Sarah n’était pas une simple guérisseuse, c’était une artiste du goût, et tout ce qu’elle préparait devait atteindre la perfection.

Après la tisane, Maman et moi l’aidâmes à se lever et à s’installer dans le fauteuil. Puis nous cherchâmes une couverture bien chaude à lui mettre. Je me mis alors en route, poussant Grand-papa devant moi. La chaise roulait très bien, grâce à ses deux roues de grand diamètre, malgré les pavés. La rue descendait jusqu’au milieu du village, mais j’appréhendais déjà la montée qui suivrait.

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