10 - Révélations 2/3
Une fois attablée, elle prit un air sérieux :
— Je t’ai promis des informations sur moi. La révélation est pour aujourd’hui.
— Je suis tout ouïe.
— Eh bien, je ne suis pas vraiment humaine.
— Tu es une extraterrestre ?
Elle rit à gorge déployée.
— Elle est bien bonne celle-là ! Non, pas du tout, je suis bien une enfant de la terre ! Je suis du peuple des elfes.
— Mais tu n’as pas les oreilles en pointe !
Elle riait encore.
— Pour tout te dire, je ne suis pas une elfe de roman. D’ailleurs un grand romancier a parlé d’un peuple qui nous ressemble un peu. Tu connais Tolkien ?
— Bien sûr ! J’adore.
— Eh bien si tu lis Tolkien, il ne dit jamais que nous avons les oreilles en pointes ! Mais bon, même si ses elfes ont quelques points communs avec nous, par exemple sur notre durée de vie, notre histoire diffère du tout au tout d’avec la sienne.
Je m’esclaffai à mon tour :
— Oui ! Et tu es bien plus belle que la Galadriel du film.
Pour, me donner raison, elle passa sa main dans ses longs cheveux roux, l’œil malicieux.
— N’est-ce pas ! Je n’ai pas vu le film. D’ailleurs, je n’ai jamais vu de films, mais je peux bien imaginer.
— En plus c’est une blonde, elle ne fait pas le poids ! En tous les cas, à mon goût !
Nous rîmes un instant, puis elle se reprit.
— Je te disais donc que j’appartiens au peuple des elfes. Ce qui veut dire que ma vie a été beaucoup plus longue que tout ce que tu peux imaginer.
— Mille ans ?
— Ce n’est pas une question à laquelle il est simple de répondre, car nous ne vivons pas le temps de la même manière que vous, les humains. Vois-tu, au départ, nous étions un seul peuple. Mais un jour nos destins furet séparés par un différent.
« Vous vous êtes inscrits dans le temps, dans une époque, alors que nous sommes restés intemporels. Les mages humains qui ont gravé les premières pierres de savoir datent cette bifurcation de douze mille ans. À cette époque, j’avais déjà vécu bien longtemps.
Je n’en revenais pas.
— Tu veux dire que tu es… immortelle ?
— Pas du tout. Nous mourons aussi, mais pas de vieillesse.
— De quoi alors ?
— Les armes, les poisons, les maladies… Tout ce qui peut vous tuer. Sauf le temps.
Je laissai planer ce temps qui n’avait pas d’influence sur elle, appuyant ma tête sur les deux mains les coudes sur la table et les yeux dans le vague, essayant de digérer ces informations. Me laissant une pause, elle finit par reprendre :
— Une chose supplémentaire peut entraîner notre mort, la plus terrible… La trop grande accumulation de sentiments négatifs. Car si nous sommes insensibles au temps, nous sommes sensibles aux émotions. La tristesse est la pire de celles que nous craignons. Quand Alamarielle est décédée, je suis tombée très bas… Ma vie allait s’éteindre.
Je pris sa main dans la mienne. Les larmes pointaient aux commissures de ses grands yeux.
— J’ai pris le rôle de gardienne de la forêt, c’est ce qui m’a aidée à survivre, cette fonction m’a permis de rencontrer des êtres formidables, qu’ils soient elfes ou humains.
« Puis tu es arrivée du haut de tes seize années de vie, pleine de joie, de bonne humeur et de farces à revendre, et prête à donner et à recevoir énormément d’amour. Mes défenses se sont abaissées et j’ai craqué. Aujourd’hui me revoilà heureuse, grâce à toi, je retrouve le bonheur. Car je t’aime, tu le sais.
Lui souriant, et la regardant droit dans ses jolis yeux verts, je baisai doucement sa main, mon cœur battait très fort.
Un peu trop emportée par ses émotions, elle changea brutalement de sujet.
— Mangeons avant que ça ne soit trop froid. Nous reparlerons peut-être plus tard.
Comme d’habitude, tout était succulent et totalement imprévu. Elle savait mélanger les goûts mieux que personne.
— Avons-nous d’autres différences que celles que tu as évoquées ?
— Nos gestes sont bien plus aiguisés que les vôtres, car les humains se sont trop habitués à faire confiance à la technologie. Ma vue est perçante comme celle d’un aigle, mon odorat aussi performant que celui d’un ours…
« Nos gestes sont plus précis que les vôtres, car c’est un don de notre créateur.
« La connaissance également. Chez vous, elle est partagée par un si grand nombre de personnes qu’elle progresse très vite. Mais finalement, une personne ne peut emmagasiner qu’une partie infime de ce savoir dans sa vie.
« Tandis que chez nous le savoir se partage aussi, mais nous sommes peu nombreux, il progresse donc lentement, mais il est le fruit d’une vie tellement longue que chacun d’entre nous en accumule un immense. Mais nos intérêts ne sont liés qu’à la nature. Vos automobiles, télévisions et autres ordinateurs n’ont aucun intérêt pour nous.
« Personnellement, je m’intéresse à tout ce qui concerne la médecine et m’informe régulièrement des avancées de votre science en la matière.
Le repas étant terminé, nous retournâmes à notre fabrication de chaises. Elle finit la sienne et commença à travailler avec moi sur la deuxième.
Je la prévins qu’à seize heures, j’avais rendez-vous avec Bastien pour tenter la réconciliation. Je reçus ses félicitations pour cette courageuse tentative.
— Tu peux m’en dire davantage sur ce qui est arrivé à Alamarielle ?
— Je t’ai expliqué que nos deux peuples se scindèrent. Eh bien, ce ne fut pas dans la paix. Certains elfes souhaitaient disposer de plus de confort, et pour ce faire, ils voulaient pouvoir exploiter des métaux contenus dans le sol. Mais le dieu créateur est hostile à l’exploitation outrancière de la terre.
« Alors comme les esprits s’échauffaient, il y eut des combats, provoquant une scission irréparable. Ceux qui partirent se nommèrent les humains, ou les hommes, et nous restâmes les elfes. Ils perdirent le soutien du dieu créateur, et tous les bienfaits qu’il nous avait accordés.
« Depuis, elfes et hommes se sont livrés de nombreuses guerres. Alamarielle est morte dans l’une d’entre elles. Il y a un peu plus de deux mille ans selon votre mesure.
— Tu ne nous hais pas pour cela ?
— Le devrais-je ? Ce ne sont pas les gens d’aujourd’hui qui l’ont tuée. Vous n’en êtes pas responsables. Et de tout temps, la majorité des hommes subissent la guerre. Seuls les dirigeants et quelques esprits aigres en sont la cause.
Tant de bienveillance m’impressionnait.
— Je te livre un dernier cours d’histoire pour la journée : l’histoire d’Amalfay et d’Antalvay.
« Il y a longtemps, quand les guerres battaient leur plein, Antalvay était une très grande cité, farouchement opposée aux elfes. Ses habitants prônaient l’expansion irraisonnée et nous ne pouvions l’accepter. Antalvay est formé du préfixe « ant » qui signifie contraire et « alf » ou « alv », pour le mot elfe. C’était la ville ennemie des elfes.
« Le temps passant, la majorité des gens comprit l’inutilité de ces guerres. Le plus grand nombre s’enfuit, car ils n’en avaient que faire et désiraient seulement vivre. Ils déploraient leurs mobilisations et les sacrifices de leurs vies pour une cause qui n’était pas leur. Ils construisirent la grande ville de Brivorest.
« D’autres pensaient qu’il fallait s’engager activement à la défense de la forêt, particulièrement la nôtre. Ils s’établirent dans le nord-est de la ville, et nous aidèrent à combattre ceux d’Antalvay. Plus tard, ils nommèrent leur village Amalfay, littéralement ceux qui aiment les elfes. C’est le village dont tu viens, Margaux, et ce n’est pas anodin.
— J’ai encore une question. Tu disais que tu avais besoin d’une existence officielle pour les humains et que c’est la raison pour laquelle tu changes d’identité. Mais pour quoi faire dans le fond ?
— Je possède des parcelles de forêt. Grâce à elles, je peux en louer ou prêter certaines parties à des gens qui vont en prendre soin. Ça les protège également du défrichement.
« Donc, de génération en génération, j’hérite de moi-même.
Nous sourîmes à l’évocation de cette incongruité. Il était désormais plus de quinze heures et je devais bientôt prendre congé de mon elfe adorée pour aller me réconcilier avec Bastien. J’avais appris tant d’elle aujourd’hui. D’elle et du monde que je ne pourrais plus jamais regarder de la même manière. Il me restait beaucoup à apprendre.
Annotations
Versions