Le dernier soldat (1/2)
Toc... toc... un bruit de métal sur le parquet de la chambre, comme une bille qui aurait chuté, puis roulé... Ce fut bref, mais suffisamment long pour ne pas passer inaperçu.
Dans le fauteuil du salon, près de la cheminée, le regard perdu au-delà de la vitre de la fenêtre qui donnait sur ce jardin dont elle ne s'occupait plus, Marie sursauta. Ce bruit, elle n'arrivait pas à s'y faire. Elle se faisait encore moins au signe de croix rapide qu’Huguette faisait dans son dos. La jeune servante ignorait que son reflet sur la vitre de la fenêtre la trahissait. Pourquoi certaines choses se répétaient-elles jour après jour, alors qu'elle ne demandait qu'un seul jour pour que tout recommence, se passe différemment et finisse autrement.
« Madame ? »
L'inévitable question. Celle qu'elle aurait préféré ne pas poser. Celle dont elle espérait que la réponse ne mettrait pas sa foi à l'épreuve.
« Dois-je monter… le ramasser ?
- Je vais m'en occuper Huguette. C’est sûrement le chat, ou le vent, comme d'habitude.
- Sûrement, madame, sûrement. »
Huguette n'y croyait pas. Comment l'aurait-elle pu ? Elle avait chassé le chat à coups de pierres. Il en avait même reçu une qui l'avait un peu estourbi. Elle avait pensé l'avoir tué, mais quand elle avait voulu s'en assurer, cette saleté d'animal diabolique avait disparu. Quant au vent, dehors, pas une branche ne bougeait. Cela faisait même quelques jours qu'il n'y avait pas eu de tempête ou de pluie.
L'hiver se contentait d'être glacial. Mais rien ne pouvait être plus glacial que le cœur de sa maîtresse, et depuis bien plus longtemps que ne durait l'hiver.
Étouffant un soupir de lassitude, Marie ramassa les plis de sa robe noire et se leva.
Madeleine entendit sa mère se lever du fauteuil qu'elle ne quittait pratiquement plus depuis des mois. Elle y passait même certaines de ses nuits depuis le début de la guerre. Madeleine, ou Maddie, comme la surnommait son père, se souvenait des temps heureux. C'était bien avant la guerre. Sa mère, Marie, était une jolie femme au teint frais et aux cheveux blonds soyeux, grande, mince et aussi gracieuse qu'une danseuse de l'opéra de Paris, ce qu'elle avait été avant d'épouser Malo Ardavast. Ses grands yeux avaient la couleur de ces plantes qu'elle choyait tant avant la guerre. Elle était beaucoup plus jeune que son père. Une vingtaine d'années les séparaient, ainsi qu'une vie très différente. Malo Ardavast était policier à Paris lorsqu'ils s'étaient rencontrés. Madeleine ne se souvenait plus vraiment comment avait eu lieu leur rencontre. Ce n'était pas faute de l'avoir entendu. Au temps des jours heureux, ses parents racontaient leur histoire d'amour à tous ceux qui souhaitaient l'entendre. Mais certaines choses avaient tendance à s'effacer de sa mémoire. De plus en plus, depuis que son père était reparti à la guerre.
Madeleine avait aussi du mal à se souvenir de son visage. Elle se souvenait encore d'un homme doux, cultivé, au regard gris, aux cheveux clairs, presque blancs, et au visage marqué à la fois par sa bonté naturelle, par le temps et par les épreuves. Elle se souvenait surtout de sa voix, toujours basse, presqu’enrouée, toujours calme... une voix qui l'apaisait lorsqu'elle était en colère, une voix qui la rassurait lorsqu'elle avait peur. Qui apaisait-il, qui rassurait-il là où il se trouvait ? Maddie se demandait quand cette guerre s'arrêterait. Son père reviendrait-il ? Le changerait-elle comme elle avait changé des milliers d’hommes ? Ces mêmes questions obsédaient sa mère. Elle le savait. Mais ce n'était pas pour cela qu'elle passait ses journées, assise dans son fauteuil, le regard dans le vide.
Madeleine voulut ramasser le soldat qui était tombé sur le parquet. Quelques gouttes d'eau tombèrent sur le bois vermoulu du sol lorsqu'elle voulut le prendre entre ses petits doigts humides. Surgit de sous le lit, un chaton noir aux grands yeux d’ambre se glissa sous sa main, réclamant des caresses. De sa patte, l’air de rien, il repoussa l'homme miniature hors d'atteinte, comme une ultime vengeance envers l'humanité après ce que la servante lui avait fait... Un coup de patte un peu plus fort et il aurait disparu dans l’obscurité sous le lit. Maddie regarda la figurine, couchée, au bord du territoire ennemi, le pays des Ombres. C’était un petit soldat de plomb bleu et rouge. Un rescapé de la guerre.
Son frère aîné, Louis, en avait toute une collection. Parti le premier jour de la guerre, il en avait pris quelques-uns avec lui pour se rappeler les bons moments lorsqu’il serait loin de la maison où il avait passé son enfance. Son père avait pris les derniers lorsqu'il était parti à son tour. « Pour ne pas oublier », avait-il dit. Maddie lui en avait néanmoins réclamé un. Il l'avait autorisée à choisir celui qu'elle voulait. Elle avait pris celui qui avait les cheveux noirs bouclés, comme ceux de Louis, la même moustache brune et le même regard bleu. Il avait aussi le même uniforme, mais il n'avait plus qu'un seul bras. L'autre était perdu, arraché depuis longtemps. Elle ne se souvenait plus comment. Elle se rappelait seulement de la façon dont sa mère avait regardé son père à cet instant. Maddie avait lu l'incompréhension, puis la tristesse dans son regard. C'était après la lettre... et après... Maddie ferma les yeux.
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