Le dernier soldat (2/2)
Le chat ronronnait tandis qu'elle lui caressait la tête, entre les deux oreilles. Elle avait essayé de nettoyer le sang qui maculait son poil, à cet endroit, en vain. Ce chat était le dernier cadeau de son père avant son départ. Il lui avait donné juste avant de partir pour qu'elle ne se sente pas seule. D'autres gouttes d'eau perlèrent sur le plancher, glissant de sa manche. Comme elle aurait aimé que son frère revienne. Mais plus jamais il ne reviendrait. Il était tombé sous les balles allemandes, quelque part dans l'est de la France, en septembre 1914. La douleur... Elle pensait qu'elle s’estomperait avec le temps, mais elle était toujours là.
Son père avait lu la lettre en premier, sur le seuil de la maison. Le maire du village était venu la leur apporter, l'air sombre. Maddie jouait sur le perron. Elle avait vu le visage de son père changer, et, pour la première fois, les larmes couler sur ses joues. Il n'avait pas pu les retenir. En le voyant aussi, sa mère avait lâché le bouquet de roses rouges qu'elle venait de couper. Elle avait crié et s'était étreint le ventre comme si on l'avait poignardée. Son père l'avait rejointe et l'avait prise dans ses bras, mais elle l'avait repoussé. C'était la première fois que Maddie voyait sa mère fâchée contre son père. Elle s'était ensuite précipitée, en larmes, dans la maison et s'était enfermée dans sa chambre. Elle y avait longtemps pleuré. Maddie n'avait rien dit. Sa peine à elle aussi était lourde à porter, pourtant les larmes n'étaient pas venues immédiatement. Elle n'avait pas pu faire sa sieste. En fin d'après-midi, dans le silence mortuaire de la maison, elle s'était levée. Elle s’était glissée dans la chambre de Louis et avait ramassé tous ses soldats de plomb, puis les avait fourrés dans la poche de sa blouse. Tous ensemble, ils lui semblèrent lourds, comme si leur petit cœur de plomb était lui aussi chargé de peine. Elle avait descendu les escaliers en silence, puis elle était sortie de la maison et avait marché en direction du lavoir. Elle jouait souvent, là-bas avec Louis. Dans leurs jeux, les petits soldats prenaient vie, et sous les ordres de leurs deux grands généraux, ils luttaient âprement pour leur vie. Il y avait eu un avant, et maintenant un après. Après... L'air lui manqua. Elle se précipita vers la fenêtre et, se hissant sur la pointe de ses petits pieds, elle parvint à l'ouvrir au moment où sa mère entra dans la chambre.
Marie frissonna. Comme toujours, elle avait eu raison. Elle marcha vers la fenêtre et la referma. Puis elle chercha l'Objet du regard sur le plancher. Elle aperçut enfin le petit soldat rouge et bleu. Il avait roulé sous le bord du lit. Elle se baissa pour le ramasser. Elle voulut le remettre sur son étagère, mais elle se ravisa. Elle le posa alors sur le chevet, près de la lampe en cuivre. Elle remarqua la fine couche de poussière sur la tablette en marbre et sur le bois du lit. Depuis combien de temps Huguette n'était-elle pas rentrée dans la chambre de Madeleine pour y faire les poussières ? Marie ne pouvait pas lui en vouloir. Elle-même n'y arrivait pas toujours. Parfois, la peine était trop forte, et la douleur dans son ventre encore plus. Il y avait des gouttes d'eau que le parquet venait d'absorber. Marie se demanda d'où elles pouvaient provenir. Du regard, elle fit le tour de la chambre vide, froide et mortellement silencieuse. Comme tout était différent aujourd’hui.
Une larme coula sur sa joue pâle. Elle arrivait encore à pleurer malgré toutes les larmes déjà versées depuis la mort de ses enfants. Elle ne pouvait pas oublier ce matin où Malo avait ouvert cette lettre leur annonçant la mort de Louis, leur fils adoré. Elle avait eu l’impression, à cet instant qu'on lui avait arraché les entrailles. Sa peine avait été telle qu'elle en avait oublié son second enfant, sa douce petite fille. Cela avait suffi à Maddie pour s'échapper de la maison et se réfugier au lavoir. C'était souvent là qu'elle allait lorsqu'elle se sentait triste, ou lorsque l'absence de Louis lui pesait trop. Jamais elles n'avaient parlé du départ de Louis. Avec son père, c'était autre chose. Maddie lui confiait ses peines et ses joies. Sauf ce jour-là.
Que s'était-il passé cet après-midi-là ? Comment Maddie avait-elle pu tomber dans l'eau alors que, du haut de ses huit ans, elle ne s'en approchait jamais ? Marie ne pouvait s'empêcher de penser qu'elle aurait sans doute pu sortir de l'eau si elle n'avait pas eu ces fichus soldats de plombs dans sa poche... Peut-être même qu'elle n'y serait pas tombée sans eux... Marie haïssait ces hommes de guerre, de chair ou de fer, qui lui avaient d'abord pris son fils, puis sa fille, et enfin son mari. Ils ne lui avaient même pas rendu le corps de leur fils.
Quelques semaines après l'enterrement de Maddie, Malo avait fait fondre tous les soldats de plomb de Louis. Il n'en avait gardé que deux. Un pour lui : « Pour ne pas oublier », avait-il dit. Et l'autre... Elle l'avait surpris, dans son bureau, à parler à sa fille qui n'était plus, à lui donner le dernier soldat qui lui restait. Un instant, elle avait pensé qu'il était devenu fou. Malo ne lui avait plus parlé depuis la mort de Maddie. Il avait gardé sa peine pour lui. Elle ne pouvait pas lui en vouloir. Elle-même avait réagi à sa manière. Puis elle avait compris : il refusait d'accepter la mort de Madeleine, comme il refusait d'accepter celle de Louis.
En voyant les balles de plomb sur son bureau, elle avait pressenti son départ. Elle n'aurait rien pu faire ou dire pour l'en empêcher. Elle l’avait même alors souhaité au plus profond de son âme, de son cœur et de sa chair. À cet instant, elle avait su qu’il irait au-delà des lignes ennemies s'il le fallait pour le retrouver et le ramener, qu'il soit mort ou vivant.
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