Sujet tabou
De retour chez moi, je bois un grand verre d’eau, appuyée au plan de travail de la cuisine, espérant calmer les tremblements de colère qui m’agitent. L’amélioration de mon état nerveux est si infime que je décide de reprendre l’évacuation des poussières avec une playlist rock pour compagnie. J’augmente le volume de ma chaîne stéréo et pars à la chasse des moumoutes en m’égosillant sur « Tainted love » de « Soft Cell ».
J’ai terminé, enfin. Plus que le carrelage de ma salle de bain à nettoyer et je pourrai prendre une bonne douche. Ensuite, il me faudra encore préparer le dîner. Je suis épuisée rien que d’y penser. Le soleil se couche, la nuit tombera vite. Alex ! Il devrait déjà m’avoir appelée ! Je compose le numéro de son cellulaire ; messagerie. Je râle et recommence, en vain. Troisième essai ; je reconnais la sonnerie de mon téléphone et vois le nom de mon correspondant. Mon fils me rappelle, ouf.
- Maman, je suis en voiture avec Hugo et son père. Il me ramène.
- Quoi ??? Tu aurais pu me demander mon avis et surtout me prévenir ! Je m’inquiétais, d’autant plus que tu ne répondais pas.
- Je suis désolé, maman. J’ai pensé que ça t’arrangerai de ne pas avoir à refaire le trajet.
- Ouais, c’est pas faut. Bon, tu seras là dans combien de temps ?
- Trente minutes, à peu près.
Je bous intérieurement. J’ai juste le temps de me décrasser avant qu’ils n’arrivent. J’espère que le Commandant restera à distance et n‘aura pas l’idée de venir me parler. Je dois pourtant accepter le fait que l’agent fera désormais partie de mon entourage et que nous serons obligés de nous croiser régulièrement.
J’enfile rapidement un bas de jogging et un tee-shirt. J’ouvre le réfrigérateur en me demandant quelle entrée je vais préparer pour notre repas. Trop préoccupée par le retour proche de mon fils, je ne parviens pas à me décider. Je regarde les carottes sans les voir et les concombres m’épuisent déjà avec leur peau et leurs graines à enlever. Et si on allait se manger une bonne pizza ?
De la fenêtre de la cuisine, je vois la voiture de la gendarmerie franchir la glissière de mon futur portail et s’engager dans l’allée, pour s’arrêter devant ma porte. Il ne manque pas d’air, celui-là ! Je ne l’ai pas invité à pénétrer chez moi ! Je sais maintenant que je ne vais pas pouvoir l’éviter.
- Maman ! Je suis là !
J’accueille mon fils d’un baiser sur la joue, sur le seuil de ma maison. Du coin de l’œil, je remarque Hugo et son père, à quelques mètres de nous.
- Bonsoir Hugo. Bonsoir Commandant. Je vous remercie d’avoir pris soin de me ramener Alex.
- Pas de soucis. C’est un garçon agréable.
- Maman, Hugo peut dormir à la maison ?
Prise au piège. J’aurai du m’en douter, quelle idiote !
- Pas ce soir, mon chéri. Je nous ai réservé une table à la pizzeria.
- S’il te plait, maman, annule.
- Tu m’as promis de faire tes taches demain, tu t’en souviens ?
- Oui, et Hugo pourra m’aider, à deux on ira plus vite.
Je réfléchis à toute vitesse. Si j’accepte, ça va devenir une habitude. Et pourtant, je m’entends répondre :
- D’accord. Commandant, je vous offre un apéritif ou vous êtes en service ?
- Mon service prendra fin dans dix minutes. Alors en attendant, j’accepterai volontiers un verre d’eau. Et j’aime connaître l’environnement dans lequel mon fils va passer sa soirée. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?
Je le précède jusqu’à la cuisine.
- J’ai du jus de fruit, si vous préférez.
- Ce sera parfait, merci.
Les garçons se sont déjà installés dans le salon, où ils choisissent un jeu vidéo.
- Commandant, une voiture de la gendarmerie passe tous les soirs dans ma rue. J’ai constaté que sa plaque d’immatriculation est la même que celle du véhicule que vous conduisez aujourd’hui. Me surveilleriez-vous ?
- Vous habitez un quartier résidentiel dans lequel nous effectuons en effet des rondes, pour votre sécurité et celle de vos voisins.
- Vous ne répondez pas à ma question.
Il semble gêné.
- Oui, c’est moi. Votre présence dans cette ville m’intrigue, et mon métier m’a appris à ne pas croire aux coïncidences. De plus, vous et votre fils demeurés toujours sous la protection de l’état et je ne veux pas prendre le risque que votre affaire remonte à la surface, ici, dans ma ville.
- J’ai fait tout ce que vous m’avez conseillé. Changement d’identités, de lieu de résidence, de travail. Je ne suis pas venue à Montpellier pour vous pourrir la vie, encore moins les nôtres. Je suis désolée de vous décevoir, mais il s’agit bel et bien d’un simple hasard. D’ailleurs, je ne cherche pas à vous voir ou à vous parler, contrairement à vous qui espionnez ma maison, vous occupez de mon fils et n’hésitez pas à pénétrer sans autorisation dans mon jardin.
Hugo connait-il l’autre facette de votre emploi ?
- Non. Et j’apprécierai que vous demandiez à Alex la plus grande discrétion à ce sujet.
- Je comprends, ce sera fait. Sachez que j’ai déjà eu l’occasion d’en discuter avec lui, et qu’il m’a assuré ne pas parler parents avec ses amis.
- Qu’avez-vous fait durant ces dix ans ? Vous vous en êtes visiblement bien sortis.
Si je veux qu’il me laisse tranquille à l’avenir, je dois gagner sa confiance. Lui raconter ma vie le rassurera sans doute, aussi, je lui propose un verre de Muscat de Lunel et l’invite à me suivre sur la terrasse, au bord de la piscine.
Nous entamons la conversation sur la météo, particulièrement clémente en cette fin d’année. Vivre dans le sud de la France accorde quelques avantages comme de douces journées ensoleillées en plein mois de décembre, vous permettant de quitter votre pull pour ne conserver qu’un tee-shirt. Ce soir, un bon gilet me suffira à supporter la légère brise qui s’envole en direction de la mer.
- Alors, racontez-moi comment vous êtes partis de Hyères pour vous retrouver ici.
- C’est très simple. Je m’ennuyais à l’office du tourisme...
Je lui résume mes expériences professionnelles, qui nous ont conduits dans l’Hérault.
- Comment avez-vous surmonté le décès brutal de votre époux, votre absence à son enterrement, et votre total changement de vie, votre perte d’identité ?
- C’était très dur, et ça l’est toujours ; mais nous n’avions pas d’autre choix. Les nuits à pleurer en silence, pour me montrer forte devant Alex, l’incompréhension avant les moments de colère et de rage à balancer des objets contre les murs quand je me retrouvais seule, cette terrible solitude qui me laissait croire que j’étais inutile, cette puissante envie de me laisser aller, d’abandonner, la douleur qui noue gorge et estomac, qui, à force de tendre les nerfs, fait souffrir de multiples courbatures. Et ces images, la toute dernière vision de mon mari, baignant dans son sang, affalé devant notre canapé... L’horreur. Il n’y a pas d’autres mots. Comment expliquez-vous, Commandant, que nos vies aient pu être détruites ainsi parce que nous étions trop honnêtes ?
- Je n’ai pas connaissance de l’ensemble de votre affaire. Que s’est-il passé pour que votre employeur en vienne à une telle extrémité ? Je sais que des documents ont disparus, les preuves que vous aviez réunies, si j’ai bien compris.
- Mon mari et moi travaillions pour le même patron, mais pour des sociétés différentes. Cependant, nous partagions le même service de comptabilité que nous avons alerté dès que nous avons eu des soupçons sur certains de nos collaborateurs. Nous pensions qu’ils « jouaient » avec l’argent du boss. Dès lors, ce dernier nous rendit des visites bien plus fréquentes, nous téléphona tous les jours et les secrétaires ou les comptables ne se montrèrent froids et distants. Dans le but d’assurer nos arrières, car nous sentions bien l’anguille sous roche, nous avons commencé à réunir des preuves, discrètement. Enfin, c’est ce que nous croyions, puisque visiblement, nos faits et gestes, ainsi que nos conversations téléphoniques étaient tous épiés. Il est d’ailleurs fort probable qu’ils aient installé des écouteurs et des caméras dans notre maison, sinon, ils auraient tout retourné pour trouver et détruire les documents qui les auraient incriminés. Or, ils n’ont pas fouillé, ils savaient que le dossier était caché dans une sacoche isotherme, dans un tiroir de la cuisine. Cette grosse famille se trouve au-dessus des lois, grâce à son fric et à ses relations.
- Pourquoi avoir tué votre mari ?
- La maison était censée être vide. Ce qu’ils ignoraient, c’est que mon mari était fiévreux ce jour-là et qu’il a fait demi-tour avant d’arriver au travail. L’enquête a déterminé qu’il a été surpris par les voleurs alors qu’il se reposait sur le canapé.
- Je ne comprends pas la nécessité de vous placer sous protection de l’état votre fils et vous, puisque vos preuves sont devenues inexistantes.
- Les investigations ont été poursuivies, dans le but de punir tous ces malfrats, d’aller au procès. Où il était prévu que je témoigne. Je représente toujours une menace pour eux, car même s’ils n’existent plus, ces documents, je les ai tenus entre mes mains. Je les ai vus, je les ai lus. Aujourd’hui, cette affaire est surement classée ou oubliée, ensevelie sous des piles de dossiers plus récents.
Je me tais, fatiguée d’avoir ressassé ces douloureux souvenirs, éprouvant toujours cette même rancœur envers les enquêteurs qui n’ont obtenu aucun résultat, et cette rage contre notre société dirigée par l’argent.
Le commandant, quant à lui, reste pensif. Pour quelqu’un qui n’a pas à s’informer sur cette affaire, il s’est montré très intéressé et plutôt avide de détails. Sortant de ses réflexions, il saisit son verre de vin vide, le porte à ses lèvres, et surpris que le liquide frais ne vienne chatouiller ses papilles, l’observe avec une pointe d’incrédulité avant de le reposer.
Sans que j’en détermine les raisons, sa présence me rassure. Mes peurs sont remontées à la surface au fur et à mesure de mon récit.
- Vous ne m’avez rien appris que je ne sache déjà. Permettez-moi de prendre un risque, énorme, mais qui me semble vital, pour vous et Alex, pour Hugo et moi et également pour la sécurité dans la ville. J’ai quelques amis haut placé. Peut-être pourront-ils me donner quelques renseignements. Cependant, je vais devoir agir avec une extrême discrétion, car j’ai bien l’impression que les meurtriers de votre mari ont les dents bien plus longues que les miennes.
Je vous avertirais si j’obtiens des informations.
- Pourquoi nous aideriez-vous alors que cela vous est interdit ?
- Parce que vous représentez une bombe pour moi.
- Comment ???
Quelle sotte !
- Vous ou ceux que vous avez été obligée de fuir représentez une menace pour moi-même, pour ma famille et pour les habitants qui vous entourent. Une petite étincelle, comme quelqu’un qui penserait vous avoir reconnue, suffirait à mettre le feu aux poudres et je ne veux pas de bain de sang ici. D’autant plus que nos enfants sont amis et déterminés à partager une bonne partie de leur temps libre. Vous me suivez ?
J’aviserai en fonction de ce que j’apprendrai. Et s’il vous faut déménager encore pour préserver la sérénité de ma ville, je vous y aiderai.
Autre chose : qui sait que vous êtes ici ?
- Mon employeur, à Hyères, et mes collègues, les anciens et les nouveaux.
- Vous ou Alex avez-vous déjà tenté de reprendre contact avec votre famille, vos amis ou des connaissances que vous avez laissés derrière vous il y a dix ans ?
- Non !
- Vous en êtes certaine ?
- Oui !
Je suis à cran. Je me lève, ferme la baie vitrée et retourne m’assoir, avec l’impression que mes jambes vont se briser à force de trembler. J’appuie mes mains sur les bords de la table en fer pour me soutenir et fixe le Commandant. Un étrange duel de regards nous oppose. Je ne lis aucune animosité dans le sien, plutôt de la compréhension, et de l’appréhension. Il a raison ; je suis une bombe, prête à exploser.
- Avez-vous une quelquonque idée de ce que ça représente de tout quitter, de tout recommencer, de se sentir seuls au monde ??? En se doutant que le meurtre de l’homme qu’on a aimé ne sera sans doute jamais puni ? Non, Commandant, vous n’en avez pas la moindre idée.
- Vous devriez vous calmer et parler un peu moins fort.
Il m’énerve profondément avec son calme tout professionnel. Je me relève et glisse la baie vitrée en le regardant avec détermination.
- Il est temps de prendre congé. Voici ma carte, vous pouvez me joindre à n’importe quelle heure. Puis-je vous demander votre numéro ? Je vous arrête tout de suite, Madame Bertrand, je ne vous drague pas. Cela me paraît juste légitime puisque mon fils va passer la nuit chez vous.
Je me demande s’il ne va pas en profiter pour mettre ma ligne sur écoute. S’il n’y a que ça pour lui faire plaisir. Je n’ai rien à cacher, de toute façon. Enfin si ; j’ai toute une partie de ma vie à cacher. Mais pas à lui.
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