La foudre frappe toujours deux fois
Florence a traîné sa marmaille jusqu’à leur appartement avec terrasse sans desserrer la mâchoire, imitée par un Silas bien inspiré et un Thom déconcerté. Avant d’entrer dans ce qui sera leur chez-eux pour les deux prochaines semaines, Florence tient à mettre les choses au point, les points sur les i et les barres sur les T.
— Écoute-moi bien, Silas. Je n’ai aucune envie de me battre avec toi, alors va falloir que tu trouves un moyen de régler le problème que tu as avec moi. Et je t’y aiderai. Si je le peux, et si tu le souhaites. Mais, quel que soit ce problème, il ne t’autorise ni à me juger ni à me manquer de respect. Je t’interdis de me parler comme tu viens de le faire. C’est compris ?
Silas baisse la tête.
— Oui, m’man.
— Bien. Pour la peine, c’est Thom qui choisit sa chambre en premier.
— Oh ouiiiii !
— Oh nan ! T’abuses, là.
— Je veux la plus grande chambre !
— Ah non, mon poussin. La plus grande chambre est pour maman.
— Mais c’est pas juste !
— Et oui, Caliméro, c’est la vie, persifle Silas.
Florence déverrouille la porte et les garçons s’engouffrent dans l'appartement.
— C’est trop chouette, maman !
— C’est tout petit.
— Arrête de râler deux minutes, Silas, tu veux ?
Thom ouvre grand toutes les chambres et choisit sans hésiter celle qui donne sur l’aire de jeux.
— J’ai faim !
— Tu as raison, moi aussi, je meurs de faim. Videz vite vos valises, le restaurant va bientôt fermer.
Il ne leur faut pas plus de quelques minutes pour jeter leurs affaires dans les placards et investir les lieux.
— On se croirait à la maison. Vous avez mis exactement le même foutoir. Et tout ça en moins de dix minutes ! Bravo !
— Bon, on se magne ? T’as dit que ça allait fermer.
Les quelques minutes que durent le trajet jusqu'au restaurant se déroulent dans une relative bonne humeur et la bonne entente fraternelle rattrape plutôt bien les tensions qui règnent entre Silas et Florence.
En arrivant, Florence demande s’il est encore temps de déjeuner. Le serveur la rassure et installe la petite famille à une table, non loin du couple mère-fille visiblement sur la fin du repas. Florence les salue d’un hochement de tête. Silas détourne le regard et baisse les yeux en rougissant.
— Qu’est-ce qu’il y a, mon grand ?
— Rien, c’est bon. On commande ?
Florence préfère ne pas insister et fait signe au serveur.
— Après manger, j’aimerais me reposer un peu. Ensuite, je vous emmène à la plage.
— Oh non ! Pas la mer, c’est trop dégueu.
— Et pis, c’est froid et ça fait peur !
— Allons, on n’est pas venus au bord de la mer pour passer les vacances à la piscine, quand même.
— T’as qu’à y aller si tu veux, dans ta mer à douze degrés. Moi, je vais me baigner dans la piscine chauffée.
— S’il te plaît, maman ? On peut aller à la piscine ?
— D’accord. Mais promettez-moi que demain, on ira faire un tour à la plage.
— Mais on se baigne pas dans la mer ! proteste Thom.
— OK ! OK ! On ira demain, si ça te fait plaisir, concède Silas de mauvaise grâce.
— Vendu.
Florence fait la sieste sur un transat au bord de la piscine. Elle a réussi à en trouver un à l’ombre – chose déjà pas commune – ET à obtenir de Silas qu’il surveille Thom un moment pour qu’elle puisse récupérer un peu. Elle sursaute, tirée de sa somnolence par son propre ronflement. Elle regarde autour d’elle pour vérifier qu’elle n’a incommodé qu’elle-même et qu’elle n’est pas, dès le premier jour, la risée de tout le village.
Elle sourit, tout attendrie, en voyant Thom patauger gaiement avec deux fillettes, sous l’œil bienveillant de Silas. Au moins, avec son petit frère, il arrive encore à être gentil.
— Elle a quoi, ta jambe ?
Le cœur de Florence se serre. Elle se retient de bondir de son transat et se contente d'observer en rongeant son frein. Elle perçoit que Silas a eu le même élan, retenu par la réponse franche de Thom, que l'indiscrétion ne semble pas gêner plus que ça.
— J'ai été opéré à cause d'un accident de voiture.
— C'est pour ça que tu boîtes ?
Elle voit Thom se crisper tandis qu'il acquiesce d'un hochement de tête, mais l'intérêt des fillettes le flatte et semble vite chasser le nuage qui passait au-dessus du beau ciel de leur rencontre.
— ça doit faire hyper mal ! T'es drôlement courageux, dis donc.
Thom se redresse, à la fois fier et humble. Le sourire qui éclaire son visage rassure Florence, qui se force à abandonner son rôle de mère poule pour s'accorder enfin un peu de temps et laisser de l'air à ses garçons.
Après avoir ajusté ses lunettes de soleil, elle sort son roman de son sac de plage et reprend le livre entamé dans le train. Deux séances de lecture dans la même journée, quand elle ne parvient pas à en aligner deux dans toute une année, c’est presque miraculeux.
Thom saute une énième fois du rebord. Silas chasse les éclaboussures d’eau de ses yeux, sous le regard goguenard de la jeune fille remarquée à leur arrivée.
— C’est ton fils ?
Silas, surpris d’être interpellé ainsi, ne sait d’abord pas comment réagir. Le sourire malicieux de la jeune fille lui redonne vite confiance et il ricane à son tour.
— C’est mon petit frère.
Il tend la main à la jeune fille.
— Je suis Silas, le larbin de ma mère.
La jeune fille effectue une révérence qui lui plonge le nez et les cheveux dans l’eau. Elle se redresse en éclaboussant Silas, puis tend la main en affichant un air ravi.
— Moi, c’est Kelly. Enchantée, Silas, le larbin.
Amusé et intrigué, mais moins facétieux que Kelly, Silas se contente d’un hochement de tête, auquel il ajoute son sourire le plus ravageur.
— Pas la peine d’en faire des caisses, j’ai déjà fait le premier pas, mon grand.
Avant qu’il ait pu trouver une répartie digne de son interlocutrice, celle-ci enchaîne.
— On est une petite bande de potes.
Du menton, elle désigne un groupe d’adolescents un peu plus loin.
— Quand t’auras fini de jouer les nounous, si ça te tente de jouer avec des gens de ton âge, n’hésite pas à nous rejoindre.
La lecture de Florence est vite interrompue par un Thom enthousiaste venu lui présenter ses deux nouvelles amies.
— Maman ! Maman ! Regarde ! C'est Inès et Jade, mes deux nouvelles copines !
— Enchantée, Inès et Jade !
— Bonjour, madame.
— Ah oui ! Et aussi, Silas, il a dit que je joue avec mes amies et lui avec les siens et qu’il s’occupe plus de moi.
Florence lève le nez pour chercher Silas. Il discute avec quelques jeunes de son âge, parmi lesquels Florence reconnaît la jeune fille aperçue le midi au restaurant.
— Il a raison. Retournez jouer, je veille sur toi, mon poussin.
Après avoir gratifié sa mère d’un baiser chloré, Thom saute dans la piscine sans se soucier d’éclabousser la moitié des vacanciers. Florence s’excuse d’un air gêné auprès de ses voisins de bronzette.
Son visage se rembrunit face au sourire éclatant et un brin moqueur du type croisé à l’accueil à leur arrivée. Elle panique carrément quand il se lève de son transat pour venir s’installer à côté du sien. Entre deux élans de panique, elle remarque tout de même le physique athlétique de ce gros lourdaud au physique incontestablement plus avantageux que son cerveau.
— Je ne vous demande pas si je peux, je vois dans vos yeux que vous allez dire non et je ne voudrais pas faire quelque chose sans votre consentement.
— Et qui ne dit mot consent ? Comme c’est commode.
— Ce qui est commode, c’est que mes filles se soient liées d’amitié avec votre fils. Sans même que j’aie à leur souffler l’idée ! C’est pas formidable ?
— Merveilleux. Je n’aurais même pas osé l’imaginer dans mes rêves les plus fous.
— Pour fêter ça, je vous invite à goûter ! Vous pouvez pas louper notre appartement, il est à deux pas du vôtre.
Il ne laisse pas à Florence le temps de s’interloquer.
— Oui, en plus de vous aborder comme un gros lourd, je vous espionne.
Florence fronce les sourcils. Elle commence à comprendre le petit jeu de cet homme plus taquin qu'elle ne le pensait et moins beauf qu'il n'y paraît.
— Au fait ! Je m’appelle Franck !
Florence lui tend la main.
— Florence. Vous avez bien failli m’avoir !
Il rit.
— Je suis désolé. Mais une fois que vous vous y serez faite, vous verrez, vous trouverez ça charmant.
— Je ne suis pas certaine. Il y a déjà bien assez de vrais beaufs pour avoir en plus à supporter les faux !
— OK, mais… et ce goûter ?
— Humph ! C’est tentant, je le reconnais.
— J’ai des Pims orange.
— Dans ce cas, je vais devoir refuser.
— Diantre.
— À la place, je vous propose de se retrouver à 19 h 30 au restaurant pour un dîner. Thom sera ravi de revoir ses amies, Silas fera la tronche, ça va être parfait.
— Silas, c’est votre aîné ?
— Oui, c’est le beau gosse resplendissant, là-bas. Il ne sourit que quand il est à plus de dix mètres de moi.
— Moi, ce serait plutôt à moins de dix centimètres de vous que j’aurais la banane.
Florence ne relève pas le sous-entendu plus que douteux de Franck. Elle s’extirpe de son transat et rassemble ses affaires.
— Allez, Thom ! On y va ! Silas, tu nous rejoins plus tard ?
Après que Silas a acquiescé, Florence se tourne vers Franck.
— Alors, à ce soir, Franck ?
— Je ne manquerais ça pour rien au monde, Florence !
19 h 30 pétantes. Florence, sa robe à fleurs et ses fils se présentent à l’accueil du restaurant. Devant elle, la femme et la jeune fille aperçues au déjeuner.
— Salut, Kelly.
— Oh ! Salut, Silas.
Florence tend la main à Kelly.
— Bonsoir. Je suis la maman de Silas. Enchantée.
Kelly bégaie tandis que Silas foudroie sa mère du regard. Florence l’ignore et salue la mère de Kelly.
— Je m’appelle Florence. Je me demandais si vous voudriez vous joindre à nous ? Nos enfants semblent avoir sympathisé, nous aurions tort de ne pas en faire de même.
— Magalie. Enchantée. Je…
Un serveur se présente alors pour escorter Magalie et Kelly jusqu’à une table.
— Pour combien de personnes ?
— Cinq, donc ?
— Hum… en fait, c’est plutôt huit. J’ai invité un voisin pour dîner.
— Quoi ? Qui ça ? Me dis pas que t’as invité ce gros lourd ?!
— Silas, ça suffit, s’il te plaît. Tiens, d’ailleurs, le voilà. Essaie d’être poli, à défaut d’être agréable.
— Tu parles.
Florence se tourne vers Magalie.
— Voici justement Franck, l’homme que j’ai invité à…
— Je comprends pourquoi vous l’avez invité ! Il est canon !
Le sourire de Franck balaie ce moment de gêne extrême. Une fois les présentations faites, tout le monde s’installe. Les deux ados se placent à côté de leurs mères, Thom de l’autre côté de Florence et les deux fillettes s’assoient de chaque côté de Franck, interdisant ainsi la proximité entre les parents.
La conversation, d’abord timide, s’anime à mesure que les adultes font connaissance.
Franck dévore Florence des yeux avec bien plus d’appétit qu’il ne déguste ses frites. Florence est autant gênée que flattée et rend quelques œillades à Franck, même si elle y met un peu moins de gourmandise que lui. Magalie, de son côté, essaie désespérément d’attirer l’attention de Franck. Si l'attitude bruyante de Magalie émeut Florence, elle ne détourne en aucun cas l'attention de Franck, toujours rivée sur Florence. Au grand dam des deux femmes, il n'a d'yeux et de questions que pour Florence.
— Alors, Florence ? Vous faites quoi dans la vie ?
— On pourrait se tutoyer, peut-être ?
— Bien sûr ! Alors, Florence ? Tu fais quoi dans la vie ?
— Électricienne.
— Ouch ! Non, sérieusement, tu fais quoi ?
À la fois vexée et amusée, Florence botte en touche.
— On n’est quand même pas en vacances pour parler boulot.
— Surtout dans un village pour parents solo.
— Serais-tu venue pour draguer, Magalie ?
Magalie glousse. Sa maladresse émeut Florence, qui lui envie presque son attitude adolescente.
— Plutôt pour me faire draguer ! Depuis que mon mari s’est barré avec sa secrétaire, je vis comme une nonne.
— La secrétaire ?
— Maman, steuplé…
— Bah quoi, ma chérie ? C’est pas ma faute si ton père est un cliché.
Kelly baisse les yeux, visiblement mal à l’aise.
— Et toi, Franck ? C’est elle qui t’a trompé ou c’est toi ?
— Personne, c’est…
Il regarde ses filles.
— C’est fini, c’est tout.
Florence peut sentir le malaise de Magalie. Elle aimerait la soutenir, détendre l’atmosphère, mais la tournure qu’a prise la discussion la plonge dans un profond désarroi. Elle sursaute à la question de Magalie, qui semble décidée, pour cette fois, à détourner l’attention d’elle pour faire oublier sa bourde.
— Et toi, Florence ? Il s’est barré où, ton mec ? Laisse-moi deviner ! Aux Bahamas avec ta meilleure amie ?
Florence se fige. Elle sent le coton dans ses membres. Elle regarde Silas. La mâchoire crispée, il baisse la tête et serre les poings. Elle pivote vers Thom. Ses grands yeux bruns brillent du chagrin qu’ils partagent tous les trois sans jamais pouvoir s’en défaire.
— Il est mort.
Deux grosses larmes roulent sur les joues de Thom. Florence le prend dans ses bras.
— Je suis désolée…
— Florence, je…
Florence leur offre un sourire fatigué. Elle se lève, Thom dans les bras.
— Il est temps pour nous de rentrer. Silas, tu peux rester si tu veux. Mais rentre avant 23 h, s’il te plaît.
Sa main dans celle de Kelly, Silas reste silencieux, tête basse. Florence essuie furtivement une larme. Quand cessera-t-il de la punir ?
— Attends, Florence, il est encore tôt.
Florence aimerait répondre favorablement à la supplique de Franck, mais elle ne se sent pas la force de faire semblant.
— Non, vraiment, je dois y aller. Mais ne vous en faites pas pour moi, profitez de votre soirée.
Elle voit dans le regard que Magalie lance à Franck que celle-ci est plus que jamais décidée à profiter de l’aubaine.
Florence serre son fils dans ses bras et se console en se disant que c’est mieux ainsi. Pourtant, quand elle s’éloigne, la douleur de son cœur brisé n’étouffe pas le pincement qu’elle ressent au moment où Franck lui souhaite bonne nuit. En quittant le restaurant, elle a juste le temps d’entendre Magalie tentant de la rassurer.
— Repose-toi, je m’occupe de ton invité.
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