Ça commençait pourtant bien
Quand Florence se réveille, sa peine fait de même. Elle entend Thom s’occuper sagement en attendant qu’elle se lève. Elle chasse les relents de tristesse, de déception et de culpabilité avant de le rejoindre. Elle le prend dans ses bras et l’embrasse tendrement. À la façon dont il se blottit contre elle, Florence sait que lui aussi est encore sous le coup de l’émotion de la veille.
— Tu as bien dormi, mon poussin ?
— Pas très bien, non.
— Même après ton cauchemar ?
— J’ai pas réussi à me rendormir tout de suite.
— Moi non plus. Mais tu sais quoi ? Aujourd’hui est une nouvelle journée. On va aller prendre le petit déjeuner tous les deux et après, je te dépose au Club enfant, d’accord ?
— Mais je voulais jouer avec Inès et Jade !
— Eh bien elles y seront peut-être ? Et sinon, tu les croiseras plus tard, elles habitent juste à côté. Tu verras, il y a plein d’autres enfants au club, ça va être chouette !
Thom niche sa frimousse dans le cou de Florence.
— Bon, d’accord.
Florence et Thom arrivent main dans la main devant le buffet du restaurant. Le visage de Thom s’illumine à la vue de la table des gourmandises. Viennoiseries, pain et fruits frais et…
— … de la brioche vendéenne !
Florence en salive d'avance. Thom compose son menu quand une voix féminine les interpelle.
— Florence ? Thom ? Comment ça va ? Vous venez petit-déjeuner avec moi ?
Florence sourit en reconnaissant Magalie et accepte bien volontiers.
— Avec plaisir !
Thom accroché à sa jupe, elle rejoint Magalie avec un copieux plateau.
— Kelly n’est pas avec toi ?
— Elle dort encore, cette marmotte. Ton aîné aussi ?
— Silas ? Oui, il a eu du mal à trouver le sommeil et maintenant, il a du mal à le quitter.
— Moi aussi, à 17 ans, je faisais de belles grasses matinées !
— Je ne sais plus depuis combien de temps je n’en ai pas fait !
Magalie se rapproche de Florence et s’adresse à elle sur le ton de la confidence.
— Tu sais, je voulais te dire, je… je suis désolée pour hier soir. Je…
— Non, vraiment, ce n’est rien. Tu ne pouvais pas deviner.
Elle pose une main tendre sur la chevelure de Thom.
— N’en parlons plus, s’il te plaît. Raconte-moi plutôt comment s’est terminée la soirée.
Magalie hoche la tête et ne se fait pas prier.
— Eh bien il y a eu un petit moment de gêne après ton départ. Kelly et ton fils sont partis se promener. Je crois que ces deux-là se plaisent bien.
— Oui, j’en ai bien l’impression.
— Je me suis retrouvée seule avec Franck.
Florence se force à sourire.
— Ça n’a pas dû te déranger.
Les deux femmes rient.
— Au contraire, ah ah ! Mais tu sais, lui aussi, il n’attendait que ça.
— Ah oui ? J’avais cru que…
— … qu’il t’aime bien ? Oui, ça, c’est certain. Mais quand tu es partie, il a pas arrêté de me draguer. Il a proposé de me raccompagner, et une fois devant chez moi, il a eu l’air d’hésiter. Je pense qu’il voulait m’embrasser, mais il n’a pas osé à cause de ses filles.
Florence se concentre sur la mastication de sa tartine beurrée pour ne pas avoir à relancer Magalie dans de plus amples explications.
— Il a fait un pas vers moi, il a bafouillé, puis il est parti précipitamment.
Décontenancée par des émotions contradictoires, entre jalousie et culpabilité adultère, Florence avale sa bouchée de brioche et change de sujet.
— Il fait beau, on a de la chance ! Thom va passer la matinée au club enfant et après, on part en randonnée cycliste pour la journée. On a commandé un pique-nique à emporter, on a loué des vélos… c’est une aubaine, ce village vacances ! Et toi ? Quel est le programme ?
— Eh bien, Franck a parlé d’emmener ses filles à la piscine dans l’après-midi. J’irai sûrement y faire un tour pour « tomber sur lui par hasard ».
Magalie mime des guillemets avec ses mains. Malgré la rivalité naissante et la jalousie qui essaie de percer sa carapace, Florence apprécie vraiment la fraîcheur et la bonhomie de Magalie. Elle grignote distraitement en l’écoutant tirer des plans sur la comète avec Franck. La partie d’elle fidèle à son mari décédé éprouve un vif soulagement à l’idée que Franck ait finalement jeté son dévolu sur Magalie, même si la partie d’elle qui ressent de l’attirance pour un autre homme n’a pas dit son dernier mot.
Le petit déjeuner fini, Florence prend congé et dépose Thom aux bons soins des animateurs du club enfant avant de rentrer profiter d’un moment de calme pour terminer son bouquin.
Elle s'installe sur le fauteuil de la terrasse avec une tasse de café fumant et reprend sa lecture à l'endroit que le marque-page lui indique. Il lui faut plusieurs minutes avant de réaliser qu'elle relit la même phrase en boucle sans rien y comprendre. Elle se concentre pour une nouvelle tentative, mais rien n'y fait, elle n'est pas à sa lecture.
Elle repense au fiasco de la veille. Elle qui a choisi un village vacances pour familles monoparentales pour ne pas être mise constamment face à son veuvage, voilà qu'elle se le prend en pleine figure dès le premier soir.
Elle abandonne son livre et sirote son café en laissant son regard se perdre vers le ciel et les aiguilles de pin remuées par le vent. De toute façon, cette romance estivale, bien que de saison, n'avait pas réussi à captiver son attention.
Elle s'étire pour poser sa tasse sur la table sans la faire tomber, puis elle glisse ses écouteurs dans ses oreilles et s'abandonne à la contemplation et à la musique.
Silas se lève à peine quand elle va chercher Thom pour la rando-vélo.
— Ah ! Te voilà enfin, marmotte !
— Il est déjà onze heures et demie ?
— Voilà ce qui arrive quand on veille jusqu’à pas d’heure.
— J’arrivais pas à dormir.
Florence embrasse son fils d’un regard tendre mêlé de tristesse.
— Je sais, chéri.
— C’est bon, garde tes regards de chien battu pour Thom, c’est lui qui en a besoin.
— Je suis là pour toi aussi, tu sais.
— Ouais, je sais, ronchonne-t-il en étalant sur sa tranche de brioche d’une généreuse dose de pâte à tartiner.
— Profite du calme pour petit déjeuner. Je vais chercher Thom et le pique-nique. On part dès que tu seras prêt.
— Génial…
— Arrête de râler, ça va être super !
En fait de super, cette rando est juste un enfer. Trente minutes qu’ils pédalent et Thom se plaint déjà d’être fatigué. Sa jambe le fait souffrir. Argument imparable pour faire plier sa mère et il le sait. Florence s’agace de cette énième défaite tandis qu’elle couvre une table de pique-nique des victuailles planquées dans son sac isotherme.
— Allez, venez manger les sandwiches pour lesquels vous n’avez même pas sué.
— À tous les coups, ils vont être dégueux.
Alors qu'elle chasse les aiguilles pins qui jonchent la table d'un revers de main, elle interrompt son geste.
— Tu es vraiment obligé d’être négatif tout le temps, Silas ?
— C’est juste que j’aurais préféré passer la journée avec mes potes. Je viens à peine de les rencontrer et c’est pas toujours facile de s’intégrer dans un groupe déjà formé. Surtout en n’étant jamais là.
— Avec tes potes ? Ou avec Kelly ?
— Silas, il est amoureux !
— Ferme-la !
— Parle bien à ton petit frère, Silas ! Pareil pour toi, Thom. On ne se moque pas de quelqu’un qui est amoureux. Au contraire. On l’envie, on se réjouit pour lui.
— J’suis pas amoureux, j’la connais même pas.
— Allez, mangez ! Il faut reprendre des forces, il nous reste pas mal de kilomètres à faire.
— Mais maman, j’ai toujours mal !
— Et moi, j’ai aucune envie de pédaler des plombes sous le cagnard alors qu’on a la piscine et des boissons fraîches au village.
Florence hésite. Elle sait qu’elle va capituler, mais elle ne veut pas avoir l’air de céder trop vite.
— Elle vous ennuie tant que ça, cette rando-vélo en famille ?
— Elle fait carrément chier.
— Silas !
— Désolé, m’man.
— Moi, j’aime bien, mais j’ai mal à la jambe. À la piscine, j’ai pas mal.
— Et il y a Jade et Inès, pas vrai.
Thom rougit.
— Tu vois, mon poussin, personne ne se moque de toi, le taquine Florence en ébouriffant les cheveux de son petit dernier, qui rit de s’être fait si facilement piéger.
— C’est vrai.
— On peut au moins finir de pique-niquer avant de rentrer ?
— Ouais, je meurs de faim !
— Moi aussi !
— Alors, bon appétit !
Après un repas joyeux, mais vite expédié, Florence, Silas et Thom enfourchent leurs vélos, direction le village.
— Ça valait vraiment pas les 25 euros de location.
— La prochaine fois, tu demanderas avant si on veut y aller ou pas, m’man.
— J’y penserai.
La bonne humeur retrouvée de Silas fait oublier à Florence sa déception. Voilà plus de vingt minutes qu’il lui parle sans agressivité ni sarcasme, ce qui est plus que la moyenne hebdomadaire habituelle, et Florence a envie d’en profiter encore ne serait-ce qu’un tout petit peu. L’entrain de Thom est la cerise sur le gâteau.
— On fait la course ?
— Les garçons, soyez prudents !
— Continue de crier, tu nous rattraperas jamais !
Royalement ignorée par ses fils, Florence tente de faire taire l’inquiétude qui ne la quitte jamais et de se laisser gagner par l’insouciance des vacances. Elle appuie sur la pédale et essaie de rattraper les deux intrépides partis comme des flèches.
— Attendez un peu, vous allez voir c’que vous allez voir, bande d’insolents !
Arrivé au village, Silas abandonne son vélo aux bons soins de sa mère et disparaît.
— À ce soir !
— Ah ! Tu comptes tout de même rentrer dîner ?
Silas ne daigne répondre que par un haussement d’épaules.
— Il s’en fiche.
— C’est vrai, mon poussin. Il s’en fiche complètement. C’est pas grave, il est content, il a raison d’en profiter.
— Et nous ? On va faire quoi, maman ?
— On va déjà aller rendre les vélos, et puis on va…
— Jade et Inès sont au club !
— Et tu veux…
— Aller au club aussi ! S’te plaît, maman !
— D’accord, mon poussin.
Après un gros câlin, Florence regarde Thom s’éloigner. Si son enthousiasme la réjouit, la facilité avec laquelle il l’abandonne lui serre le cœur. Dépitée, elle traîne ses claquettes et sa mélancolie en direction de son appartement quand elle entend son prénom. Elle se retourne et aperçoit Magalie qui trottine dans sa direction.
— Florence ! Attends-moi !
— Qu’est-ce qu’il se passe ? Un problème ?
— Non, non, pas du tout. Et toi ? C’est déjà fini, ta rando-vélo en famille ?
Florence hausse les épaules.
— Oui, les garçons m’ont tannée pour rentrer. Ils avaient envie de jouer avec leurs nouveaux amis.
— Et ils ont abandonné leur vieille mère. Je connais ça.
— C’est vrai, Kelly n’est pas avec toi ?
— Elle l’était il y a encore cinq minutes. Puis elle vous a vus arriver.
— Je vois. Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre.
— Il faut bien que jeunesse se passe.
Florence et Magalie éclatent de rire.
— Eh bien, nous voilà comme deux vieilles à radoter des banalités. Et si on se faisait une soirée entre filles, au lieu de se morfondre sur l’ingratitude de notre progéniture ?
— Une soirée entre filles ?
Bien que tentée par la proposition de Magalie, Florence hésite.
— Oui ! Tu laisses quartier libre à Silas, tu largues le petit au club pour la veillée et on se rejoint au bar pour s’enfiler des mojitos en bavant sur nos mar… Oh ! Je suis désolée, je…
— C’est rien, t’en fais pas.
Devant l’air désolé de Magalie, Florence préfère couper court.
— Je sais pas, il va déjà y passer l’après-midi, je…
— Allez, s’il te plaît ! On est là, toutes les deux seules, sans mec, abandonnées par nos enfants avec pour unique perspective le retour à notre quotidien triste et fatigant. Lâche-toi un peu.
La bouille attendrissante de Magalie fait céder Florence aussi sûrement qu’un sourire de Silas ou un câlin de Thom.
— OK ! OK ! Va pour une soirée mojitos et ragots !
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