Chapitre 9.2
Il fallut toute la persuasion de la Main Antoine et de Keith pour parvenir à faire sortir Adrien de la planque. Dame Tanysha et moi avions bien essayé de les aider mais à peine avions nous avancé d’un pas que l’enfant avait reculé dans un angle, tremblant de tous ses membres, en proie à la plus totale des paniques. Nous avions alors battu la retraite et avions laissé nos deux compagnons s’occuper de lui.
Aucune de nous ne parla tandis que nous descendions nos affaires dans la voiture. C’était dur à déterminer, mais je crois que Dame Tanysha aussi était perturbée. Pour l’énième fois, je me demandai ce qu’il avait subi, Adrien. Keith et la Main Antoine en avaient-ils aussi été victimes ? Qu’ignorai-je ? Beaucoup de choses, répliqua ma petite voix, son ton amer et accusateur.
Enfin, les trois membres masculins de notre petit groupe nous rejoignirent. Sans mot dire, nous prîmes tous place dans la voiture, la Main Antoine au volant, Dame Tanysha à côté, Adrien, Keith et moi à l’arrière. Je fixais l’arrière de la nuque de la Main. Cette petite cicatrice m’intriguait. Juste derrière son oreille gauche. Souvenirs de guerre ? De la maltraitance des Aspirants ?
Peu avant la frontière franco-allemande, nous fîmes une pause, pendant laquelle Dame Tanysha disparut et revint en tenant des papiers d’identité et des passeports qu’elle tendit à Keith. Ce dernier les prit en silence, les examina soigneusement. Son visage était lisse de toute émotion mais je devinai que son esprit n’était pas aussi calme.
Et en effet, quand il inspira profondément, relevant la tête, ses yeux étaient brillants.
- Merci pour ce que vous faites. Vous nous sauvez la vie.
Son bras était posé en travers des épaules de son fils qui, la mine inquiète, s’était recroquevillé contre lui. Il avait plié ses genoux, les serrant si fort contre sa poitrine que les jointures de ses doigts étaient devenues blanches. Il tremblait, et son regard constamment en mouvement me faisait penser à celui d’un animal traqué. Ce qu’il était, à bien y réfléchir.
Dame Tanysha glissa la main sur l’avant-bras de l’ancienne Main.
- C’est normal, Keith.
Plus personne ne parla avant la frontière. Là, aucun contrôle, comme d’habitude. L’espace Schengen a du bon, tout de même. Je ne pus m’empêcher de vérifier les caméras, mais tous les voyants étaient éteints. Nous passâmes donc en Allemagne sans difficulté. Nous nous arrêtâmes l’heure suivante, au coeur d’une ville de taille modeste, près d’une gare.
Quand Keith quitta la voiture, Adrien ne le suivit pas. Il reculait, ses pieds glissant contre le cuir des sièges. Son père tenta de le convaincre à sortir, mais rien n’y faisait. Finalement, la Main Antoine s’avança. Ses mains étaient tendues en avant, paumes vers le ciel, comme s’il approchait un animal sauvage. Il chuchotait. Je ne sais toujours pas ce qu’il lui dit, mais lentement l‘enfant se détendit. Ou plutôt, il se décripsa un peu.
- Mais je ne veux pas y aller…
Je sursautai. C’était la première fois que j’entendais la voix du petit garçon. Elle tremblait autant que son corps et était aussi aigüe que ses membres fins et maigres.
- Je sais mon grand, intervint Keith, mais il faut le faire. Tu te rappelles de quand on était dans l’hôtel ? C’était effrayant, et je ne veux pas de ça pour toi. Alors nous allons dans un lieu sûr, d’accord ? Un endroit où personne ne pourra nous faire de mal ?
Adrien avait le menton tremblotant mais il hocha la tête. Très lentement, à force de paroles douces, Keith et la Main Antoine parvinrent à le faire sortir. Il plissa les yeux face au soleil qui pourtant n’était pas des plus éclatants. Sa peau était si pâle qu’elle paraissait translucide. Dame Tanysha répéta une nouvelle fois le parcours avec Keith, s’assurant qu’il se rappelait de chaque étape afin de rejoindre leur contact.
Nous les regardâmes s’éloigner en direction la gare, leurs sacs se balançant dans leur dos. Enfin ils disparurent, et nous fîmes volte face.
Antoine recule dans le couloir. Il passe devant des portes closes, mais le plus souvent elles sont entrouvertes, laissant percevoir la vision des familles réunies autour de leurs enfants blessés. La course contre la montre s’est calmée, et à présent les médecins ne luttent plus contre les secondes. Les blessures extérieures ont été pansées, mais nombreuses sont celles qui, invisibles sous la fine peau des petits, se répandent et croissent, telles la peur et le choc. Les enfants les moins touchés ont pu rentrer chez eux dans l’après-midi, les chambres sont donc un peu moins chargées, même si seuls les cas les plus critiques ont la leur.
Un frisson court le long du dos d’Antoine. Combien mourront encore cette nuit ? Trente-et-un pendant l’attaque déjà, mais aussi quatre depuis, malgré les efforts des médecins. Il déglutit difficilement, les larmes montaient à ses yeux. Que de gâchis. Tant de dégâts. Et tout ça, par sa faute.
L’air frais de l’extérieur le réveille. Il inspire profondément, jouissant de ce simple petit plaisir. La soirée semble irréelle, nimbée des dernières lueurs du jour. Mais surtout, c’est le silence inhabituel qui lui donne la chair de poule. A cette heure-là, un jour ordinaire, les enfants seraient en train de jouer dans les rues. Les retardataires finiraient leur repas sur la place principale, les conversations dansant aussi joyeusement que les couverts. Et ce soir-là, rien de tout ça. Les rues étaient vidées de vie, abandonnées par leurs petits habitants. La place était détruite.
Antoine s’arrête devant les restes encore fumants de l’école. Quel sinistre spectacle. Les étages instables ont noirci sous la déflagration. Les gravats règnent sur la place, expulsés par la bombe ou poussés par les villageois dans l’effort désespéré de sauver leurs enfants piégés. Les petits corps ont été évacués, mais le sol est toujours tâché de leur sang. Quelques volontaires se hâtent toujours autour du bâtiment détruit, essayant tant bien que de mal de sauver ce qui peut être sauvé avant qu’il ne s’effondre pour de bon. Un grand tableau noir est évacué, et le coeur d’Antoine se serre en voyant l’addition écrite d’une main malaisée. Tant de dégâts. Tant de morts.
Ca n’aurait jamais dû arriver. Jamais. Ce n’était pas ce qui avait été prévu. C’était sa faute. Quel idiot, quel con même, comment avait-il pu laisser passer ça ? Il se frotte les yeux, réprimant un bâillement. Son corps est si fatigué, mais son esprit ne lui laisse pas de répit. Les images repassent sans cesse, les cris résonnent toujours dans ses oreilles. Il ne pourra pas dormir.
Avec la résolution de s’occuper le cerveau, ses pieds le portent jusqu’à la réserve. Là, Antoine sort les registres et pointe l’inventaire, circulant entre les étagères et les piles de palettes. L’odeur des légumes fraîchement sortis de terre le calme peu à peu. Il respire plus profondément.
Le sommeil ne viendra pas cette nuit, mais au moins sa pensée dérive-t-elle un peu.
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