Journal d'un humaniste

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Mardi 02 Avril 2020, 14h02

Allez, c’est parti. Je me lance. Ma liste est prête. J'espère que je pourrai trouver tout ce dont j'ai besoin. De toute façon je n’ai plus le choix désormais. J'en peux plus.

Masque ? Fait. Gel ? Présent. Gant en vinyle ? Oui chef. Sac ? L’est là. Smartphone pour l’attestation de sortie ? J’ai. Clé de l’appart avec l’écusson de l’AS Saint-Etienne sur le trousseau ? Je suis paré. Chaque geste, chaque pas compte. Pas le droit à l’erreur.

J’ouvre la porte. Ça faisait bien longtemps que je n’avais plus mis les pieds sur le palier. Il n’y a personne. C’est l’occasion ou jamais.

Me voilà dans les escaliers. La lumière est déjà allumée. Merde. Quelqu’un vient de descendre récemment. Il est peut-être toujours en train de descendre d’ailleurs. Ils sont … ? Aie. Va falloir la jouer fine. L’espace est restreint. Croiser une personne ici pourrait être rédhibitoire. Surtout que dans les immeubles, trop peu de locataires gardent leur masque. Le risque de contamination est élevé.

Marche par marche, je reste donc très prudent. Les voisins et leur bonjour … On ne s’y attend jamais. Ils se jettent sur toi en te balançant ça dans la gueule avec une rapidité effrayante.

Encore quelques pas. Il ne faut pas baisser la garde. Comme lors d’un match de foot ; c’est souvent à la fin d’une rencontre où il se produit beaucoup de choses. Là, c’est la même. Dehors, je pourrais déjà souffler un peu plus. Cela dit, je resterai vigilant.

14h06

J’avais tort. Dehors c’est pire. Les gens sont de partout. Certains ne portent même pas de masques. Je comprends mieux pourquoi Clarisse n'est jamais revenue la queue entre les jambes. Les contrôles doivent être sacrément artificiels pour qu'il y ait autant de guss. Elle n'a pas du être bien inquiétée. Fais chier. Allez, faut pas flancher. J’ai remarqué que mes congénères contagieux étaient plus nombreux sur les grands axes. La chance avec la ville, c’est qu’il y a beaucoup de petites allées. J’y serai plus tranquille.

En face du parking de mon immeuble, il y a un chemin qui mène jusqu’au Géant Casino. Ce sera parfait. Je m’y engouffre. J’essaye de rester le plus silencieux possible. On ne sait jamais ; j’entendrais mieux si quelqu’un se dirige vers moi. J’ai tout prévu. Si un enfoiré s’approche à moins de deux mètres, j’ai ma bouteille de gel. Quelques pschitts dans la gueule et je n’en serai que plus protégé. Attention cependant ; certains pourraient ne pas apprécier. Il ne faut pas que les personnes puissent me rattraper par la suite. J’ai pensé à viser les yeux. Je pourrai alors m’éloigner sans qu’ils puissent m’apercevoir. Ils crieront, certes, mais peu importe. C’est ma vie qui est en jeu.

Je l’aperçois. Ciel, merci. Encore quelques dizaines de mètres, une route à traverser et je serai au supermarché. Je suis à deux doigts de franchir la première étape de ce périple. Courage Steven. Le plus dur reste à venir.

14h08

Nom d’un chien. Un couple avec… Oh non, tout sauf ça… Deux rejetons. Sans masques. Les pires. Seigneur, je sais que nous ne sommes pas en très bon terme mais va falloir que tu surveilles mes arrières sur ce coup.

Ils braillent, rient, sautent. Saloperies. Le père n’a pas positionné son masque comme il se doit. La daronne, elle, transpire à mort en portant quelques courses. Comment vais-je m’en sortir ? Le chemin n’est pas très large et si les monstres courent en plus de tout le reste, je suis fichu.

Il n’y a plus qu’une chose à faire. Un mur suit toute l’allée. Je vais devoir le longer en essayant d’être le plus discret possible. Ils ne doivent surtout pas me trouver bizarre, parce que sinon, les mioches vont me regarder et demander à leurs vieux ce que je fabrique. Cela impliquerai des postillons de microbes juvéniles en ma direction et là, ce serait le drame. Ils l'ont dit sur Twitter ; les gosses sont les plus chargés.

Ils sont tout près. Un des deux nains me fixe. N’y pense pas Steven, n’y pense pas. Garde ton calme. Concentre-toi sur le mur. Seulement sur le mur.

Le père se tourne en ma direction. Le mur, pense au mur. Rien que le mur. La daronne fait de même. Je sens d’ici l’odeur de sa sueur. Je ne peux m'empêcher de la regarder. Son visage est parsemé de gouttes d’eau brillantes. Je peux y voir mon regard.

Ils me lancent un bonjour conjointement.

Je cours ! La pression est trop forte. Vite, vite, vite ! Atteindre la route. Rejoindre Géant. Ne pas se retourner, ils pourraient me demander ce qu’il ne va pas. Hors de question.

Un camion m’effleure de peu. Il a bien failli me rentrer dedans. Qu’est-ce qu’il fout, bon sang ? Il se gare ? Merde, feu rouge. Croisement à la con. Sur cet axe il n'y a pas de trottoirs, alors je suis bloqué, contraint de rester planté là en fixant le camion. Dès qu’il bouge, je cavalerai. J’entends l’un des moutards demander à ses parents ce que je fiche ? C’était à tout prix ce que je voulais éviter. Heureusement, ils sont plus loin maintenant. Enfin, je crois … Non, je ne dois pas me retourner, il ne faut pas. Peut-être juste un coup d’œil rapide. Au moins, je serai rassuré. Non, Steven. Ne craque pas. Pas déjà. Ne fais pas tout foirer. A Géant, les consignes sont respectées, tu y seras en sécurité. Voilà que je sue moi aussi. J’espère que ce n’est pas l’autre connasse qui m’a refilé son … Son quoi ? Il y a tellement de choses qu’elle pourrait me refiler vu la douche de microbes que sa peau semble évacuer en permanence. Camion de merde. Que fiche ce feu de malheur à la fin ? Je n’entends plus la famille derrière moi. Je ne sais pas si je dois être rassuré ou inquiet. Peut-être s'approchent-t-ils de moi sans faire de bruit pour mieux me contaminer ? On ne connaît pas encore parfaitement le virus. Qui sait, vu l'attitude de la famille, il ne serait pas si stupide de penser qu'ils aient chopé une variante de la maladie. Une variante encore plus dangereuse qui tranformeraient les humains en zombies assoiffés de chair fraîche. Il faut toujours penser à toutes les éventualités. C'est pour cela d'ailleurs que j'ai su rester en vie toutes ces années.


Le poids-lourd avance. J'entends un grognement derrière mon dos.

Cours Steven, COURS !

14h15

J’ai trébuché. J’ai voulu partir trop vite. Le pif en plein sur le goudron. Je saigne un peu. J’ai nettoyé avec mon gel, au cas où la route aurait été contaminé … Ça a piqué. Beaucoup. J'imagine que ça signifie que le produit agit.

Le grognement n'était au final que le bruit du froissement du sac de course contre ma jambe droite. Fermez-la, je suis à cran.

14h22

C’est à mon tour de passer. La file d’attente devant Géant était convenable. J’ai attendu seulement cinq minutes. Franchement, ça aurait pu être pire. Le vieux derrière moi n'arrête pas d'avaler son glaire mais à part ça, je n’ai rien remarqué de suspect.

14h27

C’est plutôt vide pour le moment, profitons-en. C’est une chance inouïe et je dois la saisir. Croisons les doigts pour que ça reste tel quel. Je me hâte d’aller au rayon féculents. Je prends des pâtes, enfin ce qu'il en reste, ainsi que de la sauce bolognaise toute prête. Plus loin je ramasse une boîte de pâté pour chien. C’est comme ces bestioles, on s'y attache.

Mon programme est très strict et je le suis à la lettre. Il me manque les bières, le pinard, deux/trois whiskys premier prix et quelques bouteilles de Get 27, mon substitut préféré.

14h29

Croiser les doigts c'est aussi utile qu'un obèse dans une salle de sport. Je me demandais où tous les clampins étaient passés. Pas besoin de chercher midi à quatorze heure. J’aurais dû m’y attendre. Un petit groupe piétine devant les Heineken, un asiat’ qui a la peau sur les os fait le con avec deux packs de Kro dans les mains et deux gamines bavent sur des Tourtel. Putain, la deuxième je lui baverai bien dessus d’ailleurs … Merde, qu’est-ce qu’on avait dit Steven ? Ne te laisse pas déconcentrer. Aujourd’hui, c’est du sérieux.

La bande des fadas de bières dégueulasses rejoignent le jaune et, ensemble, ils poussent des cris de singes en gesticulants comme des demeurés. Ils partent ensuite en gueulant des « m’en branle ! » à tout bout de champs. On voit bien qu’ils ne se sont pas lavés depuis plusieurs jours. Seigneur, je plains le prochain qui prendra une Kro.

La voie semble libre. Je fonce. Je prends ce qu’il faut en deux secondes chrono. Aie, il ne reste qu’un Get 27.

J’entends du grabuge derrière moi. Par réflexe je sers mon pulvérisateur de gel dans ma main droite et stoppe mon activité. Je me tiens prêt à passer à l’offensive, surtout si l’un des mongoles refait surface …

Plus rien. Ok, respire et continue.

Je me retourne.

Il est là. Le chinois.

Crotte. Ces types sont aussi vifs qu’un noir au cent mètres.

Il emporte le Get sous mon nez et part en courant. Il lâche un rot quelques mètres plus loin sous les rires gras de ses camarades de beuverie.

Le destin est mal fait.

J’ai envie de pleurer mais je dois me ressaisir.

14h31

Je chiale.

14h32 et dix secondes

J’emporte trois bouteilles de Vodka pour remplacer.

14h32, un regard dubitatif et deux secondes de plus

Puis une bouteille de rhum premier prix.

14h42

Je suis à la caisse. Un gros retraité tripote vulgairement sa vieille femme empotée puis pose sa main sur le tapis. Je ne sais pas si c’est mon esprit qui me joue des tours mais depuis qu’il lui a passé la paluche au derrière, ça sent la merde.

C’est officiel Dieu, tu es un salaud.

Prochaine mission ; ne pas toucher le tapis de course. Vu la puanteur, les gants ne me seront d’aucune aide face aux microbes que doit produire ce fessier de l’enfer.

14h50

Je suis sorti. J’espère avoir fait le plus dur. A l’intérieur, c’était un sacré pétrin. Maintenant, c’est la dernière ligne droite. Je suis essoufflé. Ce sac est lourd. Il fait chaud. Je change mes gants par précaution. Ce cul boudiné va me hanter jusqu’à la fin de mes jours. J’suis trop jeune pour ces horreurs.

14h52

J’entends les clochards de tout à l’heure partir en faisant crisser les pneus d’une 207 qui aurait préféré rester au frais dans un garage. Ils beuglent une chanson de Nirvana. C’est qui ces kassos à la fin ? Des artistes ?

14h56

Me voilà face au portail de mon immeuble. Je traverse la petite route qui sépare ma liberté solennel du chemin de la famille crado.

Alors que je m'avance près du portail déjà ouvert, deux voitures arrivent en même temps, de chaque côté, bloquant l'entrée par la même occasion. Au moment où j'arrive, faut le faire quand même ! Deux fois ! Boucher les passages c'est bien mais faudrait p't'être penser à ceux qui n'ont que leur jambe pour parcourir les kilomètres de ce putain de patelin ! Je vous jure que si je recroise l'autre clique de bouseux, je crie.

Celui de gauche avec son allemande de richard ouvre la vitre. L'autre l'imite. Oh mais c'est de la danse synchronisée leur délire ou quoi ?

Le premier est un Mr Costard qui a tellement de gel sur les cheveux que j'ai l'impression de voir la version vivante de Ken le baiseur de Barbie et celui de droite un maigrichon en Suzuki, imberbe.

- Après vous, Monsieur.

- Non, je vous en prie.

- J'insiste mon cher.

- J'insiste tout autant.

- Non, vraiment c'est trop. Je vous laisse la place.

La Mercredes et la japonaise reculent conjointement. Pour autant, même à deux mètres de distance je vois bien que mes hanches ne passeront pas.

- Ma foi, vous êtes têtu.

- Personne ne m'attend. Faites donc.

- Moi non plus, mon ami, moi non plus.

- Je vois que vous avez des sacs de courses. Le frais n'attend pas. Moi je n'ai rien à faire d'urgent, croyez-moi.

- Rien d'urgent non plus, ce ne sont que des bricoles. Allons, on ne va pas y passer la journée.

- C'est mon jour charitable. Non, vraiment.

- Permettez moi de persister dans ma démarche bienveillante.

- Vous êtes si bon, Monsieur, que je ne puis accepter tant de …

Bordel, décidement la vie ne me fait pas de cadeaux.

Les misquines continuent leur suçage de queue pendant encore une bonne dizaine de minutes. Je suis à deux doigts d'en prendre un pour le foutre sous la roue de l'autre mais l'entrevitre doit être aussi polluante de microbes que leur politesse est outrageusement chiante.

15h07

Bon, ces cons se foutent maintenant sur la gueule parce qu'ils ont finalement démarré leur saloperie à essence dans un timing irréprochable. Résultats : les deux ont un phare cassé. Ils étaient fait pour se rencontrer. J'aurai juste préféré ne pas être leur troisième roue du carrosse.

Cette journée devient véritablement suffocante. Je me sens de plus en plus nerveux. Si je reste encore quelques minutes de plus à l'extérieur, je crois que je vais craquer. Je boue de l'intérieur. Jusque là j'ai essayé de garder mon calme, mais ça ne va pas tarder à sortir.

15h08

Je lâche un pet énorme. Ça va mieux. Ça me le fait souvent quand je suis très énervé.

15h10

Les deux énergumènes ont enfin débouché le passage. Je file jusqu'à mon appartement.

15h11

Un clochard s'approche de moi. Son haleine est si putride que je la sens à dix mètres, il est affreusement laid et je ne serai même pas surpris d'apprendre que c'est lui finalement qui nous a tous refilé le virus.

J'ai envie de chier sur Dieu, de lui tousser dessus comme un tuberculeux et de l'enterrer vivant. Si prêt du but. A quelques pas de la porte d'entrée de mon immeuble, quoi. Il y a bien que les vieux qui trouvent ça drôle de regarder les gens en baver comme ça.

Le puant a un œil qui clignote et sait à peine marcher. Il me demande une pièce. Il a du tellement fumer que sa voix ressemble plus à un métalleux en fin de vie qu'à celle d'un être humain.

Ok, maintenant, fini d'être sympa. C'est l'épreuve de trop. Mes nerfs lâchent. On ne me prendra pas ma vie aussi facilement.

Je lui injecte mon pulvérisateur en plein dans la face. Il tombe en criant. J'en donne un second sur la poignée de la porte d'entrée. Ce gluant a sans doute essayé de s'y engouffrer. Il se relève mais j'ouvre en même temps. Il se la prend dans la face et rechute. Il vocifère comme un forcené, m'insultant. J'écoute à peine ce qu'il dit. J'y suis. Je suis à l'intérieur. Sauvé.

Je grimpe quatre à quatre les marches d'escaliers. Un regain de vie ça rebooste soudainement la forme physique d'un homme.

15h13

Je suis chez moi. Sain et sauf. Halléluia ! Vite, je me lave les mains, je range mes clés ainsi que tout mon attirail et je passe tous mes achats au gel ! J'ai fini ! J'ai réussi !

15h14

J'ai oublié en sac en bas. Mes bouteilles sont avec le puant.

Je …

15h15

...

15h16

Je vais sur mon balcon, j'ai besoin de prendre l'air.

15h19

Je vois le clochard partir de la résidence en gueulant des insultes misogynes à tout va.

On sonne.

15h20

Putain qu'est ce qui va m'arriver encore ? Je regarde à travers le judas ; une petite blonde trentenaire se tient derrière la porte.

Elle … Elle a mon sac !

J'ouvre sans crier gare, je tourne la tête pour ne pas recevoir un souffle de sa respiration, prend le sac aussi rapidement qu'un puceau éjacule dans une chatte et lui ferme la porte à la gueule.

Elle tape plusieurs fois, visiblement vexée de ne pas l'avoir remerciée.

M'en branle.

Je vérifie que j'ai bien tout. C'est ok.

Les gens sont des voleurs et ils aiment abuser des gros inoffensifs tels que moi.

15h21

Je vais prendre ma douche, changer de vêtements, mettre tout au sale, laver de fond en comble tout ce que la blondasse a tripoté et ensuite je me vide la bouteille de rhum en me branlant. Je le mérite bien.

Enfin, je vous ai mes bouteilles chéries.

C'est seulement pour vous que je prends le risque de croiser mes congénères.

Les voisins sans masques, les familles poisseuses et irresponsables, les bandes de jeunes ingrats, les bonnasses qui m'agressent rien qu'en sachant que je ne pourrai jamais les baiser, les vieux et leur envie de ken à des endrois totalement inappropriés, les gens qui font semblant d'aimer leur semblable, les clodos mal élevés et les autres qui n'apportent des services uniquement pour qu'on satisfasse leur égo démesuré ; je les hais.

Il n'y a que vous qui me font oublier à quel point je les déteste.



23h02

Voilà. C'est parfait là. Sans toutes ces sacrées merdes.

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