Chapitre 2 - Euphorie perpétuelle
Le ciel est clair, bien que brumeux. Non, en fait, le jour est brumeux comme un nuage clair. Les rayons du soleil tapent sur le visage de Logan, qui se met à courir sur un sentier arboré.
Et si on le voyait ? Et si on le jugeait ? Et s'il ne retrouvait plus le chemin de sa chambre ?
– Loggie !
– Qui me parle ?
– Loggie, réveille-toi ! C'est l'heure.
Le jeune homme ouvre les yeux. Sa petite chambre d'enfant est vide, mais son reflet sombre dans le miroir lui procure un grand frisson. Logan vient d'avoir seize ans. Il a quitté l'école pour se consacrer à sa carrière échiquéenne, il y a six mois. Enfin, se consacrer à ce qui est censé y ressembler, car personne ne reconnaît son talent. Il n'a pas atteint les sommets, certes ; et rien ne prouve qu'il réussira à être parmi les meilleurs, autrement dit, les Grands Maîtres. En revanche, le jeune homme est sûr d'une chose : il ne veut plus voir personne, surtout pas sa mère, qui veut le forcer à travailler ou à reprendre ses études.
Logan s'est mis en tête qu'il n'a pas besoin de cela. Il a un club d'échecs, pour qui il joue dans la meilleure équipe. Chaque partie lui rapportant pas moins de cent dollars. En les additionnant à l'argent récolté à la fin des tournois, le jeune homme n'a pas peur de mourir de faim.
C'est aussi là-bas qu'il a rencontré de véritables amis. Ses premiers amis. Dans son équipe en top 12, il y a d'abord la jeune et talentueuse Eve. Logan a déjà essayé de lui faire du charme, parce qu'à seize ans, les hormones se réveillent même chez les grands esprits. Il s'est toujours demandé pourquoi aucune femme ne s'intéressait à lui et en est venu à la conclusion que son look à la limite du héros d'Assassin's Creed, cape noire et capuche sur la tête, regard baissé et mèche rebelle teinte en rouge devant les yeux, le rendait assez effrayant. Mais c'est pour lui le seul moyen de sortir de chez lui. Personne ne doit voir son visage. Il est rempli de boutons d'acné, vraiment affreux à regarder, et de toute façon, les femmes préfèrent les hommes mystérieux.
Ensuite, il y a Harry, son meilleur ami. Il a commencé les echecs à cinq ans, lui aussi ; il n'a pas arrêté depuis. Il a eu la chance d'avoir un maître, de progresser grâce à lui. Outre leur petite rivalité, ils dorment toujours ensemble à l'hôtel, lors des matchs à l'extérieur. C'est bien avec Harry que Logan peut être lui-même. Rire aux éclats à des blagues nulles, retourner toute la chambre avant de tout ranger sous ordre du capitaine responsable de l'équipe, alias monsieur Grognon, faire des nuits blanches à jouer des parties de cadence rapide... Bien sûr, Harry gagne quasiment tout le temps, parce qu'il est plus entraîné. Il a beaucoup connaissances théoriques, et son point fort a toujours été sa facilité à les mettre en application. Mais ça, c'était avant ce jour. Logan le sait : son ami ne fera pas le poids face à son nouveau niveau. Il a travaillé dur tout l'été, consacrant la plupart de son temps aux exercices tactiques et à la lecture de livres échiquéens. Il doit gagner, et faire accepter à Harry qu'il est devenu meilleur que lui.
Logan allume son ordinateur, prêt à en découdre face aux joueurs du monde entier. Ses pièces sont alignées, prêtes au combat. Un défi. 2450 points. Cet adversaire a cent points de plus que lui. La partie promet d'être compliquée.
– Bonne partie, envoie Logan, tandis que son adversaire lui répond dans sa langue.
La partie est lancée. Dix coups sont passés. Les Blancs poussent encore un pion central.
Mince, il prend de l'espace. Les Noirs doivent battre en retraite. Mais même resseré, il faut trouver le bon plan. La bonne stratégie. En l'occurrence, trouver une faille dans la violence excessive adverse. Vingt nouveaux coups sont joués. Logan tient bon, il s'accroche à la partie comme un roi à son royaume. La forteresse est dressée, mais très difficilement tenable. D'autant plus que la pendule ne lui est pas favorable. Il risque de la perdre au temps. Quand, tout à coup :
– Oui, échec ! crie Logan dans sa chambre, tandis que sa mère passe pour lui poser ses affaires propres.
Le Roi Blanc bouge. S'ensuit un nouvel échec de la Dame. Le Roi continue de fuir. Les mains du jeune homme tremblent. Il respire, se calme, afin que la souris ne lui joue pas de mauvais tours. Il enchaîne deux autres échecs avec sa Dame, sans réfléchir, dans l'euphorie et le zeitnot, mot allemand signifiant "manque de temps". Il réussit à sauver la position ! La partie est déclarée match nul, par triple répétition de coups. Logan sourit. Et jette son clavier par terre, en se cognant le front contre son bureau.
– Quel idiot ! Quel idiot ! Mat imparable en cinq coups si j'avais joué Cavalier g4 !
Frustré d'avoir raté un gain aussi évident, il décide d'éteindre son ordinateur. Demain, Logan disputera un match important... pour le titre de Maître International. Autrement dit, pour faire partie des joueurs de deuxième classe, mondialement reconnus. Pas question de se plomber le cerveau avec de futiles parties sur internet. L'important, c'est avant tout de se préparer. D'analyser les parties antécédantes de son futur adversaire, de cerner ses failles afin de trouver la meilleure parade possible.
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