Prologue
Le soleil se couchait sur la majestueuse île de Brâak. À l’écart de l’illustre cité de Zenfei, dans son atelier avec son chien, un paysan rangeait soigneusement son matériel. Il fêtait ce soir-là ses noces de cristal et réservait une double surprise à sa femme. La première et non des moindres : il n’avait pas oublié la date de leur anniversaire. Après quinze années de mariage et de reproches, il avait fini par l’enregistrer. La seconde : il lui avait secrètement aménagé un jardin d’agrément avec des garnitures et des potagers. Des bassins d’eau se mêlaient à des parterres qui s’intégraient au cœur de broderies de verdure. Un bosquet d’arbres fruitiers ponctuait de ses fragrances une allée qui reliait un puits à la maison. Avec son cadeau, il souhaitait donner une raison à son épouse de sortir flâner avec lui sur leur exploitation.
Alors qu’il s’apprêtait à rentrer, un scintillement attira son regard vers le ciel. Deux objets lumineux se déplaçaient côte à côte, des étoiles filantes sans doute. Il n’y prêta guère plus d’attention, l’odeur du dîner vint lui caresser les narines. Il s’accorda du temps pour se changer. Pour marquer le coup, il avait pris soin de cacher au préalable un costume dans son atelier. Ainsi, il pouvait s’habiller sans éveiller le moindre soupçon chez sa femme. Accoutrement revêtu, il refermait méticuleusement la porte de son local quand soudainement, il entendit un bruit sourd au loin, comme étouffé par les végétaux. Son chien prit tout à coup la fuite en se précipitant vers les champs.
— Non ! Reviens ! Reviens tout de suite je te dis ! Bon sang de bois !
Le paysan rouvrit brutalement son entrepôt.
— Argh ! Saperlotte ! Tant pis pour la tenue de soirée ! fulmina-t-il.
Il devait impérativement le retrouver avant qu’il ne soit de nouveau blessé. Celui-ci recouvrait toujours de sa dernière confrontation avec un animal de la forêt durant une partie de chasse.
Les portes de l’enceinte semblaient sur le point de se fermer. Le paysan s’empara de sa faux, au cas où. Dans les pas de son fidèle compagnon, il chemina prudemment à travers les tiges de maïs qui le dominaient en cette fin d’été. L’obscurité gagnait la plaine et il peinait à s’orienter.
Tout à coup, il s’immobilisa. Il perçut de légers frémissements. Cela ne ressemblait pas à la brise du vent. Quelque chose de proche se déplaçait dans les plantations. Était-ce son chien ?
Le paysan se trouva à la limite de son exploitation. Il eut l’impression que ce qu’il suivait se dirigeait vers la futaie adjacente. Il pouvait toujours décider de rentrer chez lui et se dire que son animal parviendrait à retrouver le chemin de la maison. Cependant, le fermier ne voulut pas qu’un nouveau malheur arrive à son fidèle compagnon.
Sa poursuite l’emmena au bout de ses terres. Le sol encore humide de la pluie tombée quelques minutes auparavant l’avait beaucoup épuisé. Néanmoins, cela n’entacha pas sa détermination et il continua sa traversée. Une fois sorti du champ, il passa l’entrée du siège et se rendit aux abords d’un sentier forestier.
Chasseur à ses heures perdues, il observa des traces de pas laissées à terre, mais aucune n’appartenait à son chien. Il en distingua deux, car en les comparant aux siennes, l’une paraissait plus petite tandis que l’autre demeurait bien plus grande et marquée. Le sol humide indique que les empreintes sont récentes. Pourtant, je n’ai vu personne de la journée franchir les portes du coup, ce n’est pas quelqu’un de chez nous. Et je doute fortement que les habitants de Zenfei soient du genre à quitter le confort de leur cité pour s’aventurer près de la guilde. Mais alors, qui viendrait dans ce bocage, au beau milieu de nulle part, et qui plus est, à l’heure actuelle ?
Il y avait fort à parier que l’absence de pas de son animal était due à son instinct qui l’avait reconduit à la maison. Le paysan ne voulait pas courir le risque que ces individus suivent son chien et finissent par causer du tort à sa conjointe esseulée. Alors qu’il rebroussait chemin pour rentrer lui aussi, il reconnut son collier à terre. Ils lui auraient déjà mis la main dessus, voilà pourquoi je ne trouve pas ses empreintes. Il reprit sa traque afin de retrouver son compagnon.
De son côté, au domicile, sa femme était en train de dresser la table. Pour la première fois depuis belle lurette, ses enfants passaient la soirée ailleurs. Ils participaient à une fête à la cité de Zenfei avec leurs grands-parents qu’ils voyaient très rarement. Madame avait prévu un somptueux dîner pour deux, en amoureux. Toutefois, les minutes s’écoulaient et toujours pas la moindre trace de son mari. Elle commençait à s’inquiéter. Elle quitta la salle à manger pour l’appeler. En ouvrant l’entrée, le chien s’introduisit et se hâta de se cacher sous l’escalier.
— Mon toutou, que t’arrive-t-il ? Viens voir maman. Papa n’est pas avec toi ?
L’animal resta couché. Troublée, elle sortit et héla son époux. Aucune réponse. Elle se rendit à son atelier. Elle constata que la porte se trouvait grande ouverte. Elle fouilla le local en vain et découvrit ses vêtements de travail.
— Mais enfin, où es-tu ? hurla-t-elle.
Loin de ses cris, dans la forêt, deux individus se déplaçaient rapidement, comme à la recherche de quelque chose. L’un d’eux demeurait certes petit, mais c’est lui qui menait la marche avec un parchemin en main. Son acolyte paraissait monstrueux à ses côtés.
— Chef, je crois que quelqu’un nous suit.
— Et alors ? Ne me dis pas qu’un gaillard comme toi ait peur.
— Non, non, même pas vrai.
Pour vérifier les propos de son second, il décida de se cacher en hauteur dans les arbres. Plusieurs minutes après, toujours rien.
— Chef, je crois que…
— Tais-toi, imbécile ! Quelqu’un approche.
Le paysan arriva à la fin de sa traque. Les traces qu’il pistait s’arrêtaient ici. Il inspecta autour de lui, mais il n’observa rien d’anormal. Il entendit une branche craquée.
— Qui est là ? paniqua le fermier en brandissant haut sa faux. Montrez-vous !
— Oh ! Regarde, comme c’est mignon ! Il essaye de nous intimider avec son jouet, ricana le chuchotement qui apparaissait de plus en plus proche.
— Je t’avais dit que nous étions suivis, tu ne me croyais pas ! se réjouit une autre voix avec fierté.
— Même une horloge cassée donne l’heure juste deux fois par jour, et ce n’est pas pour autant que l’on peut s’y fier. Pourquoi est-ce qu’Alendahl me colle toujours avec des idiots ? soupira désespérément le petit.
Les deux individus sortirent de l’ombre. Le paysan remarqua un grand « A » tatoué sur le bras de l’être imposant tandis que l’autre portait une sorte de combinaison tactique avec ce même « A » brodé dessus.
— Que va-t-on faire de lui ? demanda le costaud à son compère.
— Doit-on faire quelque chose de lui ? Je ne suis pas d’humeur. Allons récupérer ce coffre en pierre et rentrons au plus vite.
— Mais ! Euh…
— Tu sais quoi ? Fais ce que tu veux ! Je me rends dans la grotte et quand je t’appellerai, j’exige que tu rappliques aussitôt. C’est bien compris ?
Le costaud resta planté là, devant le fermier alors que son camarade s’éloignait.
— Je crois bien que je ne vais pas vous retenir plus longtemps. Votre compagnon semble avoir besoin de votre assistance. Vous devriez aller l’aider sans plus tarder, lui suggéra-t-il, espérant pouvoir s’en sortir sans encombre.
Son interlocuteur ne réagissait pas. Le paysan avait l’impression qu’il attendait quelque chose, comme s’il ne pouvait pas agir seul. Il voulut profiter de son état apathique pour tenter de se sauver le plus loin possible d’ici. Afin de s’éclipser, il exécuta délicatement des pas de côté tout en reculant. À bonne distance, il se retourna et prit ses appuis pour filer.
Alors qu’il s’élançait, il fut stoppé net dans sa course. Le costaud, qui auparavant se trouvait dans son dos, lui faisait maintenant face.
— Mais com…, bégaya-t-il.
— Tu crois aller où comme ça ? demanda la montagne de muscles.
— Je… Euh…
— Je n’en ai pas fini avec toi, ça ne fait que commencer. Tu restes là ! ordonna-t-il en l’envoyant au sol à l’aide d’un puissant dégagement de l’avant-bras.
Le paysan fut violemment projeté à terre, mais fort heureusement, il se réceptionna sur de la mousse. À présent, la colère animait le colosse. Le fermier en était sûr désormais, il ne pouvait échapper à l’affrontement. Il n’avait jamais été un guerrier et de ce fait, il n’avait aucune chance de remporter ce duel. Néanmoins, il ne s’avouerait pas vaincu sans s’être défendu dignement. Encore armé de sa faux, il prit ses distances et imagina différents scénarios de combat. Il ignorait comment aborder cet affrontement à cause du comportement imprévisible affiché par son opposant. Ce serait la première, et peut-être l’ultime lutte de sa vie.
La nuit était tombée depuis déjà quelques heures maintenant. Les portes du siège de la guilde aussi avaient fermé avec elle. La femme du paysan attendait assise sur le porche de la maison aux côtés de son chien.
— Si seulement tu pouvais parler, lança-t-elle désemparée à son animal. Et dire que c’est notre anniversaire de mariage. Il a sérieusement intérêt à avoir une bonne explication de ruiner notre soirée !
— Oh là ! Il semblerait que je tombe mal. Ça ne va pas très fort, toi. Dis-moi, qu’est-ce qui te tracasse ainsi ? demanda un passant en s’approchant.
— C’est mon époux, il n’est pas rentré depuis des heures. Cela ne lui ressemble pas, et surtout pas aujourd’hui. D’ailleurs, que fais-tu là ?
— Ah, euh oui, pourquoi je suis là ? répéta-t-il gêné. Hum, je devais venir plus tôt afin de lui remettre ce paquet, ton cadeau d’anniversaire. J’arrive tout juste, car j’ai été retenu à Zenfei malgré moi.
— Tu n’as rien relevé d’étrange à l’entrée du siège ?
— Pas vraiment, avec l’obscurité difficile à dire. Allons le chercher, je n’ai rien de prévu ce soir, ajouta-t-il.
Celui qui avait accepté d’aider la pauvre femme occupait le poste de forgeron et demeurait responsable des instruments de toute la guilde. De plus, son art ne se limitait pas qu’à cela, il était avant tout un manieur d’armes remarquable.
— Je me souviens avoir installé sur l’ensemble de ses outils des artéfacts traceurs. Grâce à mon détecteur, je peux facilement les localiser. Regarde là, pointa-t-il sur le cadran de son appareil, le gros point lumineux correspond à son atelier qui regroupe tous ces instruments. Enfin tous… à l’exception d’un. Sur le contour de la lentille, un petit objet scintille sur le bord droit supérieur, quelque part dans la forêt. Pas de doute, il se situe là-bas ! Je vais m’occuper de le trouver.
— Tout seul ?
— Toi, va à l’hôtel de guilde et rejoins-moi avec une escorte et des soins. Je ne sais pas dans quel état on va le récupérer, avoua-t-il peu confiant.
Et pour cause, le monde d’Arnès demeurait une terre sauvage, peuplée de créatures féroces pour la plupart rendant la vie en extérieur dangereuse et hostile. C’était la raison pour laquelle les populations s’étaient installées au sein d’immenses villes fortifiées : les cités. Les civilisations vivaient alors paisiblement depuis des siècles. Toutefois, la vie hors des capitales restait possible grâce aux sièges. Ils étaient aux guildes ce que les cités étaient aux nations. La plupart du temps, une guilde était spécialisée dans un domaine spécifique qui lui permettait de mettre en avant des compétences uniques. Elle disposait ainsi de services singuliers qu’elle monnayait afin de prospérer. Mais certaines pouvaient très bien agir seulement dans leur propre intérêt.
— Ah, tu es déjà de retour, lança le petit soldat.
— Le jouet est cassé.
— En même temps, tu t’attendais à quoi, gros nigaud. Tiens, décale-moi ce rocher pour qu’on puisse s’introduire dans la grotte.
Le subordonné s’exécuta et ouvrit la voie. Tous les deux s’engouffrèrent à l’intérieur. Une nuée d’animaux volants s’échappa brusquement de l’entrée. Quelques instants plus tard, ils ressortirent en transportant une immense sculpture rocailleuse. Il s’agissait d’un sarcophage. Il y avait posé dessus deux jarres et une petite pièce mécanique.
— Bien, nous avons tout ce qu’il nous faut. Maintenant, nous pouvons nous rendre à Zenfei.
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