Chapitre 5 : La main invisible
Ces derniers temps, j’avais remarqué que mon arrière-grand-père ne quittait plus sa chambre. En même temps, il venait de fêter ses cent vingt-sept ans, un véritable record pour un Chon. Quel était le secret d’une telle longévité ? Tout le monde se le demandait, même les Xylors, ah ah.
— Seysus, Monseigneur Peymour Ier a réclamé après vous.
— Très bien, dites-lui que j’arrive de ce pas.
Il souhaitait à nouveau me voir, cela faisait déjà la quatrième fois cette semaine.
— Grand-père, comment vas-tu ? l’appelai-je, je n’appréciais pas le terme arrière-grand-père.
— Ah ! Seysus, je suis content que tu m’accordes toujours de ton temps.
— Mais enfin, tu sais bien que j’aurai toujours du temps pour toi.
— Hélas, j’aimerais pouvoir en dire autant mon petit. Comme tu peux le constater, les médecins m’ont conseillé de rester alité le plus possible. Il faut commencer à l’accepter, je ne vais pas tarder à m’en aller.
— Quoi ? Comment ça ?
— Allons, allons, ne te voile pas la face, tu te doutes bien qu’à mon âge, la mort ne se trouve pas très loin. C’est la raison pour laquelle je t’ai fait venir. Je veux que tu me succèdes à la tête de l’Ordre de Mwrida.
— Vraiment ! Moi ? Mais j’ai même pas encore atteint la vingtaine.
— Ma décision est arrêtée. Je ne connais personne d’autre que toi avec un cœur aussi pur. Arnès a besoin de quelqu’un comme toi.
— Mais je…
Je ne comprenais pas son choix. Moi, un cœur pur ? Et surtout, je n’avais pas du tout l’âme d’un meneur. Je ne demeurais pas comme Seneth. D’ailleurs, je me demandais toujours pourquoi il m’avait choisi pour meilleur ami.
— Panique pas mon petit, je ne suis pas encore parti. J’ai de nombreux conseils à te partager. Ah, j’ai failli oublier, va à la rencontre du directeur des laboratoires de ton école. Dis-lui que tu viens de ma part.
— Euh… oui grand-père.
J’étais perdu. Je ne voyais pas le lien entre l’Y et l’Ordre de Mwrida. En trouvant le directeur, j’obtiendrais certainement mes réponses. De toute façon, je devais me rendre là-bas pour réviser avec Seneth. Enfin, nous connaissant, nous n’allions pas travailler. Le niveau des examens demeurait bien trop facile pour nous inquiéter. Je m’étais résigné à laisser la place de major à Seneth, malgré tous les efforts que je pouvais fournir, je ne parviendrais pas à faire mieux que lui. Mais j’étais satisfait de me dire qu’après lui, c’était moi le meilleur.
— Salut Seysus !
— Hé Seneth ! répliquai-je en lui serrant la main. Je dois passer voir le directeur des labos, je te rejoins après là où tu sais comme d’habitude.
— Compris, à tout à l’heure.
Bien, je n’avais plus qu’à trouver le bureau du directeur.
— Seysus ?
— Oui, c’est moi. Qu’y a-t-il ?
— Ah, je te cherchais, je suis le directeur des laboratoires de l’Y.
— Je vous cherchais également.
— J’imagine que Monseigneur vous a dit de venir me voir. C’est parfait, suivez-moi, allons nous asseoir dans mon bureau, nous y serons plus à l’aise pour échanger.
Je le suivis sans trop me poser de questions. Je ne voyais pas vraiment de quoi nous pourrions parler.
— Bien, alors, c’est votre grand-père qui a tenu à ce que nous discutions ensemble.
— Grand-père ? Je ne comprends pas, il aurait pu me le dire directement.
— Hum, c’est une conversation plutôt délicate. Il s’agit de votre future prise de fonction en tant que Monseigneur.
— Oui, il m’en a déjà fait part.
— Je n’en avais aucun doute. Toutefois, ce que je m’apprête à vous dire, risque de vous déstabiliser. Rassurez-vous, rien de terrible. Afin de pouvoir adapter mon propos, que représente selon vous le Monseigneur ?
— Je pense qu’il est le garant de l’unité de tous les fidèles. Il veille à faire prospérer la paix et l’amour dans toutes les civilisations.
— Je vois, ce sont des tâches plutôt nobles. Vous avez bien compris la séparation entre le Haut Conseil et l’Ordre de Mwrida. Et si je vous disais que ce n’était pas tous.
— Comment ça ?
— J’ai beau ne pas encore vous connaître, je perçois que vous n’éprouvez pas d’engouement particulier pour la religion. Alors d’après vous, comment depuis tous ces siècles, l’Ordre de Mwrida reste-t-il aussi puissant à travers Arnès ?
— Et bien, parce qu’il y a des personnes très dévouées.
— Ne soyez pas naïf. Laissez-moi vous montrer la réalité telle qu’elle est vraiment. Effectivement, le Haut Conseil a la charge de gouverner les civilisations d’Arnès et l’Ordre de Mwrida de guider et unir les citoyens. Ce que tous les gens ignorent, c’est qu’il existe une entité qui domine les deux. La main invisible qui contrôle le monde : le Majestic 13.
— Le Majestic 13 ? Comment se fait-il que je n’en aie jamais entendu parler ?
— C’est le concept, rester dans l’ombre pour agir incognito. Cette organisation possédait des membres aussi bien dans le Haut Conseil que dans l’Ordre de Mwrida. Et vous voulez savoir le meilleur ? C’est le Monseigneur le responsable du Majestic 13.
— Le… Monseigneur… Grand-père…
— Tout à fait, c’est la raison pour laquelle il vous a demandé de venir me voir. Je suis le second du Majestic 13. L’Y ne représente que la face émergée de l’iceberg du M13. Cette école a été créée dans l’unique but de trouver les meilleurs parmi les meilleurs. Et pour ton information, la Bride est basée sur les travaux de notre centre. Ainsi, aucune civilisation ne peut prendre le pas sur nous. Malin, hein ?
— Vous êtes en train d’essayer de me faire comprendre que je ne vais pas simplement remplacer mon grand-père, je vais de plus contrôler le… monde ?
— Aussi simple que cela, fantastique, n’est-ce pas ?
— Mais… Mais on ne peut pas mentir au monde entier comme ça ?
— Depuis combien de temps vivons-nous en paix ? Vous seriez prêt à remettre en cause la stabilité actuelle pour un léger mensonge ?
— Je ne sais pas si on peut appeler ça « léger ».
— Vous seriez capable de contester les actions de votre grand-père ?
— Non, non, bien sûr que non. J’ai juste du mal à réaliser tout ça. Et surtout, comment ai-je pu vivre aussi près de tout ça tout en restant aussi éloigné ?
— L’art de la discrétion. Vous allez également devenir maître de la discipline. Ne vous inquiétez pas, comme pour votre grand-père, j’effectuerai l’essentiel de la tâche qui vous incombe. Et je sais à quoi vous pensez, la solitude.
— Oui, c’est vrai.
— J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Votre ami Seneth est un élève impressionnant. Aussi, je vous assigne votre première mission : je veux que vous le recrutiez afin qu’il travaille dans nos équipes au sein des laboratoires de l’Y.
— Pardon ?
— C’est la fin de votre année scolaire. J’exige que vous le persuadiez de venir étudier pour nous, tout simplement. Tout le monde est gagnant, le M13 récupère un apprenti d’élite, vous gardez votre meilleur ami et lui œuvre dans l’environnement de ses rêves.
— Seneth, à mes côtés…
— Il ne sera pas qu’à vos côtés, il sera à votre service. Après tout, n’est-ce pas le moment pour vous de quitter son ombre ? Je vous laisse digérer tout ça. Je reviendrai vers vous sous peu. N’oubliez pas, l’art de la discrétion, termina-t-il avec un faux sourire.
Je devais aller voir grand-père. Je n’arrivais pas à croire que durant ces vingt dernières années, je n’avais rien découvert, rien compris. Est-ce que tout ceci avait lien avec la disparition de mes parents et grands-parents ? Ne demeurèrent-ils pas assez discrets au goût du Majestic 13 ? Je n’avais jamais réellement cherché de réponse à leur absence, mais aujourd’hui, les choses avaient changé.
— Bah ! Seysus, tu t’en vas ? Je croyais que tu nous rejoignais après ton rendez-vous ?
— Ah ! Euh… Oui, c’était prévu, mais j’ai un empêchement, quelque chose vient de me tomber dessus et je dois en parler à mon grand-père.
— Je comprends, si tu as besoin de quoi que ce soit, tu peux compter sur moi.
— Oui, promis. Ne t’en fais pas, ce n’est rien de grave.
Je n’étais pas sportif, mais j’ai couru d’une traite le chemin menant vers le temple de Mwrida. Ma respiration n’avait jamais été aussi laborieuse. Mon cœur ne se remettait pas de l’affront que mes sentiments lui faisaient subir. Tellement de questions occupaient mon esprit. J’y étais presque, la chambre de grand-père. Vide. Il n’y avait personne. Le lit se trouvait en désordre. En sortant, je vis un aide-soignant.
— Excusez-moi, où est le Monseigneur ?
— Vous n’êtes pas au courant ? Il nous a quittés il y a de cela quelques minutes.
— Comment ça ? Mais où est-il ?
— Il a été emmené en urgence aux laboratoires de l’Y.
— Vous plaisantez ? J’en reviens à l’instant !
— Non, pourquoi je badinerais ? Je vous conseille d’y retourner, seul le personnel de là-bas pourra vous aider.
Je n’avais pas la force de courir à nouveau. Je repris la route en sens inverse. Mon corps finit par se calmer. Je retrouvais la clarté de mon esprit. Savait-il qu’il vivait ses derniers instants ? La coïncidence se trouvait trop grande. Je voulais des réponses à mes questions. Seul lui pouvait me les apporter.
— Ah ! Te revoilà enfin.
— Désolé, je dois repartir voir les labos. Je repasserai après, si vous êtes encore là.
— Très bien, fais ce que tu as à faire.
Je ne savais pas si je devais bien prendre le fait que Seneth n’était même pas énervé après moi. Mon absence était-elle si peu importante pour lui ? Argh ! Qu’est-ce qu’il m’arrivait ? Je commençais à me poser des questions absurdes.
— Excusez-moi ! Où pourrais-je trouver mon grand-père, enfin, Monseigneur Peymour ?
— Malheureusement, vous ne pouvez pas encore le voir. Veuillez vous approcher s’il vous plaît.
La personnelle médicale me chuchota dans l’oreille qu’il venait d’être admis en urgence dans le laboratoire de transbiotique. Les savants qui y travaillaient étudiaient, selon la pyramide de la magie, comment permettre à un être vivant de devenir immortel. Je ne connaissais même pas l’existence d’un tel service ici. J’avais le sentiment d’être un étranger dans mon propre monde. J’étais tout seul. Mon arrière-grand-père demeurait mon unique famille.
— Tu n’es pas seul, mon frère.
— Hein ?
— Je suis triste que tu ne me considères pas comme proche de toi.
— Si, bien sûr que si Seneth, tu es le frère que je n’ai jamais eu. Qu’est-ce qui t’amène ici ?
— Ma curiosité. Je ne t’avais jamais vu courir avant sans qu’il y ait une note à la clef, je voulais donc savoir ce qui te motivait à le faire. Mais je pense avoir compris. Je te propose de venir passer la soirée à la maison si tu le souhaites.
— Je…
— Je prends ça pour un oui ! sourit-il. Ma chérie vient me chercher ce soir, on partira tous ensemble.
Je commençais à devenir confus. Je devais me sentir heureux d’avoir un ami en or comme Seneth et pourtant, je sentais une colère naître en moi. Je me demandais pourquoi devait-il être aussi parfait. Et le tout, sans produire le moindre effort. Quelle que soit la chose qui m’arrive, j’avais le sentiment que c’était lui qui récoltait toujours la lumière. J’allais être le nouveau Monseigneur, il n’y avait rien au-dessus, le monde allait devenir mien et malgré tout, le M13 se servait de moi tel un vulgaire appât pour attraper un plus gros poisson. Mais si je faisais ce que le directeur m’avait demandé, je pourrais enfin sortir de l’ombre et briller. Je devais me concentrer sur ma mission.
— Dis-moi Seneth, qu’as-tu prévu après les examens ?
— C’est une bonne question. J’hésite à m’enrôler dans la guilde Hypérion, j’adore les artéfacts qu’ils fabriquent.
— Ah oui, très intéressant. J’ai quelque chose à te proposer. Le directeur des labos m’a offert un poste ici et si tu le veux, tu peux venir aussi. J’espérais t’en faire la surprise.
— Tu plaisantes ? Qui refuserait de gagner sa vie avec son meilleur ami.
Il avait accepté mon offre. Mais que devais-je faire à présent, était-ce à moi de lui parler du Majestic 13 ? Je ne m’en sentais pas capable. Et puis surtout, en réalité, nous ne travaillerions jamais ensemble. Je ne comprends plus rien. Comment en étais-je arrivé là ? Pas plus tard que ce midi, nous devions réviser nos cours.
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