Chapitre 3 : La bataille de Pondichéry

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Le matin du sept avril, le Renard s’infiltra dans le détroit de Palk. Perché sur la vergue du hunier, Oscar distingua au Nord les reliefs de la pointe Sud de l’Inde, qu’ils contournèrent tandis qu’au Sud-Est apparaissait la masse verdoyante du Sri Lanka.

— Terre en vue ! annonça-t-il alors que devant lui émergeait un soleil rose.

Le détroit était un point de passage obligé de nombreux navires qui desservaient le golfe du Bengale ou qui souhaitaient rejoindre la mer de Chine. Depuis des semaines, ils naviguaient avec pour seule compagnie des hordes de cétacés de toute sorte et les seules traces d’activités humaines étaient réduites à d’immenses voiles blanches loin à l’horizon. Désormais, ils étaient entourés de galions, de bricks et de frégates de tous les pays d’Europe. Ces derniers ne semblèrent pas porter un grand intérêt au cotre corsaire, si bien que Surcouf leva l’état de mobilisation générale en fin de matinée et laissa au tiers milieu le soin de maintien leur cap.

Le un faible vent d’Ouest les poussait dans le dos alors qu’ils naviguaient au Nord-Est, vers la sortie du détroit. Alizée avait demandé de donner toute la voilure. Elle patrouillait sur les vergues en compagnie d’Hippolyte, un ancien gabier sur l’Hermione, et Mircea, qui n’avait pas envie de faire de sieste et voulait aider aux manœuvres. Grand-voile, trinquette, foc, clin foc, hunier et perroquet peinaient à maintenir le Renard à une vitesse de cinq nœuds au portant. Sur le pont, Skytte, Phaïstos et Amund manipulaient les drisses et les écoutes pour maintenir les voiles à leur optimum de fonctionnement, tandis que Victarion avait la lourde tâche de barreur du petit cotre.

BOUM……….BOUM..BOUM !

Vers quatorze-heures, un vacarme assourdissant réveilla les hommes qui somnolaient dans la cale.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Surcouf.

— Navire à six heures, averti Mircea, sa main libre en visière pour le protéger du soleil. On dirait une frégate !

Surcouf tira sa longue vue et balaya la surface lisse de l’océan Indien à la recherche navire annoncé par Mircea. Il vit alors la silhouette familière du Surprise, battant pavillon britannique. Les canons de chasse de la frégate étaient en train de recharger. Se tenant à la proue, paré de son costume rouge et de son éternel tricorne d’amiral, le corsaire reconnu son vieil ennemi.

— Calloway ! maugréa-t-il. Comment nous a-t-il retrouvé ?

— Branle-bas de combat, tout le monde à son poste, hurla Skytte, le quartier maître, et plus ancien équipier de Surcouf.

Les pirates sortirent des cales et s’agitèrent en tous sens. Ce qui aurait pu faire penser à une cohue désordonnée pour un œil novice était en réalité un ballet orchestré à la perfection et répété des dizaines de fois à l’exercice et à la manœuvre depuis des mois. Chaque membre d’équipage savait le rôle qu’il devait jouer. Singh, les frères et sœur acrobates Juan et Esme, ainsi que Mériadec rejoignirent Alizée, Mircea et Hippolyte dans les voiles. Natu et Wardin étaient sur le pont à aider aux manœuvres tandis que Skytte transmettait les ordres de Surcouf qui releva Victarion à la barre. Le reste de l’équipage prit place aux canons, par paire, de la poupe à la proue : Tag et Heuer, les jumeaux ingénieurs, Rasteau et Andy, Victarion et Pof, Xao et Pic, puis Oscar et Cebus. Le garçon avait réussi à dresser son capucin pour l’aider à manœuvre la pièce de quatre livres. Tuba et Phaïstos étaient responsable des pierriers de poupe et des caronades de chasse, en fonction de la position du navire qu’ils affrontaient. En quelques minutes, tout le monde était à son poste de combat.

BOUM..BOUM !

Les deux boulets tirés par le Surprise virent mourir à une cinquantaine de brasses de la poupe du Surprise.

— Que se passe-t-il ? demanda Oscar au capitaine corsaire.

— Nous sommes pour l’instant hors de portée des canons de Calloway, mais avec ce vent arrière, le Surprise est plus rapide que nous. Malheureusement, nous sommes coincés dans le détroit et nous ne pouvons pas nous dégager en nous rapprochant du vent.

— Pourquoi ? Les rives sont pourtant assez loin, il y a près de dix milles au Nord et au Sud du détroit.

— Tu as raison, répondit Surcouf, mais l’avance que nous gagnerions sur le Surprise en nous rapprochant du vent ne serait pas suffisante avec ce vent si faible, et lorsqu’il nous faudra empanner, nous nous retrouverons à la merci des canons anglais. Nous devons tenter de tenir le plus longtemps possible et de sortir du détroit afin de piquer vers le Nord et de mettre le Surprise hors de portée.

BOUM…..BOUM !

Une nouvelle salve provenant des canons de chasse de la frégate. Les boulets n’étaient plus qu’à quarante-cinq brasses du cotre corsaire. La course poursuite était lancée. Une heure passa. Les Anglais tiraient à intervalles réguliers afin de jauger la distance avec les fuyards. Le dernier boulet finit sa course dans l’eau à quelques pieds seulement de la coque, et la gerbe d’eau qu’il déclencha en s’immergeant éclaboussa Surcouf à la barre. Skytte le pressa, inquiet.

— Capitaine, ils vont finir par nous avoir, et l’embouchure du détroit est encore loin. Il nous faut changer de cap.

— Tu as raison. Alizée, comment est le vent, là-haut ?

— Malheureusement, il ne nous aide pas. Cette faible brise d’Ouest est notre pire amure.

— Le Surprise est plus rapide que nous, quelle est notre meilleure cap ? demanda le corsaire

— Nous devrions arriver à le distancer en navigant plein Nord, répondit la voleuse-des-voiles.

— Entendu ! Cap au zéro degrés ! Paré à border la grand-voile ! annonça Surcouf

— Paré à border la grand-voile ! répéta Skytte.

Pic et Pof quittèrent leurs canons pour manœuvrer le cabestan.

— Paré ! répondirent-ils une fois en route.

— Paré ! répéta Skytte.

— Bordez ! hurla Surcouf. Barre à gauche, zéro degrés !

Le corsaire poussa la barre et le Renard tourna vers la gauche. Le cotre accéléra à mesure qu’il se rapprochait du vent. Les deux colosses norvégiens tournaient autour du cabestan pour réduire l’écoute de grand-voile, qui se tendit, augmentant la vitesse du Renard.

BOUM..BOUM !

Les boulets fusèrent et s’écrasèrent à l’endroit même où se trouvait le cotre quelques secondes plus tôt. Il s’en était fallu de peu. Petit à petit, l’écart entre les deux navires grandit de nouveau. Le Surprise ne pouvait pas naviguer si près du vent sans compromettre grandement sa vitesse, aussi Calloway décida-t-il de quitter le sillage du Renard et d’ouvrir davantage sa prise au vent, de sorte que les deux navires n’étaient désormais plus l’un derrière l’autre, mais l’un à côté de l’autre. Surcouf remarqua la manœuvre de l’Anglais, et estima rapidement la situation. La distance entre les deux navires était dorénavant trop grande pour que les canons anglais ne les atteignent, mais avec cette trajectoire plus directe, la frégate restait suffisamment rapide pour leur bloquer la sortie du détroit. Lorsque Surcouf parviendrait au fond de la baie, il sera obligé de virer de bord. Dès lors, lui et son équipage se trouveraient à la merci de la formidable puissance de feu des britanniques.

— Skytte, il nous faut trouver une solution, j’ai peur que notre avance ne soit suffisante pour nous extirper des griffes de Calloway.

— Peut-être devrions nous mettre à l’eau le Nautilus, comme nous l’avons fait avec les pirates. Cela devrait occuper Calloway et le ralentir suffisamment.

— Impossible de le mettre à l’eau à cette vitesse, répondit Surcouf. De plus, nous n’aurions aucun moyen de le récupérer ensuite. C’est un atout trop précieux pour le perdre maintenant.

Wardin et Xao s’approchèrent du capitaine. Le fauconnier danois et l’artificier faisaient partie du tiers bâbord, et passaient le plus clair de leurs journées ensemble, tant lorsqu’ils étaient de quart que lorsqu’ils étaient en repos.

— Capitaine, ces derniers jours, Wardin a entrainé son gorfou.

— Son quoi ? demanda Surcouf.

— Mon gorfou. L’animal que j’ai apprivoisé lorsque nous étions aux Crozets.

— Ah, le pingouin ! s’exclama le corsaire.

— Non, c’est un gorfou sauteur, en réalité c’est une espèce de manchot…

— Peu importe, le coupa Xao. L’oiseau est futé. Nous lui avons appris à viser l’Argonaute avec un tonneau, et nous avons pensé que si nous remplissions un baril de poudre, il pourrait endommager un navire ennemi.

— Ne pensez-vous pas qu’il soit plus sage de conserver les réserves de munition que nous avons plutôt que de les gâcher par une tentative si désespérée ? demanda Skytte.

— Capitaine, insista Wardin. Faites-moi confiance, le gorfou est prêt.

— Soit, céda Surcouf. Mettez votre animal à l’eau.

Le petit manchot aux aigrettes jaune vif fut équipé d’un harnais de cuir fabriqué par Tag, l’ingénieur qui avait perdu ses deux jambes quelques mois plus tôt dans une altercation avec un galion espagnol. On y attacha une corde de trente pieds de long au bout de laquelle fut arrimée un baril de poudre calfaté afin d’éviter que l’eau ne s’y infiltre.

Le baril flottait à la surface de l’eau et le petit gorfou s’élança en nageant à toute vitesse vers le Surprise. En quelques minutes, l’animal arriva à son objectif. Il plongea et passa sous la proue de la frégate, tandis que…

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BANG ! le baril de poudre s’écrasa contre la coque et explosa à son contact, faisant voler en éclat le gaillard d’avant. Le canon de chasse bâbord fut soufflé par l’explosion et retomba à quelques pieds de Calloway, écrasant sous son poids un gabier anglais.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda l’amiral.

— Je ne sais pas, capitaine, répondit Duncan, son officier de navigation, le gaillard semble avoir explosé tout seul, les français n’ont pas tiré le moindre boulet.

— Quelle est l’étendue des dégâts ? interrogea Calloway.

— Le bastingage a pris un sacré coup, et nous avons perdu un canon, mais la voie d’eau est minime, répondit son bosco.

Le gorfou fit demi-tour et fusa vers le Renard. L’œil vissé dans l’oculaire de sa longue-vue, Calloway aperçut le manchot sortir de l’eau d’un bon prodigieux et atterrir sur le pont du cotre corsaire. Il vit Wardin récompenser l’animal d’une sardine tandis que Xao attachait un second tonneau au harnais. L’oiseau plongea de nouveau, entrainant derrière lui le baril de poudre.

— Par quelle sorcellerie…maugréa l’amiral. Tous les hommes au poste de combat, j’offre une livre à celui qui arrivera à détruire ce tonneau.

Les hommes pointèrent leurs canons sur le tonneau qui filait dans l’eau, et tirèrent une bordée. Les boulets fusèrent et amerrirent sans qu’aucun ne touche l’animal ni sa charge.

BANG !

La frégate fut frappée en plein centre. Cette fois-ci, la voie d’eau fut plus importante, et mobilisa une dizaine d’hommes qui s’attelèrent à calfater l’ouverture béante. Pendant ce temps, le Renard se rapprochait du fond de la baie, et n’allait pas tarder à devoir empanner de nouveau pour filer vers la sortie du détroit. Le gorfou repartit pour un troisième assaut. Excédé, Calloway hurla.

— Je veux tous les mousquets pointés sur l’eau. Dix livres au salaud qui aura ce maudit oiseau ou sa cargaison.

Galvanisés par la récompense, les anglais redoublèrent de précision et firent feu de tout bois. BLAM ! un des canons fit exploser le baril avant qu’il n’atteigne sa cible.

— Hourra ! hurlèrent les anglais, fous de joie.

Le gorfou plongea pour éviter les tirs des mousquets et fit demi-tour. L’équipage du cotre avait profité de la diversion pour réaliser sa manœuvre, et s’approchait désormais du Surprise désarmé.

— Rechargez ! hurla le bosco, envoyez-moi ce maudit corsaire par le fond !

Mais il était trop tard. Les canons du Renard envoyèrent une bordée meurtrière. Les boulets, chauffées à blanc par Phaïstos – une idée ingénieuse de Tag – allumèrent des incendies sur la frégate anglaise, ajoutant à la panique ambiante.

— Visez le mat et le gouvernail, vociféra Calloway.

Mais, au moment où les Anglais s’apprêtèrent à riposter, les haubans du mât de misaine cédèrent sous les flammes et ce dernier s’effondra, produisant une violente embardée du Surprise, qui dévia les boulets loin de la poupe du corsaire. Le temps de recharger une nouvelle salve, et le Renard était déjà hors de portée.

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Sur le cotre, l’euphorie générale gagna pirates et corsaires en voyant les flammes dévorer la frégate anglaise.

— Capitaine, ne devrions-nous pas faire demi-tour et couler ce navire de malheur une bonne fois pour toutes ?

— Oui, ajouta Rasteau, ce maudit Anglais nous a causé suffisamment de tort. Envoyons-le faire la bise aux requins, demanda Singh.

Rasteau était le cuisinier du Renard. Grand, large d’épaules et la taille aussi fine qu’un mannequin, il avait la langue bien pendue et un tempérament rude et violent. C’est lui qui avait fomenté, avec Singh et Dents-Longues, la révolte contre Surcouf qui avait bien failli coûter au capitaine son navire et sa tête. Au lieu de punir Rasteau de sa trahison et de sa tentative coup d’état, le corsaire l’avait nommé second après le départ de Zélia. C’était une manœuvre habile qui, en donnant une grande responsabilité au cuisinier, et avait calmé ses velléités.

— C’est une mauvaise idée, rejeta Surcouf. Le Surprise est mal en point, certes, mais il reste presque dix fois supérieur en hommes, et leur armement est autrement plus puissant que le nôtre. Il serait avisé de nous tenir hors de portée des canons de Calloway. Un animal blessé est encore plus dangereux, et nous avons dû nous séparer de quatre membres d’équipage. Dans cette situation, la prudence est de mise. Tâchons de mettre la plus grande distance possible entre nous et l’Anglais.

A ces mots, ils sortirent du détroit, et bifurquèrent vers le Nord en direction de Pondichéry.

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