Chapitre 10 : Le voleur de Louxor

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CRAC. Le gouvernail de la pirogue s’enfonça dans les eaux troubles du Nil. Un éclair lumineux l’aveugla. Il chercha des yeux la source de la lumière et ramassa le diamant tombé sur le pont. Il le prit entre ses longs doigts fins et le glissa dans l’ouïe en forme de f de son violon. CLING, fit le diamant en s’entrechoquant avec les autres pierres cachés à l’intérieur de l’instrument. Il traversa le pont sans un bruit jusqu’à la cale où tout le monde dormait encore. Ses pieds semblaient ne pas toucher le sol. Il prit dans son hamac ses couteaux et sa rapière dont il embrassa le corbeau qui ornait la garde et sortit aussi discrètement qu’il était entré. Il passa devant le coffre éventré dans le fond duquel il avait laissé un unique et minuscule diamant, comme une provocation à ses anciens compagnons d’infortune, et sauta dans la barque qu’il avait préparé. Le soleil pointait à l’horizon. Il éclata d’un grand rire alors que FLAC FLAC FLAC les rames entraient dans l’eau en cadence à mesure que s’éloignait la pirogue sabotée. Des ombres furibondes apparurent à la surface de celle-ci, alertées par son rire. Mais ils ne pouvaient rien faire, et ils disparurent bientôt de son champ de vision…

Le soleil était maintenant haut dans le ciel, et le courant le conduisait sans effort. Il bailla, ferma les paupières le temps d’une seconde, aussitôt réveillé par le contact froid d’une lame contre sa gorge…

Alors Dents-Longues, on rêvasse…

Cette voix… Non ce n’était pas possible… la pirogue… le gouvernail…

Il tenta d’écarter la lame de son bras, mais ne toucha que le vide ; Déséquilibré, il tomba à la renverse…BLAM

Il atterrit sur le plancher de bois de la cabine. Zélia se tenait devant lui, sa rapière à la main.

— En garde, moussaillon, tu comptes échapper à notre entrainement matinal ?

Le Longs-Couteaux maugréa, lissa les plis de sa redingote noire, prit son épée et sortit à la suite de Zélia. Sur le pont, le coffre infracturable lui faisait face. Il se mordit la lèvre, moucha son arme et se mit en garde. Par trois fois, l’Amazone le toucha au flanc, et il s’en tira à bon compte avec une estafilade sur le bras gauche.

— Eh bien, ce n’est pas ton jour, s’amusa-t-elle alors qu’ils faisaient leur toilette dans un repli des berges du lac.

Il ne répondit pas et retourna essayer d’ouvrir le coffre. Sans succès. Une fois que tout le monde fut réveillé et prêt, Zélia demanda au capitaine de se rapprocher de la cataracte, pour voir si la trière hollandaises en barrait toujours la sortie. A leur grand soulagement, le capitaine Van Verhagen avait renoncé à contrôler la moindre embarcation qui naviguait sur le Nil. Il avait sûrement dû penser que les voleurs couraient toujours devant lui, et avait décidé de tenter de les rattraper, intimant l’ordre à son équipage de ramer vers Alexandrie. Malgré la nouvelle rassurante de la disparition de la trière, les Hollandais restaient le moindre de leur souci. Car si le coffre refusait toujours de s’ouvrir malgré les tentatives désespérées de Dents-Longues, il n’en était pas moins un objet de convoitise, et la rumeur de sa disparition ne tarderait pas à se répandre parmi les pêcheurs et la population bordant le Nil. Zélia et le capitaine Berbère convinrent donc qu’il leur vaudrait mieux désormais éviter villes et villages.

Le Khamsin décida de leur souffler son aide, et ils comblèrent les cent trente milles qui séparaient Assouan de Louxor en à peine trois jours. Ils cachèrent la pirogue en amont de la cité des Rois, afin d’éviter d’attiser les curiosités sur leur étrange équipage. Zélia désigna Dents-Longues et Adherbal pour l’accompagner en ville faire le plein d’eau et de vivres pour la suite de la traversée. Elle ne connaissait que trop bien la roublardise du Longs-Couteaux pour risquer de le laisser seul avec les diamants, et ne faisait pas suffisamment confiance au guerrier numide pour le laisser seul avec Nid-de-Pie. Ce dernier avait tué son frère d’armes, sur la trière, et, même s’il ne semblait pas avoir un esprit vengeur, ni une quelconque animosité envers le garçon à l’œil de faucon, elle ne voulait aucunement risquer une telle tentation. Azimut et Nid-de-Pie restèrent donc affectés à la surveillance des diamants.

C’était jour de marché, et la ville était en pleine effervescence. Sur des centaines de mètres, des étals s’alignaient, proposant une variété de fruits, d’huiles, d’épices et de tissus raffinés. Le capitaine berbère leur servit de guide à travers le dédale de ruelles, tandis que nos trois compagnons restèrent dissimulés sous leurs haoulis. Alors qu’ils tournaient un coin de rue, ils tombèrent sur la place principale. Un gibet en occupait le centre. Perché sur l’estrade, un homme sonna le clairon. Aussitôt, des soldats firent irruption par les quatre entrées de la place, et virent se poster en formation autour de la potence. Un homme, probablement le capitaine des gardes, escalada les marches et vint se poster à la gauche du clairon. Il portait comme ses hommes un uniforme aux couleurs de l’infanterie anglaise. Il déroula devant ses yeux un parchemin, s’éclairci la gorge, et énonça :

« Oyez, oyez, braves gens. Venez assister, demain à l’aube, ici-même, à l’exécution publique d’Abu Kheldar. Ce voleur sans vergogne qui, non content d’avoir pillé les sarcophages de vos ancêtres Pharaons a cru possible le vol du trésor de Louxor. il a été arrêté une nouvelle fois alors qu’il pénétrait au cœur de l’hôtel de ville et venait d’ouvrir le coffre-fort sacré des Égyptiens. Il a été appréhendé alors qu’il se remplissait les poches d’or, de rubis et de bijoux. Votre or, votre argent et vos bijoux. Venez assister demain à son juste châtiment. Le voleur sera exécuté à midi sur la Grand Place. »

Cette annonce mit en ébullition les esprits des pirates.

— Voleur de bijoux, murmura Adherbal.

— Forceur de coffre-fort, ajouta Dents-Longues. C’est l’homme qu’il nous…

— N’y pense même pas, le coupa Zélia. Nous avons suffisamment attiré l’attention sur nous pour ne pas en plus faire évader l’homme le plus recherché de la ville.

— Lui capable de ouvrir le coffre, objecta leur guide. Réputation d’Abu Kheldar dans toute Égypte. Lui voleur très habile.

— Habile, peut-être, mais clairement pas le plus discret objecta Adherbal. A en croire le héraut que nous venons d’entendre, il n’en est pas à sa première arrestation, ni condamnation.

— C’est vrai, lui répondit-il, mais partie de légende. Aucune serrure aucune prison ne résiste à Lui. Même horloge complexe. Pas deux comme lui.

— J’ai dit Non. Trancha fermement l’Amazone. Je le dis et le répète, nous ne risquerons pas la mission qui nous a été confiée pour ces diamants.

Dents-Longue s’emporta.

— Ce n’est pas parce que Surcouf t’a confié la tête de ce groupe que tu es la seule décisionnaire. Nous voterons, comme les pirates l’ont toujours fait, et nous verrons bien ce qu’Azimut et Nid-de-Pie auront à dire.

Ils complétèrent la liste des provisions et quittèrent Louxor. La tension était palpable entre Dents-Longue et Zélia, et personne ne prononça le moindre mot jusqu’à la pirogue.

— Vous avez vu un fantôme ? demanda Nid-de-Pie en voyant les visages de ses compagnons.

— Peut-être n’y avait-il plus de bananes en stock, s’amusa Azimut.

— Réunion, répondit Dents-Longues. Sur-le-Champ !

Zélia expliqua la situation, leur rencontre avec Abu Kheldar et la volonté de Dents-Longues de le libérer.

— Si Dents-Longues est prêt à partager les diamants en une part de plus, c’est qu’il n’y a vraiment aucun moyen de l’ouvrir, ironisa la Navigatrice.

Nid-de-Pie lui aussi était de l’avis de ses camarades, et Zélia fut bien forcée d’accepter sa défaite. Deux des rameurs furent missionnés pour repérer la prison où était détenue le voleur, et pour étudier le trajet jusqu’au gibet.

Leur rapport fut sans appel. Les rues que le cortège emprunterait le lendemain seraient bien trop larges pour tenter une embuscade. La prison était quant à elle située dans le fort occupé par la garnison britannique, à l’extrémité sud de la ville. Il leur serait plus aisé de tenter de libérer le prisonnier durant la nuit. Cependant, étant donné la réputation du voleur, sa cellule serait probablement gardée nuit et jour, et ils devraient neutraliser les gardes. Ils élaborèrent un plan de sauvetage. Une fois en place, ils décidèrent de se reposer, afin d’être le plus alertes possible pour affronter la nuit blanche qui s’annonçait.

Comme le matin même, Nid-de-Pie et Azimut restèrent sur la pirogue, la maintenant prête à appareiller à chaque instant. Adherbal, Zélia et Dents-Longues se cachèrent dans un taillis de roseaux longeant le rempart sud du fort. Haut de près de vingt pieds, il était en brique crue comme la plupart des habitations de la ville. Deux soldats équipés de mousquets patrouillaient sur le mur d’enceinte.

Vers minuit, un vacarme éclata en provenance de la porte nord du fort. L’écho des voix se fit entendre jusqu’à leur cachette :

Libérez Abu Kheldar ! Libérez Abu Kheldar ! Libérez Abu Kheldar !

Le capitaine Berbère et ses rameurs avaient rameutés une vingtaine d’habitants de Louxor, et tambourinaient contre les grilles de fer, clamant la libération du voleur. La diversion eut l’effet escompté et les deux gardes arrêtèrent leur patrouille et regardèrent en direction de la source du grabuge. C’était le signal. Quittant le couvert des roseaux, ils coururent tous les trois vers le haut mur d’enceinte. A tour de rôle, Zélia puis Dents-Longues grimpèrent sur le dos et les épaules d’Adherbal, puis se hissèrent à la force des bras sur les poutres de soubassement du premier étage de la caserne, qui dépassaient du mur d’un bon pied. Ils sautèrent ensuite sur le rempart et tirèrent leurs lame. D’une main, ils étouffèrent les cris des deux soldats qu’ils égorgèrent simultanément.

La caserne était déserte, la plupart des soldats en faction étant mobilisés pour contenir la furia des manifestant à la porte nord. Les deux pirates descendirent par une échelle de bois et se dirigèrent vers la prison. Le garde posté à l’entrée de celle-ci n’eut pas le temps de tirer son épée que le Longs-Couteaux le transperçait en plein cœur. En s’effondrant, inerte, son casque résonna contre un seau. Le métal sonna comme un coup de gong. Lorsqu’ils pénétrèrent dans la prison, les deux hommes qui gardaient la cellule d’Abu Khedar se tenaient prêts, alertés par le bruit. Si l’égalité numérique des deux camps promettait un duel disputé, le combat se révéla des plus inégal, les talents d’escrimeurs des pirates surpassant de loin celui des Anglais. Le premier, un rouquin d’à peine dix-huit ans fut pris par la feinte de Zélia qui mima une attaque à la hanche droite pour ouvrir sa garde, et plonger sa lame dans le flanc gauche de son adversaire, juste sous les côtes, embrochant la rate de son adversaire, et sectionnant une partie de l’artère rénale. Le second fut plus offensif et se jeta sur Dents-Longues. Le Longs-Couteaux parvint de justesse à parer en quarte, mais fut renversé par l’Anglais emporté dans son élan. Les deux hommes roulèrent dans la terre battue, et entamèrent un corps à corps. L’anglais, bien plus corpulent que le pirate, devait avoir des connaissances en lutte gréco-romaine, car il domina son adversaire au sol, et parvint à se retourner pour prendre Dents-Longues dans une clef. Le bras autour de sa gorge, il tenta de l’étouffer. Les jambes du pirate battaient inutilement l’air, et ses mouvements se faisaient de plus en plus difficiles à mesure que l’air lui manquait.

A bout de souffle, il parvint à tirer de sa ceinture l’un de ses couteaux, qu’il planta dans la cuisse de son adversaire. L’anglais hurla et relâcha son étreinte autour du cou du pirate. Dents-Longues se retourna et planta sa lame dans la poitrine du soldat, dont les yeux se révulsèrent sous la douleur. Il leva alors son couteau au-dessus de sa tête, et l’abattit, encore et encore, dans le corps inerte de son adversaire.

— Dents-Longues, stop, c’est bon, il est mort. STOP, cria Zélia, qui prit dans ses bras le pirate.

Son visage était blanc, et ses membres secoués de spasmes incontrôlables. Il lâcha son arme, et se mit à quatre pattes, reprenant avec difficulté sa respiration.

— Tout va bien, tu l’as eu, ce salaud, tout va bien.

— J’ai bien cru y passer.

Il fut pris d’un haut-le-cœur et vomit sur le sol de terre battue de la prison.

Zélia le laissa reprendre son souffle et se dirigea vers la cellule d’Abu Kheldar.

— Essaye de trouver le trousseau de clef des gardes, adressa-t-elle à son compagnon.

— Ce n’est pas nécessaire, lui répondit une voix provenant du fond de la geôle.

Devant elle, la silhouette du voleur se dessina dans la demi-obscurité. Il portait une sarouel beige rapiécé et un gilet bleu nuit ouvert sur son torse musclé barré de multiples cicatrices. Son teint était hâlé et ses cheveux noirs en broussailles surmontaient un visage anguleux imberbe du moindre poil. La porte de sa cellule était déverrouillée.

— Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? demanda-t-il.

— Qui nous sommes n’a pas d’importance, mais ce que nous voulons, c’est te libérer. Allons-y ! répondit Zélia.

— Comment cela ? j’exige des explica…

— Nous n’avons pas de temps à perdre, nous parlerons de tout cela une fois tirés d’affaire. Vite !

Elle le fit sortir de la cellule et le poussa vers la sortie. Dents-Longues, qui s’était quelque peu remis de ses émotions, prit la tête du groupe et ils sortirent de la prison. Le vacarme semblait avoir cessé à la porte nord, le reste de la garnison n’allait pas tarder à revenir.

— Par ici, dit le pirate en guidant Abu Kheldar vers l’échelle.

Ils grimpèrent l’un après l’autre jusqu’au rempart. L’échelle était située dans un recoin sombre du fort, ce qui leur permis de rester à couvert alors qu’ils montaient. Le premier au sommet, Dents-Longues regarda par-dessus le rempart à la recherche d’Adherbal. Comme convenu, il avait été chercher une charrette pleine de foin qu’il avait placé juste sous le rempart, pour amortir leur chute.

— Saute, ordonna-t-il au voleur.

— Je.. comment ?

— Saute, animal ! dit-il en le poussant dans le dos.

Il s’exécuta et le bruit sa chute fut étouffé par le foin. Dents-Longues sauta à son tour. Alors que Zélia s’apprêtait à rejoindre les trois hommes, une voix l’interpella.

— Halte, qui va là ?

Un soldat anglais se tenait à une trentaine de pieds sur le rempart, son mousquet pointé vers elle.

— Pas un geste, ajouta-t-il.

Elle resta immobile, ne sachant que faire. L’idée de sauter était tentante, mais elle n’osa pas, de peur d’être touchée par la balle. Soudain, un souffle d’air fit voler ses cheveux, puis une forme grise surgit de nulle part, et percuta le garde sur le côté. Déséquilibré par le choc, l’homme tomba en hurlant et s’écrasa sur le sol, quelques mètres plus bas, inerte. Zélia leva le regard vers la forme qui l’avait sauvée. Elle reconnut le Bec-en-Sabot qui les avaient suivis depuis Khartoum. L’animal tourna vers elle son regard étrange, ouvrit les ailes, et s’envola dans le ciel de Louxor comme il était venu.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? la voix de Dents-Longues la tira de sa torpeur.

Elle sauta à la suite des deux autres, et ils s’enfuirent dans les roseaux, alors que de l’autre côté du rempart, les soldats anglais sonnaient l’alerte, ayant découvert les corps des gardiens et la fuite de Kheldar. Ils coururent jusqu’à la pirogue que venaient de rejoindre l’équipage berbère. Azimut et Nid-de-Pie larguèrent les amarres une fois tout le monde sur le pont et ils disparurent sans un bruit fendant les eaux noires du Nil.

La ville était animée d’une effervescence rare pour une heure aussi avancée et ils pouvaient distinguer les silhouettes des soldats qui bloquaient les sorties de la ville tandis que d’autre patrouillaient entre les maisons à la recherche des fuyards. La présence d’une pirogue naviguant sur le fleuve aurait pu éveiller les soupçons des Anglais, mais à cette heure avancée, nombre de pêcheurs étaient en train de remonter leurs filets posés en début de nuit et ils purent aisément remonter le fleuve jusqu’à trouver refuse dans une anse créée par une île, quelques centaines de brasses en amont de la ville. Ils jetèrent l’ancre et se tournèrent vers Abu Kheldar.

— Vais-je enfin savoir ce que je fais ici ? demanda le voleur.

— Nous avons besoin de tes services, répondit Zélia.

Et en quoi puis-je vous être utile ? demanda-t-il en écartant les bras, interrogateur.

Dents-longue eut un regard horrifié en découvrant les mains du voleur à la lumière de la lanterne.

— Mais, il n’a pas de mains ! bégaya-t-il.

— Bien sûr que je n’ai pas de mains, je suis un voleur !

Furieux, le pirate sauta sur le capitaine de la pirogue et le souleva pas le col.

— Salaud, tu t’es bien gardé de nous dire ça. Tu voulais simplement que l’on libère ton ami, c’est ça ? et maintenant, il ne nous est d’aucune utilité.

— Repose-moi, idiot, et calme-toi. Laisse-moi expliquer.

— M’expliquer quoi ? Je vais te saigner, traître !

— Réputation Abu Kheldar bien après mains coupées, continua le capitaine.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Il a raison, répondit le voleur. Regardez mes mains. Les cicatrices ne datent pas d’hier.

Il mit ses mains sous la lumière de la lanterne. Les pirates eurent une réaction effarée.

— J’avais huit ans quand je me suis fait prendre pour la première fois. Pour une pomme. La sentence est tombée puis la hache sur mes doigts.

— Mais… pourquoi ont-ils coupé comme cela ? demanda Nid-de-Pie.

Les mains du voleurs n’avaient pas été amputées au niveau des poignets, comme c’est la coutume, mais en transmétacarpien, au milieu de la paume de la main. Cette technique beaucoup plus rare était réputée comme bien plus douloureuse. Et la douleur physique n’était rien comparé à la douleur morale de l’humiliation que cela procurait. En effet, le voleur arborait deux moignons inutilisables, bien plus laids que si les mains avaient été tranchées proprement à la base du poignet.

— Pour m’humilier. Et car c’est réputé plus douloureux. Mais ils en ont eu pour leur argent. Et ces articulations qu’ils m’ont laissées, je m’en sers pour ouvrir les coffres.

— J’ai du mal à y croire, maugréa Dents-Longues. Si je n’ai pas réussi à venir à bout du coffre, je ne vois pas comment cette homme sans mains y arrivera.

— Vous parlez d’un coffre, demanda le voleur. C’est pour cela que vous m’avez libéré.

— Oui, répondit Azimut. Nous avons volé le coffre de diamantaires hollandais. Mais nous n’avons pas pu en récupérer la clef, et il nous résiste depuis plusieurs jours. Nous avons pensé que tu pourrais…

— Et si je l’ouvre, qu’aurai-je à y gagner ?

— Une partie des diamants, répondit Zélia. Nous partagerons en sept.

— Je veux un quart, affirma Kheldar.

— Il est fou, laissez-moi l’embrocher, gronda Dents-Longues.

— Sans moi, pas de diamants. Ne vaut-il pas mieux trois quarts du trésor plutôt qu’un coffre plein mais inviolable ?

— N’oublie pas que nous t’avons sauvé la vie. Si tu préfères, nous pouvons te livrer aux Anglais, ils seraient ravis de te retrouver, répondit Zélia.

— Et nous récupèrerions la prime allouée à ta capture, ajouta Nid-de-Pie.

Abu réfléchit quelques minutes avant d’accepter.

— Va pour un septième ! Montrez-moi ce coffre.

Le voleur fut conduit sous bonne escorte jusqu’à la cabine où était remisée le coffre. En le voyant, il s’exclama :

— Un coffre de Nuremberg. Cela fait un sacré bout de temps que je n’en avais pas vu. Et vous avez volé ça à des diamantaires hollandais, vous dites ? Ils devaient tenir à leur cargaison, c’est un des systèmes les plus compliqués qu’il soit. Ils sont réputés inviolables, on les surnomme les vierges des mers.

— Et tu penses pouvoir en forcer l’ouverture ? demanda Nid-de-Pie.

— J’ai toujours eu un faible pour les pucelles, ironisa Abu Kheldar. J’imagine que vous avez essayé de forcer cette serrure ? demanda-t-il en désignant la serrure en acier sur laquelle Dents-Longues s’était cassé les dents.

— Oui, répondit-il. Et rien n’y a fait.

— C’est normal, cette serrure n’en est pas une, c’est un simple ornement destiné à tromper un œil ingénu. Une jolie femme comme celle-ci n’ouvre pas ses cuisses au premier venu, il faut apprendre à la connaître, l’apprivoiser. Il faut comprendre ce qu’elle essaie de nous dire…

Tout en parlant, il caressait le bois et le fer forgé de ses mains mutilées, faisant courir ce qu’il lui restait de paume sur les traverses et les rivets. Il s’interrompit alors et fit pivoter un rivet sur le dessus du coffre, révélant l’emplacement d’une serrure secrète.

— Tu vois, elle n’attendait que ça, de te livrer son secret, mais tu t’entêtais dans la mauvaise direction.

Il dégrafa ensuite la broche en or qui maintenait son sarouel et en inséra l’aiguille dans la serrure. Il ferma les yeux, essayant de sentir les moindres aspérités de cette dernière. Une fois satisfait, il plia la pointe de la broche, la tordit et la modela pour lui donner la forme d’une clef qu’il inséra dans l’ouverture du coffre. Lorsqu’il tourna la broche, on entendit le cliquetis d’un mécanisme qui se déverrouille et le coffre s’ouvrit. Il était plein à craquer de diamants de très haute qualité, et la lumière de la lanterne qui éclairait le coffre les fit scintiller, illuminant le navire d’un halo bleuté dans la nuit.

Le partage du butin leur prit une bonne partie de la nuit. Zélia compta en sept parts égales, une pour chacun des quatre pirates, une pour Adherbal, une pour Abu Kheldar et une pour le capitaine Berbère et son équipage. Ce dernier décida de répartir équitablement son butin entre lui et ses hommes. Elle prit ensuite les part de Dents-Longues, Azimut, Nid-de-Pie et la sienne et les regroupa, puis les sépara en deux. De la première moitié, elle tira trois petits diamants qu’elle donna au capitaine en paiement de leur trajet. Elle remisa le reste pour contribuer aux frais de la compagnie pour le reste de leur voyage. La seconde moitié fut de nouveau séparée en quatre pour chacun des pirates comme pécule personnel. Cette somme, bien qu’une infime partie du trésor initial, aurait été suffisante pour leur permettre de vivre grassement jusqu’à la fin de leurs jours.

— Allons nous reposer, proposa Zélia une fois le partage terminé. Demain, nous nous séparerons. Entre Van Verhagen et les Anglais, le Nil semble être une solution trop risquée pour la suite de notre trajet. Nous couperons par le désert.

Elle fit une pause et se tourna vers les deux nouveaux venus.

— Abu, Adherbal. Ce fut un plaisir de faire votre rencontre. Bonne route à vous.

Le colosse numide s’avança vers l’amazone, et déposa devant elle la moitié des diamants qu’elle venait de lui confier.

— J’ai bien réfléchi, et j’aimerai vous accompagner dans votre quête, dit-il. Ces quelques jours passés avec vous m’ont fait découvrir une vraie famille, et je me sens à ma place ici, avec vous. Si vous acceptez mon aide, voici la moitié de ma part, pour participer à l’effort commun.

— Je… Nous devons en discuter. Es-tu certain de ta décision.

— Absolument.

Abu Kheldar, qui avait écouté leur conversation d’une oreille, revint vers eux.

— Qui êtes-vous ? Et qu’est-ce que vous cherchez au juste ? Des pilliards de navires marchands ? Des justiciers contre les esclavagistes ? De simple pirates ? Je n’ai jamais vu une troupe aussi disparate que la vôtre.

— Je ne peux pas te donner beaucoup d’information sur notre mission, mais nous sommes à la recherche d’un trésor. Le trésor des Bénédictines. Voilà plusieurs mois que nous sillonnons les mers du globe à sa recherche, et nous avons laissé une grande partie de notre équipage derrière nous pour nous séparer en deux groupes.

— Un trésor dites-vous ? J’ai toujours travaillé en solitaire, mais je dois avouer que votre compagnie me plait. Et aux dires d’Adherbal, je serais tenté de poursuivre ma route avec vous. J’ai toujours secrètement désiré quitter l’Égypte et parcourir le monde. Si vous m’acceptez, je partagerai avec plaisir ma part du butin.

Zélia convoqua Dents-Longues, Azimut et Nid-de-Pie pour leur faire part de la proposition des deux hommes. Ils accueillirent unanimement la volonté du colosse Numide de les rejoindre, car chacun avait tissé des liens amicaux avec lui pendant les cinq derniers jours. Pour Abu Kheldar, les avis furent partagés. Nid-de-Pie objecta que prendre le voleur avec eux était un risque de plus d’attirer les Anglais à leur poursuite. Dents-Longues se demanda comment il pourrait leur être utile, dans les voiles du Renard, sans mains ni doigts. Finalement, Azimut leur rappela que tous autant qu’ils étaient, avaient été un jour des parias, et que la force de l’équipage de Surcouf résidait dans la disparité des hommes qui le composaient. L’Amazone revint vers Adherbal et Abu, et leur annonça que s’ils le souhaitaient toujours, ils seraient bienvenus parmi eux. Elle collecta la moitié de leurs diamants, et leur expliqua qu’ils étaient à la recherche du Trésor perdu des Bénédictines, et que pour cela, ils devaient récupérer les sept pièces du trésor. Elle leur montra la boussole de Chalais, et leur indiqua que leur prochaine étape se trouvait être le monastère de Constantine.

Pendant ce temps, Azimut s’approcha du capitaine berbère. Ce dernier contemplait les trois diamants que Zélia lui avait offert en paiement de leur trajet. Il semblait hypnotisé par les pierres, admirant chacun de leurs reflets. Elle le remercia pour ses conseils et son aide dans la navigation et l’établissement des cartes, ainsi que l’apport décisif de ses hommes dans la libération d’Abu et surtout dans la découverte de l’inutilité de la boussole. Il lui répondit, le regard toujours fixé sur les gemmes.

— Qui suit le Nil ne perd le nord.

Elle l’interpella, et lui demanda de répéter ce qu’il venait de dire.

— Qui suit le Nil ne perd le nord.

— C’est… mais oui, peut-être bien que… Zélia ! Zélia !

Elle demanda à l’Amazone de lui donner la boussole de Chalais.

— Pour quoi faire ? tu m’as dit toi-même qu’elle était inutilisable.

— Je dois vérifier quelque chose.

Elle arracha une lanterne des mains de l’un des rameurs et s’enferma dans la cabine. Elle déroula les cartes du Nil, et posa les deux boussoles l’une à côté de l’autre. La boussole de Chalais présentait désormais un écart de 21° avec celle de la trière hollandaise.

— A mesure que nous allons au nord, l’écart ne fait qu’augmenter… Peut-être bien que… Si seulement je pouvais calculer… voilà. Louxor /21° Assouan /16° Khartoum /6°. Il faudrait que… combien de milles entre Assouan et Louxor… et entre Khartoum et Assouan… si je prends le sinus de… non, le cosinus alors, oui, cela devrait se situer quelque part par là… et si je réalise le calcul à l’envers, depuis Louxor et Assouan, je trouve la position de… Khartoum ! Oui, ça y est, j’ai trouvé ! Zélia !

Les pirates firent irruption dans la cabine.

— Qu’est-ce que tu as trouvé ?

— Voilà, quand je suis allé parler à avec le capitaine, tout à l’heure, il m’a dit ceci : Qui suit le Nil ne perd le nord.

— Oui, et alors ? demanda Dents-Longues

— C’est un dicton connu, en Égypte, ajouta Abu Kheldar.

— Eh bien, c’est la phrase exacte que m’a dite un des sages de l’autel des navigateurs. Mais surtout, cela m’a rappelé une autre phrase énigmatique prononcée par les sages : L’Afrique est la mère qui a enfanté l’Homme. Cependant, dans votre quête, ce n’est pas la mère mais l’enfant, que vous cherchez. Sur cette Terre, seule la boussole peut vous guider jusqu’à son nombril.

— Et alors ?

— Et alors, je me suis dit, et si la boussole de Chalais n’indiquait pas le nord, mais un autre point sur le globe. Ce fameux « Nombril du monde ». Alors j’ai repris mes calculs, et j’ai trouvé que les rapports d’angles de la boussole correspondent avec un point situé quelque part en Palestine.

— Jérusalem ! S’exclama Zélia. Le nombril du monde !

Devant le regard interloqué de ses camarades, elle déroula un petit parchemin sur lequel elle avait noté la phrase que Surcouf et Azimut avait déchiffré sous la carte des Bénédictines.

Une fois les sept pièces de l’énigme réunies, rendez-vous au nombril du monde.

— Jérusalem est le berceau du christianisme, et de ce monde nouveau. La boussole de Chalais n’indique donc pas le nord, mais l’emplacement du Trésor des Bénédictines.

— Mais alors, comment ne nous en sommes-nous pas rendu compte ? demanda Nid-de-Pie

Azimut étala les cartes devant elle.

— C’est bien simple, regardez. Djibouti se trouve presque à la verticale de Jérusalem, aussi, à cette distance, la différence avec le nord véritable était infime, mais plus nous nous déplacions vers l’ouest et vers le nord, plus cette écart augmentait, c’est pour cela que nous avons loupé le Nil, coupant trop au sud.

— Si Jérusalem cache véritablement le Trésor des Bénédictines, ne devrions-nous pas tentez de le chercher là-bas ? demanda Abu Kheldar.

— Nous pourrions essayer, mais nous n’avons pas encore réuni les sept pièces de l’énigme objecta Azimut.

— Je pense que cette théorie mérite d’être vérifiée, trancha Zélia. Les sœurs de Constantine peuvent attendre, et le détour ne sera pas trop long. Nous ne savons pas où nous devons retrouver l’équipage du Renard, mais si la piste de Jérusalem s’avère fausse, nous leur éviterons ainsi une traversée bien superflue de l’Atlantique.

— Dommage que les oies soient parties il y a quelques jours, nous aurions été bien avertis de prendre l’avis de Surcouf sur cette question.

— Je vais prendre mes responsabilités. Dès demain, nous couperons par le désert, direction la mer rouge, et d’ici là, Jérusalem !

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