Chapitre 11 : Les pirates de Singapour

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La nuit venait de tomber lorsque le Renard entra dans le port de Singapour. Les bâtiments étaient cachés par un épais brouillard, et les voiles rouges des jonques alignées sur le quai ressemblaient aux nageoires dorsales d’immenses dragons des mers. Les pontons étaient éclairés par des rangées de lampions dont les lumières dansante jouaient avec les volutes de brume. Sans safran, il était impossible de manœuvrer le cotre et ils utilisèrent l’Argonaute comme remorqueur pour le conduire à quai en toute sécurité. Mircea fut le premier à sauter à quai. Comme chaque fois qu’il rejoignait la terre ferme après plusieurs jours passés en mer, il sentit son estomac remonter dans sa poitrine et fut pris de nausées. Oscar le rejoignit et l’aida à fixe les amarres sur les bites du ponton.

— L’Amérique, l’Afrique, et maintenant l’Asie, s’extasia-t-il. Moi qui pensais ne jamais quitter mon village alpin. Il y a quelques mois encore, je ne connaissais pas les noms de ces continent.

— Pondichéry aussi était en Asie, rectifia Oscar.

— Peux-tu arrêter de dénigrer et de corriger tout ce que je dis. C’est fatiguant, à la fin. Tout le monde sait que tu as reçu l’éducation d’un merveilleux précepteur…

— Je suis désolé. Vraiment.

Il tenta de se faire pardonner d’une caresse sur la joue de Mircea qui détourna la tête.

— Laisse-moi tranquille, Oscar.

— Arrêtez de vous chamailler, les interrompit Mériadec.

— Allons boire un verre, renchérit Hippolyte.

Les deux anciens gabiers de l’Hermione les prirent chacun sous le bras et les entrainèrent dans la taverne la plus proche. Ils étaient à peine plus âgés qu’Oscar et Mircea, et les plus à même de comprendre les deux jeunes garçons.

La taverne était un bouge sordide tenu par un homme dont la moitié du visage avait été brulé. Les tables étaient pleines à craquer de pirates issus de tout l’Orient, de la mer de Chine au Golfe du Bengale, en passant par Kyoto et Java. Ne trouvant pas de table de libre, les quatre compagnons s’assirent au bar. La bière qu’il leur servit avait un goût amer de mélasse.

— C’est quand même incroyable que Calloway retrouve toujours notre trace, fit Mériadec.

— Tu penses qu’il y a un traître à bord, comme le dit Rasteau ? demanda Mircea.

— Je ne sais pas… c’est comme s’il savait en permanence où nous allons.

— Peut-être a t’il appris quelque chose au sujet des Bénédictines, suggéra Hippolyte.

— Oui, mais il y a tellement de monastères. Comment peut-il savoir exactement ceux que nous recherchons, interrogea Mériadec.

— Je ne vous pas qui pourrait nous trahir, songea Oscar… les pirates sont tous tellement gentils avec nous…

— Tormund et Amund ? proposa Mériadec.

— Ils sont bien trop bêtes, répondit Oscar en éclatant de rire. Pic et Pof, c’est le bruit que ferait un cailloux en se cognant sur leur cervelle creuse.

Ils éclatèrent tous les quatre d’un rire bruyant.

— Et Andy ? demanda Hippolyte. Il faisait partie des instigateurs de la mutinerie contre Surcouf.

— Non, je ne crois pas, objecta Mircea. Il obéit au doigt et à l’œil de Singh, s’ils marchent ensemble, c’est la chinoise le cerveau des deux.

— Et pourquoi pas Rasteau ? évoqua Oscar. Comme le dit l’expression, c’est la poule qui chante qui fait l’œuf. Il est bien assez sournois pour faire semblant de s’offusquer de sa propre félonie.

Les quatre amis devisèrent ainsi, sirotant leur bière à la mélasse. Par petits groupes, l’équipage du Renard fit irruption dans la taverne. Rasteau, Tormund, Amund et Victarion prirent une table qui venait de se libérer. D’un geste de la main, le cuisinier héla deux prostituées qui vinrent s’asseoir sur les genoux des pirates, leur apportant par la même occasion des gobelet de rhum bon marché. Phaïstos, Alizée Tuba et Natu rejoignirent les quatre garçons au bar, tandis que Singh et Andy s’étaient isolés à une table à l’écart. L’entrée de son père fut accueillie par une clameur soudaine. Un homme assis à l’entrée reconnut aussitôt le vieux pirate.

— Eh, les gars, Ching Xao est parmi nous !

La plupart des pirates se levèrent et acclamèrent le nouvel entrant. L’artificier était une légende vivante dans ces contrées. Dès son plus jeune âge, il avait surpris par son ingéniosité et son goût prononcé pour la poudre et les feux d’artifice. Son crâne chauve était le résultat d’une expérience malheureuse qui lui avait brûlé une grande partie du crâne alors qu’il était encore enfant. Les bords vrillés de sa moustache qui tombaient jusque son sou menton faisaient évoquer deux mèches à canon. Son talent l’avait fait connaître dans toute la chine et il était devenu à vingt ans l’artificier personnel et le conseiller de l’empereur Qianlong. Les progrès que fit l’artillerie sous la direction de Xao permit à la dynastie Qing d’étendre considérablement son territoire et de consolider ses positions en Asie Centrale. La légende disait même qu’il avait fait naître sa fille Singh à grands coups d’explosifs, mais il était plus probable que la pauvre mère soit morte en couche, comme cela arrivait bien trop souvent. Ce qui était certain, cependant, c’est que le feu d’artifice que Xao avait donné pour célébrer la naissance de sa fille et commémorer le décès de sa femme était tellement grandiose qu’il provoqua la colère de l’empereur qui le força à l’exil. C’est à ce moment que l’artificier se tourna vers la piraterie, emportant avec lui sur les mers le couffin de Singh.

Les hommes se bousculèrent pour congratuler le pirate chinois. Surcouf, qui l’accompagnait, eut un rire amusé.

— On peut dire que ta réputation t’a précédée, mon ami.

— Xao, raconte-nous tes exploits, cria un homme.

— Et montre-nous tes dernières inventions ! demanda un autre.

— Nous verrons cela demain. Ce soir, célébrons mon retour !

Ils festoyèrent jusque tard dans la soirée, l’artificier monopolisant une grande partie de l’attention. Tous voulaient connaître le récit de ses pérégrinations. Certains étaient curieux de savoir ce que Surcouf avait offert pour s’attribuer les service de Ching Xao.

Lorsque le flux des questions se fut tari et la soif des pirates étanchée par le flot de bière et de rhum, ils décidèrent de quitter la taverne pour rejoindre le Renard. Surcouf sortit en premier, suivi de Mircea et Oscar. Alors qu’ils franchissaient la porte, un hurlement retentit. En se retournant, le corsaire aperçut un pirate malais qui se roulait par terre, la main gauche refermée sur le moignon sanglant de son poignet droit. Singh se tenait debout à côté de lui, son katana teinté d’un liquide vermeil. Elle regardait l’homme, un éclair de fureur dans les yeux. Les compagnons de ce dernier se levèrent et tirèrent leurs sabre. Andy, Mircea et Surcouf en firent autant. Le tavernier tira en l’air et beugla d’une voix grave.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Pas de ça dans mon auberge.

— Elle a tranché la main de Burhan, dit un homme en pointant Singh du doigt.

— Salope ! l’insulta un second. Tu vas crever !

— Arrêtez ! C’est ma fille, s’interposa Xao. Qu’est-ce qu’il t’a fait ? demanda-t-il à Singh.

— Il m’a pris pour une de ces catins, siffla-t-elle en crachant à la figure de l’homme toujours recroquevillé sur le sol. Il n’a eu que ce qu’il méritait.

Andy confirma que le pirate malais avait glissé sa main sous le kimono de la chinoise et tenté de l’asseoir sur ses genoux alors qu’elle s’était levée pour sortir. Surcouf et Xao mirent plusieurs minutes avant de faire retomber l’effervescence des pirates, mais ils parvinrent tout de même à juguler la révolte et éviter que la scène ne se termine en pugilat. Le tavernier désinfecta le moignon sanglant d’un rasade de rhum et s’apprêtait à cautériser la plaie à l’aide du tisonnier chauffé à blanc de la cheminée lorsqu’un homme l’interpella.

— Non, laissez-moi faire, je suis chirurgien.

— Comment ça ? demanda un acolyte du pirate mutilé.

— Je vais recoudre sa main. Je l’ai déjà pratiqué des dizaines de fois.

— Sorcier, tu crois pouvoir t’amuser à torturer mon ami, répondit l’homme. Il risque la gangrène.

— Laisse-le, coupa un second camarade de Burhan. Tu le connais, il ne supporterai pas de vivre ainsi diminué.

— Mieux vaut vivre ainsi que de perdre la vie, répliqua le premier.

— Laissons-lui le choix. Burhan ?

Ce dernier sanglotant, tenant toujours son moignon.

— Vous pensez en être capable ? demanda-t-il.

— J’en suis certain, assura le chirurgien.

— Alors, laissez-le faire, trancha Burhan.

— Je… je peux vous assister ? demanda Alizée.

L’homme accepta. Les trois compagnons du dénommé Burhan le portèrent jusqu’au domicile du chirurgien, une cabane sur pilotis situé le long d’un canal de Singapour. Alizée les suivit, accompagnée de Phaïstos qui ne voulait pas laisser la voleuse des voiles seule en si mauvaise compagnie.

Le chirurgien malais fit installer Burhan sur sa table d’opération, et mit de l’eau à bouillir pour stériliser ses instruments. Il fit fondre de la poudre d’opium et en injecta une bonne quantité dans la veine du pirate qui s’endormit, ses muscules se relâchant d’un coup. Il fit un garrot au-dessus du poignet pour arrêter le sang de couler et l’attacha solidement par des lanières de cuir fixées à la table. Il demanda à Phaïstos et aux trois compagnons de Burhan de le tenir solidement pendant qu’il opérait. Il commença par nettoyer la main coupée, en retirant les chairs viciées. Puis il répéta l’opération sur le moignon du poignet. Dès qu’il toucha la peau du pirate, ce dernier se réveilla et se débattit de toutes ses forces. Les quatre hommes durent peser de toutes leurs forces pour le maintenir immobile. Le chirurgien, qui s’avérait lui aussi être malais, expliqua à Alizée comment la main était innervée et vascularisée. Il lui montra les différents tendons et les muscles qui les actionnaient pour faire bouger les doigts comme un marionnettiste qui tire sur les ficelles de son pantin de bois. Il sutura les veines radiales et ulnaires, puis les artères du même nom. Un fois le dernier point réalisé, il libéra le garrot, et la main devenue grisâtre reprit une couleur rosée. Il observa pendant une minute le sang circuler afin de voir si les sutures tenaient, puis remis le garrot. Un muscle après l’autre, tendon après tendon, il raccorda les structures du moignon et de la main. Alizée écartait les bords du champ opératoire d’une main et approchait la lueur d’une lanterne de l’autre, pour permettre au chirurgien d’avoir la meilleure vision possible. Tout en opérant il lui expliquait les différentes couches de tissu et leurs fonctions. La jeune femme était subjuguée par la technique et les connaissances du chirurgien, tandis que les quatre hommes dégoutés réprimaient des haut-le-cœur. Lorsqu’il ne restait plus que la peau à suturer, le chirurgien Malais demanda à Alizée si elle voulait prendre sa place. La jeune femme accepta l’honneur qui lui était fait et pris en main l’aiguille en acier recourbée à sa pointe. Guidée par les conseils de son maître, elle fit entrer et sortir le fil de soie dans la peau du pirate, et les bords de la peau se rapprochèrent à mesure qu’elle resserrait ses points. Finalement, l’aiguille sortit une dernière fois, et Alizée noua les deux bords du fil en un ultime point. Épuisée, le front suant à grosses gouttes, elle s’assit sur la chaise et avala d’un trait le verre d’eau que lui tendit Phaïstos.

— Tu es très douée, la congratula le chirurgien. Mais il n’est pas tiré d’affaire pour autant. Il va nous falloir le veiller attentivement, et dépister les premiers signes de l’infection. Si tu le souhaite, je pourrais t’apprendre ce que je sais de la chirurgie.

La jeune femme accepta. Le chirurgien lui ordonna d’aller se reposer, et Phaïstos l’accompagna jusqu’au Renard. La matinée était déjà bien avancée lorsqu’ils sortirent de la cabane, et la brume s’était dissipé, dévoilant un port immense où s’alignaient des navires de toutes tailles et de tous horizons. Elle ne prit pas le temps de se déshabiller, et se jeta dans son hamac, à bout de forces. Tous les muscles de son corps lui faisaient mal. Elle sombra aussitôt dans un sommeil sans rêve. Elle ne fut même pas réveillée par l’agitation qui régnait au dehors.

Car en effet, vers midi, la foule s’amassa autour du cotre corsaire. La rumeur de la présence de Xao à Singapour s’était répandue – c’est le cas de le dire – comme une trainée de poudre et tous voulaient avoir connaissance des dernières inventions du chinois. Le Nautilus fut le premier à attirer la curiosité des badauds. Tous se demandaient ce qu’était cet étrange animal à peau de phoque de la taille d’une orque. Tuba fut fier d’exposer à tous son invention. Oscar et Mircea disparurent dans le vendre de la bête qui fut mise à l’eau. Mircea actionnait le pédalier tandis qu’Oscar barrait. Ils firent le tour du port avant de s’immerger. Les applaudissement ravis laissèrent place à des cris d’épouvante lorsque le Nautilus disparut sous l’eau. Tuba rassura les pirates malais en leur expliquant le fonctionnement du submersible. Les eaux turquoise et peu profondes de la baie de Singapour permirent à tous de discerner la silhouette sombre se déplacer sous l’eau à la manière d’un grand rorqual gris. Ils préférèrent cependant garder secrète l’ingénieuse idée de la charge placée au bout du nez du sous-marin, afin de conserver l’effet de surprise qui leur avait déjà servi à plusieurs reprises.

Ce fut ensuite au tour de Wardin et de son gorfou d’épater l’assistance. Andy libéra les amarres de deux barques qu’il laissa dériver dans la baie. Le fauconnier équipa son manchot du harnais auquel Xao attacha le baril de poudre calfaté qui avait éventré le Surprise quelques semaines plus tôt. L’animal fondit sur sa cible qui explosa dans une gerbe d’eau sous les acclamations stupéfaites des spectateurs hilares.

Surcouf arrêta là les démonstrations, et demanda aux pirates de revenir le lendemain, où Xao ferait les démonstrations de ses dernières inventions. Les pirates protestèrent mais finirent par accepter la décision du corsaire. Tous se retirèrent, les conversations ne tournant qu’autour des merveilleuses inventions de l’équipage du Renard. Rasteau, Skytte et Xao convoquèrent Surcouf dans sa cabine. Le cuisinier écumait de rage.

— Pourquoi avoir congédié ces pirates au moment où Xao allait leur vendre les mérites de ses boulets chaînés ? demanda-t-il.

— Ils seraient prêts à les acheter à prix d’or, assura l’artificier.

— Et nos caisses sont vides, renchérit le quartier-maître.

— Tu as complètement perdu la tête, s’emporta Rasteau. Voilà des mois que nous n’avons pas fait le moindre gain, et nos réserves s’amenuisent de semaine en semaine. Nous tenions là une manière idéale de renflouer nos poches.

— Et sans verse la moindre goutte de sang, ajouta Skytte.

— Qui voudra acheter un Nautilus ou un gorfou ? Ils ne sont même pas à vendre, conclu Xao.

Surcouf les laissa dire, et attendit que leurs reproches ne se tarissent avant de prendre la parole.

— Mes amis, vous n’avez rien compris au but de la manœuvre de cet après-midi. Nous ne vendrons jamais de submersible ni de gorfou à ces pirates, et nous n’en avons jamais eu l’intention. Mais nous avons attiré leur curiosité. Il y avait une vingtaine de curieux lorsque nous avons commencé et leur nombre n’a fait que croître au fil de nos démonstrations. Ils étaient près d’une cinquantaine lorsque je les ai congédiés. Vous les avez entendus, ils n’avaient qu’un mot à la bouche : le gorfou et le submersible. Que croyez-vous qu’ils vont faire, ce soir.

— Ils iront dans les tavernes, proposa Skytte

— Et répèteront ce qu’ils ont vu, dit Xao qui avait compris où le corsaire voulait en venir.

— Exactement. Avant minuit, vous entendrez dans toutes les tavernes de Singapour le récit de nos exploits. Et je suis prêt à parier que d’ici demain, on entendra parler d’un submersible aussi grand qu’une baleine capable de plonger au plus profond des abysses, et d’une armée de dauphins dressés par Wardin qui aurait coulé le Santissima Trinidad sur un claquement de doigt du Danois. Vous savez comme moi que les récits des pirates sont gonflés et déformés par l’alcool, et dès demain, je vous assure que ce sont des centaines d’entre eux qui s’arracheront les inventions de Xao. Et nous remplirons nos caisses. Rasteau, réunit l’équipage. Je veux que nous nous fassions le relai de ces rumeurs, et que demain, le pont sur lequel nous nous amarrons croule sous le poids de l’or des pirates de Singapour !

Les trois hommes furent convaincus par le discours de leur capitaine. Ils investirent les tavernes les plus fréquentées du comptoir pirate, et furent contraint d’admettre que Surcouf avait raison. Les hommes ne parlaient que de ça, et chacun y allait de son superlatif.

Alizée se réveilla à la nuit tombée. Phaïstos l’accompagna jusqu’à la cabane du chirurgien. Les trois amis de Burhan veillaient sur le malade. La jeune femme inspecta les cicatrices. La peau était fine et fragile, mais les points avaient tenu, et il ne saignait pas. Les pouls radiaux et ulnaires battaient régulièrement, et la main avait une jolie couleur rosée. Le chirurgien se félicita de la réussite de l’opération. Le pirate mutilé dormait encore lorsqu’elle était arrivée, mais il se réveilla sous les manipulations d’Alizée. Il hurla et se débattit, son bras droit toujours solidement fixé à la table. La douleur était insupportable. Le chirurgien lui injecta une nouvelle dose d’opium, et il sombra de nouveau dans un demi-sommeil.

— Comment va-t-il ? demanda la voleuse des voiles.

— Il ne s’en sort pas mal. Mais il est très faible et a perdu beaucoup de sang. Il refuse de s’alimenter, et hurle chaque fois qu’il se réveille. La douleur est trop forte pour être supportable et je suis obligé de lui donner de grandes doses d’opium, pour le maintenir dans un état semi-comateux.

— Et la greffe ?

— La greffe a bien pris. Mais s’il ne mange pas, il ne tiendra pas plus de trois jours.

— Et toi non plus, maugréa l’un des acolytes qui affutait son sabre, assis dans un coin de la pièce.

Alizée et le chirurgien échangèrent des regards inquiets. Elle lui demanda d’aller se reposer tandis qu’elle veillait le malade. Il lui expliqua comment dose l’opium et alla s’allonger dans la pièce attenante. L’homme se réveilla toutes les trois heures, la douleur gagnant sur la drogue. Chaque fois, elle lui tendit une cuillérée de soupe qu’il faisait voler à l’autre bout de la pièce, réclamant sa piqûre. Au troisième réveil, elle parvint tout de même à lui faire avaler deux grandes gorgées du liquide brûlant. Au petit matin, le chirurgien la releva, et elle prit sa place dans la pièce meublée d’un unique futon en plume d’oie. Phaïstos s’allongea à côté d’elle. Ils s’unirent dans une étreinte silencieuse et passionnée avant de tomber dans les bras de Morphée, enlacées l’un autour de l’autre.

Comme l’avait prédit Surcouf, une foule compacte s’amassa sur le ponton d’amarrage du Renard dès les premières lueurs du jour. Vers dix heures du matin, l’équipage était prêt pour la démonstration. Xao, entouré de Tag et Heuer, fit une présentation de ses dernières inventions. Tuba avait préparé le canon de douze livres du flanc tribord du cotre. Un peu en retrait, Surcouf regardait ses hommes manier la langue du commerce aussi habilement qu’ils maniaient les gréements du navire. Rasteau se tenait à son côté, bras croisés, observateurs.

— Je dois admettre que vous aviez raison, capitaine. Votre stratégie a rameuté la moitié de la ville.

— Tu me tutoies, maintenant ? Aurais-je gagné ton respect.

Le cuisinier grogna.

— Nous verrons bien. Il faut maintenant qu’ils achètent nos armes.

Xao commença la démonstration avec des boulets chaînés. Deux boulets reliés l’un à l’autre par une chaîne métallique. Lorsque Tuba visa sur le port une lanterne fixée au sommet d’une poutre de bois, les boulets virent s’enrouler autour du poteau et le brisèrent, l’entrainant avec elles plusieurs dizaines de pieds en arrière. Cette invention n’était pas la dernière de l’artificier, et les marines britanniques, française ou encore espagnoles avaient déjà copié son idée, mais elle n’était pas encore très répandue ni connue de tous.

— Imaginez les dégâts que cela produirait sur un mât ou des gréements, dit-il.

— J’en veux cinq cents livres, cria un homme.

— Et moi deux cents ! répliqua un autre.

Skytte notait les commandes. Tag et Heur présentèrent tour à tour les boulets incendiaires qui avaient fait des ravages lors de l’attaque du Surprise dans le détroit de Palk. A l’entrée du port, il y avait une statue de Merlion, une chimère à tête de Lion et queue de Sirène qui était devenue l’emblème de Singapour. Tuba visa, et tira. Le boulet frappa la statue de bois de plein fouet, réduisant en miettes la partie inférieur de l’animal. Aussitôt, la tête de lion restée intacte se para d’une crinière de flammes sous le contact du métal brulant. Les cris d’acclamations retentirent dans l’assemblée et les commandes reprirent de plus belle.

Finalement, Xao s’approcha de Tuba et lui tendit sa dernière invention : le boulet creux. A quelques centaines de mètres de leur position, il y avait sur le port une cabane de pêcheur à l’abandon. Tuba visa, et tira. En touchant sa cible, le boulet creux repli de poudre explosa, faisant voler en éclats la cabane qui fut réduite à un fétu de paille. Un homme s’exclama :

— Holà !, c’était ma cabane ! j’aimais aller y pêcher le soir.

— Et baiser ta maitresse, s’exclama un second, goguenard !

— Nous te dédommagerons, le rassura Surcouf. Qui veut acheter des boulets creux ?

Une fois encore, les commandes reprirent.

Heuer s’approcha du capitaine.

— Les fourneaux du Renard ne seront pas assez gros pour produire une telle quantité de munitions dans le temps qui nous est imparti.

— Je sais, nous demanderons à Phaïstos d’utiliser les fourneaux de la ville. Où est-il ? d’ailleurs ?

— Avec Alizée, répondit Mircea.

— Trouvez-le, ordonna le corsaire. Il nous faut fabriquer ces boulets au plus vite. Skytte, as-tu bien noté toutes les commandes ?

— Oui, capitaine, et j’ai demandé une avance de trente pour cent qui nous permettra d’acheter les matières premières nécessaires. Nous allons renflouer nos caisses, capitaine ! je vous le garanti.

— Parfait, voilà qui devrait calmer la grogne des plus cupides d’entre nous.

Phaïstos fut réveillé par des coups portés à la porte de la chambre. Alizée, recroquevillé entre ses bras, dormait, la tête appuyé sur le torse musclé et tatoué du Bonefray.

— Ouvre. C’est moi.

Il reconnut la voix mélodieuse de Singh. Il réveilla Alizée, se leva, et ouvrit la porte. Singh aperçut dans l’angle de la pièce la voleuse des voiles en train de s’habiller.

— Tu ne perds pas ton temps, dit-elle, amusée. Allez, viens, tu as du travail, Tu as trois jours pour fabriquer deux tonnes de boulets.

Phaïstos grogna et suivit la guerrière chinoise. A l’entrée, un des acolytes de Burhan la reconnut.

— Attends un peu. C’est toi la salope qui a coupé la main du patron. Eh les gars, venez, on va lui faire la peau, à cette…

Avant même d’avoir fini sa phrase, Singh avait dégainé son couteau et plaqué la lame sous la gorge du pirate.

— N’essaye même pas… dit-elle, une lueur animale dans le regard.

L’homme déglutit et de dégagea, laissant libre la sortie.

Une fois apprêtée, Alizée se rendit au chevet de Burhan.

— Comment va-t-il ? demanda-t-elle.

— Mieux. Il a mangé presque tout son bol de soupe, mais il reste très faible. Les sutures ont commencé à suinter d’un liquide purulent. J’ai peur que l’infection ne se répande. J’ai rincé abondamment et appliqué des cataplasmes. Il faut surveiller sa fièvre.

Alizée veilla le malade toute la nuit. Toutes les 3 heures, Burhan se réveillait de douleur lorsque l’opium commençait à s’évacuer de son sang. Mais il arrivait cependant à lutter contre la douleur et il mangeait avec un appétit vorace. Elle nettoya ses plaies. Au petit matin, la fièvre le prit.

Les jours suivant passèrent à une vitesse considérable. Pendant que Phaïstos forgeait jour et nuit les boulets commandés par les pirates de Singapour, Alizée se relayait avec le chirurgien malais au chevet du mutilé. La fièvre ne fit qu’empirer. Les délires de Burhan s’aggravaient, la fièvre se cumulant aux effets de l’opium. Une odeur pestilentielle provenait de sa main, qui avait doublé de volume sous l’œdème. Un liquide blanchâtre suintait en permanence des sututes. Le troisème jour, les doigts du pirate commencèrent à noircir.

— Il faut amputer, annonça le chirurgien.

— Hors de question, interdirent ses acolytes. Tu as juré de sauver sa main. Sauve-la, où tu périras.

Alizée veilla bravement le malade toute la nuit. Le jour venu, elle demanda au chirurgien si elle pouvait aller se reposer sur le Renard, l’odeur de pourriture ayant imprégné toute la maison, si bien qu’elle avait la nausée au moindre pas. Il accepta et elle traversa le port, encore pris dans les brumes matinales. Une certaine effervescence entourait le cotre. La plupart des livraisons avaient été honorées, et les pirates se relayaient pour payer Skytte, qui répartissait les gains. Rasteau avait pris la direction du ravitaillement, et il organisait le chargement des vivres nécessaires pour leur voyage jusqu’à Guangzhou. Alizée s’allongea dans son hamac et sombra immédiatement. Elle eut un rêve étrange.

Un homme sans mains était allongé sur une table. Autour, dans des bocaux alignés sur les étagères des dizaines de main étaient alignées. Alizée était occupée à opérer le malheureux, tandis que des dizaines de cadavres aux mains étranges étaient alignées sur le sol, dans un coin de la pièce. Des femmes avaient des mains d’homme, des hommes noirs avaient des mains de femmes blanches, un enfant avait une main de singe. Tag s’approcha de la chirurgienne en plein travail. Il marchait sur deux jambes de bouc suturées au niveau de ses moignons. Derrière lui, Natu préparait un onguent…

Natu préparait un onguent… Natu...

Alizée se réveilla en sursaut.

— Natu ! s’exclama-t-elle, mais oui !

Elle sauta de son lit et chercha l’amérindien.

Il était en train de manger une soupe de vermicelles.

— Natu, j’ai besoin de toi. Tu as sauvé Tag de la fièvre. J’ai besoin de ton aide, il en va de la survie d’un homme. Vite.

Elle l’entraina à la hâte sur les pontons de bois jusqu’à la cabane du chirurgien Malais. Elle grimpa quatre à quatre les marches de l’escalier et entra dans la pièce. L’odeur de chairs en putréfaction la saisit et elle échappa un haut-le-cœur. La pièce était plongée dans le noir complet.

— Il y a quelqu’un ?

Seul le silence lui répondit. Elle craqua une allumette et alluma la lampe à huile posée sur le bureau. La pièce s’emplit d’une lueur orangée. Elle s’approcha du corps de Burhan, allongé sur la table. La gangrène avait progressé. Il était immobile. Elle toucha son bras valide d’une main tremblante. Froid. Mort. Elle leva la lampe plus haut pour éclairer la pièce et vit le corps sans vie du chirurgien, pendu à une poutre du plafond. Elle fut parcourue d’un frisson et sentit un mouvement dans son dos. Elle se retourna juste à temps pour voir la lame s’abattre sur elle. Elle se protégea par réflexe avec la lampe. La lame brisa le tube de verre et la pièce retomba dans l’obscurité.

— Sorcière, tu l’as tué, dit une voix.

— Tu vas payer pour tes crimes, répondit une autre, à l’autre bout de la pièce

— On va te faire la peau, dit une troisième.

Alizée tira la dague accrochée à son tibia en permanence. Elle retint son souffle, à l’affût du moindre bruit, du moindre mouvement suspect. Une planche craqua. Elle se fendit en avant, dans la direction d’où provenait le bruit. La lame s’enfonça dans la chair tendre du vendre d’un de ses assaillants. Elle tira sa lame et l’homme s’effondra, ses viscères se répandant sur le sol. Un homme en avait profité pour la contourner, elle se retourna pour parer le coup d’estoc. La poignée de sa dague bloqua la lame à moins d’un pouce de son visage. Elle lui envoya une coup de botte dans l’entrejambe. L’homme eut le souffle coupé sous le choc. Il tomba à genoux, les mains protégeant inutilement ses attributs meurtris. Alizée abrégea ses souffrance d’un coup bien placé à l’arrière de la nuque. Alors qu’elle se redressait, elle sentit autour de son cou l’étreinte mortelle des mains du troisième homme. Elle se souvenait de son visage, c’était le plus fort des trois acolytes de Burhan. Par réflexe, elle avait porté les mains à son cou pour se protéger, et avait laissé échapper sa dague. Ses jambes battaient l’air inutilement. Elle tenta de se débattre, griffant les avant-bras et le visage de son assaillant de toute la force de ses ongles manucurés. Mais rien à faire. Les mains maintenaient leur emprise meurtrière sur son cou. Elle sentait l’oxygène vital si proche, et pourtant inaccessible. Elle repensa à son enfance, à Phaïstos, à ses exploits dans les voiles, aux jambes de Tag, à la main de Burhan, aussi noire que devenaient ses poumons sans air. Elle sentit la mort lui ouvrir les bras. Son souffle frais siffla à son oreille…. L’homme cria, desserra son étreinte, et s’effondra, inerte. Natu rangea sa sarbacane et s’approcha d’Alizée, qui reprenait sa respiration.

— Il y en a d’autres ? demanda-t-il

— Nnnnn non.. ils n’ét… n’étaient que tr… trois… répondit-elle, haletante.

— Viens. Filons d’ici.

— Attends.

Alizée prit la lampe à huile qui était dans la petite chambre attenante et l’alluma. Elle la posa sur la table où reposait le corps inerte de Burhan. Elle l’examina. L’infection s’était étendue, ce qui avait probablement causé la mort du pirate. Pourquoi n’ai-je pas pensé à Natu plus tôt ? Elle s’en voulait terriblement. Elle détacha le cadavre du chirurgien et l’allongea sur le sol.

— C’était un homme bon. D’une grande sagesse. Il ne méritait pas de finir ainsi.

— Allons-y maintenant, la pressa Natu.

— Juste une minute.

Elle farfouilla sur les étagères de la pièce, et prit des dizaines d’ouvrages. Il y avait là des planches d’anatomie et des traités de médecine de différents pays. Le chirurgien en avait annoté, corrigé et raturé certaines. Il avait même dessiné ses propres planches du réseau veineux du visage. Elle porta les énormes volumes à bout de bras et sortit derrière Natu dans la nuit noire. Si le voyage jusqu’à Ghuanzhou n’était que l’affaire de quelques jours, le retour vers les caraïbes serait long et monotone et elle pourrait les étudier à sa guise.

Le lendemain, le Renard était prêt à appareiller, les cales pleines de provisions, et les coffres pleins de l’or des pirates de Singapour. Et comme les bonnes nouvelles n’arrivaient jamais seules, les trois oies de Wardin firent leur apparition à l’est. Balaïkhan fut le premier à les repérer. En quelques battements d’aile puissant, il les avait rejointes, entamant dans les airs un ballet de bienvenue, bientôt rejoint par Hermione et Leevi. Les oies se posèrent sur le pont du cotre, et firent la fête à leur maitre.

Surcouf s’approcha du Fauconnier.

— Alors ? Portent-elles des nouvelles de Zélia ?

— Il y a un message, répondit Wardin en lui tendant une petite fiole de verre.

Le corsaire l’ouvrit et reconnut l’écriture fine et penchée d’Azimut.

— Tes oies ont rempli leur mission. Je me demande comment elles ont fait, mais Azimut nous a répondu. Ce qui prouve qu’elle est toujours vivante. Je vais aller décrypter le message.

Le corsaire s’enferma dans sa cabine et prit le code Vigenère. Quelques minutes plus tard, Rasteau entra.

— J’ai vu que les oies étaient de retour. Quelles sont les nouvelles de Zélia ?

— Elles sont bonnes, répondit Surcouf. Eux aussi ont réussi à se remplir les poches, apparemment, et dérobé le coffre d’un diamantaire Hollandais.

Le cuisinier éclata d’un rire gras.

— Ma main à couper que c’est une idée de Dents-Longues ! Celui-là ne perd rien pour attendre !

— Ce n’est pas tout, Azimut a découvert que malgré le travail des Sages, la boussole de Chalais est toujours inutilisable. Ils ont failli se perdre dans les collines éthiopiennes et ont eu du mal à trouver le Nil. Mais ils nous ont écrit depuis Assouan, ils ont donc bien avancé et ne tarderons pas à bifurquer par le désert. Espérons qu’ils ne s’y perdent pas et trouve rapidement la pièce de Constantine.

— Espérons-le. Cette histoire de boussole est tout de même curieuse. La réputation des Sages de l’autel des Navigateurs est indéniable…

— Tu as raison. Et ce n’est pas tout. Ils ont fait la connaissance d’un guerrier Numide du nom d’Adherbal. Il était esclave des Hollandais et les a aidés à dérober le coffre.

— C’est une bonne nouvelle. La renommée de ces guerriers n’est pas à faire, et je suis ravi de savoir Zélia suffisamment sage pour s’entourer des meilleurs éléments. Bonne soirée, capitaine, je vais prévenir l’équipage de ces heureuses nouvelles.

Il inclina le menton en signe de révérence et s’éloigna. Surcouf l’interpella.

— Rasteau !

— Oui, capitaine ?

— Merci. J’ai pris la bonne décision en te nommant second. Tu as changé. Je peux compter sur toi.

Le cuisinier maugréa un borborygme de remerciement et s’éloigna. Malgré son imposante carrure, il ne put dissimuler les rougeurs qui lui montaient aux joues.

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